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La justice transitionnelle : ses buts et perspectives

Les paradigmes de transition peuvent grandement varier. Comme nous l’indique Andrieu : la « transition », dans des cas comme le Rwanda, la Yougoslavie, l’Afrique du Sud, la Lybie et la Tunisie, est un concept fluide, différent selon les cas, et qui dépend davantage du contexte que les pays doivent traverser (génocide, guerre civile, cinquante and d’Apartheid, dictature tribale ou un autoritarisme), que la société vers laquelle ils tendent. Pour ne citer qu’un exemple, prenons le cas de la Tunisie qui, après la chute de Ben Ali, se trouvait dans une situation post autoritaire. Dans ce contexte, un des mandats clés de la JT est la corruption. Il s’agit d’un point crucial : si, d’un côté, cette fluidité démontrait qu’il n’existe pas un « idéal- type » de processus de la JT29, d’un autre côté, cela nous indique que chacun des mécanismes de la JT doit être pris en considération s’il peut s’adapter à n’importe quel contexte. Puisque le large éventail des différents paradigmes peut nous mener à choisir un chemin transitionnel plutôt qu’un autre, il serait nécessaire d’évaluer le lien entre les mécanismes et les procédés qui sous-tendent la transition ; puis analyser les différentes options possibles qui permettent aux éléments d’interagir entre eux.

Dans le chapitre 2, nous analyserons les deux perspectives principales dépendamment de leurs propositions, de leurs plans et de leurs principaux points forts et faibles. Dans cette partie, cependant, nous préférons nous concentrer sur les relations qui relient les différentes composantes d’une transition.

Contrairement à ce qui a été énoncé précédemment, nous souhaitons démontrer qu’il est en effet possible de trouver un mécanisme commun applicable à tous les contextes : celui de la mémoire collective. En effet, alors que chaque transition présente des défis spécifiques et particuliers pouvant les amener à chercher de nouveaux outils (tel que le problème de la corruption en Tunisie, ou encore le cas des enfants nés d’un viol en ex-Yougoslavie), la mémoire collective, quant à elle, semble être l’élément clé, commun à tous, dont les raisons relèvent de la mémoire ontologique même. La mémoire est un témoin important du passage

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Andrieu, K., La justice transitionnelle. De l’Afrique du Sud au Rwanda, Collection Folio Essais, Gallimard, 2012

d’un état (conflit) à un autre (paix). Elle pourrait être définie comme un dialogue ouvert sur le passé, prêt à le comprendre et donc à prendre en charge son héritage. Ceci correspondant généralement aux rôles que se fixe chaque transition. Ainsi, la mémoire collective semble non seulement être un outil de réconciliation, mais également une fin en soi. Elle peut donc être vue comme un mécanisme ou comme un objectif à atteindre. C’est la raison pour laquelle, une analyse des objectifs de la JT, en lien avec les processus de construction de la mémoire collective, est maintenant nécessaire.

Dans une logique de construction d’une mémoire collective, les personnes conservent l’information et reconstruisent leur passé collectif. Ainsi, la mémoire collective peut être considérée comme un processus basé sur le rassemblement de l’information (truth-seek) et qui tend vers une réconciliation entre les membres d’une société donnée. Collecter ses données présuppose un nombre important de questions à poser et de réponses à compiler. Afin de construire une mémoire collective, les questions suivantes doivent être posées :

1- De qui s’agit-il ? Ceci établit l’identité de l’agent et son rôle ; 2- Que s’est-il passé ? Ceci clarifie les actions de l’agent ;

3- Où et quand cela s’est-il passé ? Ceci place l’agent et ses actions dans le contexte exact ; 4- Pourquoi cela s’est-il passé ? Ceci met en lumière les motivations de l’agent ;

5- Quelles ont été les conséquences des actions de l’agent sur les autres agents ? Ceci tend à éclaircir les répercussions qu’ont eues les actions de l’agent.

Elaborer une mémoire collective revient sommairement à répondre à ces questions. Elster a travaillé sur la première question et a mis en place un groupe de six acteurs jouant tous un rôle important pendant le processus de transition30. Dans ce qui suit, nous nous pencherons sur l’analyse des catégories d’agents d’Elster et tenterons de comprendre de quelle manière ces catégories s’accordent avec les catégories d’action principales, telles que décrites par Andrieu. Nous procédons ainsi pour trois raisons : (A) cette contre-vérification nous permet de montrer l’interaction entre les objectifs des catégories d’actions et le rôle des acteurs pendant la transition ; (B) en nous appuyant sur l’analyse de Pablo de Greiff, nous pouvons observer ce

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qui se passerait si l’un des éléments de l’interaction était négligé ou au contraire priorisé pendant la transition ; (C) une fois l’interaction établie, nous serons en mesure de répondre à notre question initiale, à savoir si la mémoire collective peut être davantage considérée comme un outil, comme un objectif ou les deux.

Comme nous l’explique Elster dans son ouvrage Closing the Books, la transition se compose en un groupe de six acteurs :

 Les délinquants, du plus coupable au moins coupable, les fanatiques, les opportunistes et les conformistes ;

 Les victimes, qui ont subi une « souffrance matérielle », une « souffrance personnelle » et une « souffrance intangible » ;

 Les bénéficiaires, qui ont reçu des bénéfices des souffrances subies par les victimes ;  Les aidants, qui tentent de soulager ou empêcher les souffrances ;

 Les neutres ou observateurs ;

 Les saboteurs, c’est-à-dire ceux qui ont combattu ou pris position contre les délinquants qui détenaient encore le pouvoir31.

Considérons à présent le lien entre les actions et les acteurs selon cette analyse (qui a fait quoi, et donc, qui doit être inclus dans telle catégorie d’action), en adoptant un point de vue atomiste pour procéder à la contre-vérification annoncée en (A).

Comme nous l’avons démontré précédemment, la justice légale implique une poursuite des responsables et un rétablissement de la règle de loi et une réforme des systèmes de justice et de sécurité. Donner la priorité à ses actions – et donc se focaliser sur les procès, l’amnistie et la (re)modélisation du système juridique – semble considérer en premier la catégorie d’action des délinquants. Puisque les saboteurs doivent être analysés comme étant à l’opposé des délinquants, ces actions peuvent également les concerner. Par conséquent, en terme de mémoire collective, ils peuvent être assimilés, à la fois officiellement et non officiellement, à ceux qui sont restés du bon côté de l’histoire lors du précédent régime. La catégorie des

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Elster, J., Closing the Books. Transitional Justice in Historical Perspective, Cambridge University Press, 2004. pp 80 et seq.

victimes, quant à elle, pourrait également obtenir un réel statut (même si l’on peut aisément imaginer qu’elles soient malheureusement ignorées lors d’un procès). En d’autres termes, si nous poursuivons avec une perspective atomiste, l’objectif principal serait de retrouver les délinquants ; et les conséquences indirectes nous mèneraient à la reconnaissance des victimes et des saboteurs; de telle sorte que les autres groupes (neutres, aidants et bénéficiaires) se retrouveraient au deuxième plan, avec le risque d’être totalement négligés par les tenants de la JT.

Il va sans dire qu’omettre certains groupes d’acteurs pourrait entrainer de graves conséquences. En effet, si ni les aidants, ni les bénéficiaires ne sont reconnus pour les rôles qu’ils ont joué, alors les citoyens peuvent être amenés à penser que risquer leur vie pour aider quelqu’un est moins important qu’être bénéficiaire. Le pire scénario dans ce cas-là, serait que les citoyens apprennent qu’il est plus avantageux de joindre les rangs des bénéficiaires. La conséquence directe serait alors la diminution de l’engagement politique, accompagnée d’un impact grave sur la confiance civique, puis la réussite même de la transition.

Si nous nous penchons désormais sur la catégorie d’action de la justice réparatrice, nous pouvons remarquer qu’elle s’occupe de faire le point sur ce qui réellement passé, sur la guérison des victimes et la reconstruction des communautés à travers la réconciliation et la mémoire collective, et plus spécifiquement à l’aide de commissions de vérité. La justice réparatrice est assez large pour inclure la catégorie des victimes mais également, celle des délinquants. Toutes les fois où la commission de vérité permettrait une recherche approfondie, le rôle des bénéficiaires, des aidants et des saboteurs pourrait être reconnu. Cependant, la catégorie des « observateurs », ou « neutres », comme Elster les qualifie, ne serait probablement pas vraiment prise en compte.

Ignorer ces « observateurs » consisterait en une importante erreur : en effet, leur passivité entraîne souvent de graves conséquences. Comme l’indique E. Fletcher : « les observateurs sont ceux qui traversent une période violente et répressive mais qui ne sont ni responsables ni les victimes de ces crimes. Ils constituent la majorité des sociétés post conflit et leur vision du

passé est un obstacle à celle d’une paix durable32 ». Nous partageons, comme beaucoup, l’idée selon laquelle ne rien faire, c’est en fait, faire quelque chose, surtout si l’on parle de crimes de masse.

De plus, la JT devrait parvenir à les prendre en compte pour deux raisons : (1) simplement parce qu’ils n’ont pas participé ne signifie pas qu’ils n’ont pas une part de responsabilité. Ne pas les inclure aurait un impact sur la confiance civique puisque du point de vue des citoyens, ne rien faire face à l’injustice semble être une bonne ligne de conduite. (2) Comme nous l’indique Laurel E. Fletcher : « la promesse de la justice transitionnelle d’inaugurer l’affirmation d’un Etat à régler les violences passées, ne peut être complète que si les outils de cette justice transitionnelle parviennent à prendre en compte ce pan de la population qui est négligé mais qui n’en demeure pas moins critique 33».

Finalement, la justice sociale est plus particulièrement tournée vers le règlement des injustices économiques, politiques et sociales qui ont pu créer le conflit ; mais également vers l’instauration d’une société stable et juste (par les réparations financières ou symboliques, les programmes d’action affirmative, les études de genre, le développement etc.). A chaque fois qu’une compréhension absolue de la JT sera établie pour atteindre les objectifs sociaux, il est primordial qu’elle inclue la catégorie des victimes.

Il semblerait que prendre en charge une seule des catégories d’action énumérées (et donc les catégories d’agent) ne permettrait pas à la JT de remplir la totalité de ses objectifs. Ignorer ceux qui ont récupéré les bénéfices des délinquants peut laisser penser que ces actions ne sont pas répréhensibles. En même temps, ignorer le rôle qu’ont joué les aidants pourrait signifier que risquer sa vie pour en sauver une autre est futile. Par conséquent, ne pas attribuer de considération propre à chacune des catégories pourrait conduire certains membres d’une société à joindre les rangs des observateurs, ce qui affaiblirait entièrement le corps politique.

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Fletcher, Laurel E., Facing Up to the Past: Bystanders and Transitional Justice, in Harvard Human Rights Journal / Vol. 20, 2007, p 14.

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Maintenant que nous avons vu la méthode de la contre-vérification de Pablo de Greiff, nous pouvons approfondir notre démarche en répondant au deuxième enjeu soulevé en (B), à savoir, si l’un des éléments de l’interaction est négligé ou priorisé pendant la transition. Précédemment, nous avons pu observer que chacun des mécanismes pris à part est considéré comme insuffisant pour remplir les objectifs de la JT. En effet, concernant la faiblesse de ces facteurs pris individuellement, de Greiff nous affirme : « la faiblesse de chacune de ces mesures nous donne une motivation importante pour rechercher les moyens par lesquels chacune pourrait interagir avec les autres afin de compenser leurs limites34. Afin de prouver cette affirmation, de Greiff nous montre ce qui se passe lorsqu’un de ces éléments est isolé des autres.

Commençons par considérer la justice sociale sans la justice réparatrice : « les réparations, dans l’absence d’un récit véridique, donnerait aux victimes des raisons de voir les avantages comme un effort pour acheter leur consentement35 » (traduction du rédacteur). Ceci n’aiderait pas à construire la confiance civique, qui fait partie de la justice légale. Par conséquent, force est de constater que cette combinaison ne fonctionnerait pas sur le long terme.

De plus, « puisque toute poursuite criminelle [justice légale, Ed.] qui ne comprend pas de réparations [justice réparatrice, Ed.] ne produit aucun bénéfice direct aux victimes – si ce n’est un sens de la justification qui ne modifie par le cours de leur existence -, alors une mesure exclusivement basée sur la poursuite sera perçue par les victimes comme une réponse insuffisante à leurs propres revendications36 ». Inversement pour des réparations sans sanction, donnant aux victimes des raisons de considérer les programmes de réparation comme inconséquentes et faisant de cette (in)justice sociale une difficulté de plus dans la réussite des objectifs de la JT.

34

de Greiff, P., A normative conception of Transitional Justice, Politorbis Nr. 50 - 3 / 2010 p.19; voir aussi de Greiff, P., Establishing Links between DDR and Reparations, ICTJ, 2010.

35

de Greiff, P., A normative conception of Transitional Justice, Politorbis Nr. 50 - 3 / 2010 p 20

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Finalement, la justice légale sans la justice sociale. De Greiff prend en compte le cas des titulaires d’enquêtes sur la question des abus passés. Comme il nous l’indique : « c’est un complément important aux réparations et aux poursuites. En effet, les victimes auront peu de raisons d’avoir confiance dans les institutions constituées de personnes qui s’approprient les droits. Mais enquêter sans vouloir prendre de mesures réelles pour corriger la justice ne servira à rien. Les poursuites criminelles […] peuvent néanmoins être interprétées par les victimes comme des mesures de justice, et pas seulement dans le but de trouver des boucs émissaires, si celles-ci sont accompagnées par d’autres initiatives cherchant à rétablir la vérité 37».

Il semble désormais assez clair que lorsque les mécanismes de la JT sont pris indépendamment les uns des autres, ils sont une entrave au travail de la JT. De Greiff nous dit : « Chaque mesure prise pour la justice transitionnelle peut avoir un objectif immédiat ou un objectif qui ne sert qu’à lui-même. Si l’on prend un plus haut degré d’abstraction, cependant, chacune d’entre elles peuvent poursuivre le but de fournir aux victimes une reconnaissance en tant qu’individus et victimes, mais également et principalement en tant que porteurs de droits38 » .

Pour la même raison, tenant compte de l’enjeu soulevé en (C), nous pouvons établir que la mémoire collective est un outil, mais également, étant le témoin du passage d’une situation de violation de droits humains à une situation dans laquelle les droits humains ont été (re)créés, qu’elle est un objectif en elle-même.

Avant de conclure ce chapitre, nous aimerions répondre à une objection possible. En effet, il pourrait nous être reproché de ne pas avoir accordé plus de crédits à l’approche holiste, ne donnant alors pas assez de considération aux réalités qui entourent la plupart des contextes transitionnels. Puisque certaines situations peuvent demander une attention particulière dans au moins un des mécanismes de la JT (la poursuite criminelle, par exemple), il serait alors préférable de se concentrer sur la nécessité de rétablir ces mécanismes (le système judiciaire dans notre exemple).

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de Greiff, P., op. cit., p 20-22.

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Il pourrait alors être soulevé qu’il est préférable de poursuivre un objectif, plutôt que d’essayer de résoudre la situation entière, et finir par ne rien régler. On pourrait également nous reprocher une approche trop optimiste et que le simple fait de sortir des crises en cours est la seule chose qui compte pour les populations.

Notre réponse serait donc la suivante : la JT ne doit pas être vue comme un compromis entre l’urgence de la situation et la situation en elle-même. Il serait alors préférable de concevoir la JT comme une application de justice, un ensemble de règles, de normes et de droits, dans une situation particulière. Par conséquent, et comme nous l’avons montré précédemment, il serait plus avantageux, sur le long terme, de considérer l’ensemble de la situation – et non pas une seule partie – comme une urgence. De plus, notre intérêt à vouloir éviter l’agressivité et les possibles conflits futurs alimentés par un manque d’attention lors de la JT ou venant d’une catégorie d’agent, démontre une perspective davantage pessimiste qu’optimiste. Nous pourrions également répondre que ceux qui ont une perspective optimiste de la situation sont ceux qui pensent tout d’abord à faire cesser la situation dramatique, laissant de côté ces éléments qui semblent ne pas être immédiatement la priorité ou qui ne semblent pas très importants.

Il est de notre avis que lorsqu’une situation n’est pas totalement maîtrisée, tout ce qui n’est pas important, urgent ou laissé de côté peut à la longue mener à un conflit futur. Chaque situation étant très différentes et chaque pays détenant sa propre histoire et ses éléments plus ou moins importants qui forment sa société, nous suggérons de porter une attention particulière à tous ses éléments afin d’éviter un conflit futur. Finalement, ce qui fonctionne dans un pays pouvant ne pas fonctionner dans un autre dû à des facteurs politiques, économiques ou sociaux, il n’existe pas de « recette miracle » universelle permettant de régler les abus passés.

Néanmoins, la JT ne devrait avoir aucun compte ouvert avec le passé. Et pour ce faire, nous pensons que la JT devait prendre en considération l’ensemble des catégories d’agents.

Les approches holiste et atomiste étant essentielles pour comprendre l’importance du processus de construction de la mémoire collective lors d’une transition, nous poursuivrons cette réflexion en nous penchant sur la perspective d’Elster sur la JT.