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La mémoire individuelle

3.2 Le processus de construction de la mémoire collective

3.2.1 La mémoire individuelle

Dans les années 60, les recherches au sujet de la mémoire comme base de modèles de traitement de l'information sont devenues populaires148. La mémoire, à partir de ces recherches, est l'unité centrale du traitement de l'information149.

La mémoire est définie dans la littérature telle une architecture procédurale constituée de trois phases, notamment la phase dite « learning or memory formation », la deuxième phase

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Le concept de ‘sujet quelconque bachelardien’ nous ne le rapprochons pas de l’antihumanisme cher à Deleuze et à Foucault, mais nous l’interprétons plutôt en suivant la phénoménologie de la subjectivité épistémique de Carlo Vinti et Maryvonne Perrot (Vinti, Carlo, Gaston Bachelard, une épistémologie du sujet, Ed. Mimésis 2014). Nous tenons ici à préciser qu’il s’agit d’un sujet quelconque bachelardien pour souligner que nous ne prenons pas en considération dans notre analyse un sujet ayant des troubles physiques ni psychologiques liés à la mémoire. Nous nous occupons donc d’un sujet individué selon la loi normale, ou loi de Gauss.

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Le but de cette thèse n’est pas de faire une analyse de la mémoire, mais de découvrir le rôle de la mémoire collective dans le contexte de la JT. Cependant, nous proposons ici une brève introduction, sûrement incomplète de la définition de mémoire, dans le seul but de mieux comprendre pourquoi la construction de la mémoire collective est un mécanisme incontournable dans le contexte de la transition et non pas une structure formelle constituée de données inutiles. Pour une meilleure compréhension, plus complète et systématique de la mémoire du point de vue scientifique, nous suggérons quelques ouvrages dans cette section.

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nommée « storage and maintenance » et finalement, la phase dite « recall »150. À la base, nous créons la mémoire en faisant une collecte de données (phase 1), nous emmagasinons les données reçues et nous les gardons stockées (phase 2) pour finalement, quand nous en avons besoin, pouvoir aller les chercher dans le stockage (phase 3). Plusieurs chercheurs ont fait une analyse de la mémoire en la comparant à un disque dur. Le problème est que la mémoire humaine est loin d’être aussi simple, fonctionnelle et opérationnelle qu’un disque dur; à cause, premièrement, de la capacité de jugement qui manque à la machine et qui nous permet de rationaliser toutes les informations reçues pour les rendre plus compréhensibles et donc plus faciles à emmagasiner dans la mémoire à long terme. En bref, la machine prend toutes les informations de façon passive et les emmagasine sans avoir besoin de les interpréter. Elle les garde intactes sans que les informations stockées puissent influencer d’autres informations emmagasinées au précédent ou dans le futur, et sont rappelées (« recall ») directement, sans passer par aucun lien, sans une nécessité autre que la commande de le faire. La mémoire humaine, par contre, fonctionne de façon bien plus complexe, à cause du rôle actif de la mémoire qui a tendance à élaborer les informations reçues, et ce, dès le début du processus de création de la mémoire elle-même. Nous préférons donc parler de la phase 1) sélective, 2) interprétative et 3) manipulatrice (qui a une influence importante sur le comportement du sujet151 avec pour but ultime sa propre survivance152) de la mémoire.

Il s’agit d’un processus (1) sélectif, car nous avons un souvenir, partiel ou complet, de certaines informations qui nous sont données, et non pas de toutes. Ainsi, l’information parvient à l’un des sens comme stimulus sensoriel et elle est envoyée vers la mémoire à court terme ou bien vers l’oubli, selon l’importance que le sujet lui accorde. Or, la mémoire à court

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Auyang, Sunny Y., Mind in everyday life and cognitive science, the MIT press, Massachusetts, 2000, pp.283- 316

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Voir à ce sujet, entre autres : Bartlett, F.C., Remembering: A Study in Experimental and Social Psychology. Cambridge University Press, 1932; Schacter, D.L., and Tulving, E., Memory Systems, Cambridge MIT Press, 1994.

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Voir à ce sujet, entre autres: Foster, Jonathan K., Memory, a very short introduction, Oxford Press Inc. New York, 2009; Endel Tulving and Fergus I.M. Craik, The Oxford Handbook of memory, Oxford University press, 2000; Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Librairie Alcan, 1925

terme, qu’on appelle aussi la mémoire de travail, ne peut retenir les informations que quelques secondes, 18 secondes tout au plus, selon les études de Atkinson et Shiffrin de 1968153. De plus, elle peut emmagasiner une quantité d’informations environ équivalente à 5-9 éléments à la fois154. Ayant un pouvoir limité d’emmagasinage des données, la mémoire de travail peut déloger les informations et ce, de deux manières: a) par l’élimination de certaines informations qu’elle contient en remplaçant les premières informations reçues, par les dernières; b) en faisant passer les informations retenues dans la mémoire à long terme qui, au contraire, aurait, selon la littérature, une capacité d’emmagasinage infinie au niveau temporel et quantitatif.

Nous voyons donc que le système cognitif a une architecture composée d’une mémoire de travail (MDT ou mémoire à court terme) à capacité limitée dans laquelle ont lieu tous les apprentissages et les pensées conscientes; et une mémoire à long terme, à capacité illimitée, dans laquelle la sélection effectuée des souvenirs est emmagasinée155. On peut donc en déduire qu’à cause de sa structure interne, la mémoire est un processus 2) interprétatif, car le choix des informations auquel nous procédons semble dépendre de leur importance fonctionnelle. Par exemple, dans notre passé évolutif, les humains peuvent avoir survécu en se souvenant de l'information qui a signalé la menace ou la récompense. Donc, nous retenons les informations considérées comme étant incontournables par leur importance vitale, dans le cadre de notre survie personnelle, en tant que sujet souvenant. Dans notre vie quotidienne, nous nous rappelons ce que nous avons appris dans le but de survivre156, nous retenons donc les informations que nous avons intérêt à enregistrer pour continuer à vivre, ou mieux vivre dans

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Atkinson, R.C.; Shiffrin, R.M. (1968). "Chapter: Human memory: A proposed system and its control

processes". In Spence, K.W.; Spence, J.T. The psychology of learning and motivation (Volume 2). New York:

Academic Press. pp. 89–195.

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Ibidem.

155

Tricot, A., & Chanquoy, L. (1996). La charge mentale, "vertu dormitive" ou concept opérationnel? Introduction. In A. Tricot & L. Chanquoy (Eds.), La charge mentale. Psychologie Française, 41 (4), 313-318.

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En ce qui concerne le rôle de la mémoire et de l’apprentissage voir, entre autres : Ebbinghaus, Memory: A

Contribution to Experimental Psychology, http://psy.ed.asu.edu/~classics/Ebbinghaus/index.htm ; Nicolas, Serge et Perruchet, Pierre, L’apprentissage implicite : un débat théorique, http://leadserv.u- bourgogne.fr/IMG/pdf/pdf2364Ko.pdf

le futur, en recherchant ou en évitant ce que nous avons déjà connu dans le passé. Bref, comme le dit Alain Berthoz, "la mémoire du passé n'est pas faite pour se souvenir du passé, elle est faite pour prévenir le futur. La mémoire est un instrument de prédiction."157

Finalement la mémoire est un 3) processus manipulateur, car, comme le dit, entre autres, Halbwachs, « la mémoire ne fait pas revivre le passé, mais elle le reconstruit »158. En effet, nous sélectionnons les informations qui nous semblent être les plus importantes (phase 1, sélection); puis, nous les interprétons en fonction de l’enseignement vital qu’elles vont nous dispenser et que l’on va pouvoir utiliser dans le but de survivre (phase 2, interprétation); et finalement, nous ne reproduisons pas l’information du passé littéralement, mais la reproduction du passé dépend de nombreux processus constructivistes qui peuvent parfois être sujets aux erreurs, aux distorsions, voire même aux illusions159 (phase 3, manipulation). Pour démontrer cela, Frederic Bartlett a conduit l’une des expériences les plus populaires de l’histoire de la psychologie, soit l’expérience dite « the war of ghosts »160. Le but de cette étude était de démontrer de quelle manière la mémoire pouvait être affectée par la connaissance préalable du sujet souvenant et donc être sujette aux erreurs161. Se souvenir (to

recall) ne correspond pas à la stimulation passive et à l’exhumation brutale d'innombrables

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C’est pourquoi António Rosa Damásio parle des souvenirs du futur dans son œuvre L’erreur de Descartes, Ed. Odile, 1995 p. 139 et sq; ainsi que dans son œuvre Le sentiment même de soi, Ed. Odile, 1999, p. 406 et sq.

158

Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Librairie Alcan, 1925 pp. 27-39

159

Schacter, D.L., Norman, K.A, The cognitive neuroscience of constructive memory, Annual review of Psychology, 49,1998, pp. 289-318 (file:///C:/Users/Sony/Downloads/SNK98.pdf)

160

Bartlett, F., Remembering, A Study in Experimental and Social Psychology, VII. Experiments on Remembering: (d) The Method of Serial Reproduction

(http://www.bartlett.psychol.cam.ac.uk/SomeExperimentsOn.htm)

161 Les participants à l’expérience de Bartlett ont été invités à écouter des contes tirés du folklore des autres

cultures et de les répéter par la suite selon le souvenir qu’ils en avaient ; comme les histoires étaient issues de cultures très différentes de celle des participants à l’expérience, le contenu des contes et la structure leur semblait assez étrange. Par conséquent, les reproductions montraient de nombreux changements par rapport à l'original. Certaines parties ont été soustraites, d'autres étaient confuses, et d'autres encore avaient apporté des ajouts complètement nouveaux. En effet, les participants avaient construit une nouvelle histoire sur les ruines commémoratives de l'originale. Cette reconstruction mémoriale était généralement plus en ligne avec les conceptions culturelles des sujets que de l'histoire qu'ils avaient entendue. Bartlett a voulu étudier comment le contexte culturel et le manque de familiarité avec un texte conduiraient à des distorsions de la mémoire quand le récit est rappelé. Cette expérience s’articule autour du concept de «schéma» qui est une représentation mentale de ce qu'une personne s’attend à voir.

souvenirs fixes ou de traces fragmentaires sans vie (comme c’est le cas de la machine). La mémoire est un processus de (re)construction imaginative dans laquelle l’image de l’information dont nous nous souvenons est difficilement et rarement exacte ou fidèle à l’information elle-même162.

Le sujet souvenant joue donc un rôle actif dans le processus de construction de la mémoire (surtout quand nous nous référons à la mémoire autobiographique). Il a tendance à construire des liens entre souvenirs et emmagasiner les informations selon des schémas qui lui ont été imposés dans sa culture, dans sa formation en tant que personne (sa forma mentis), dans son background et dans son entourage. Ces souvenirs ont, par la suite, été manipulés dans l’esprit de l’individu qui se souvient et sont ré-exhumés et reportés à travers un langage qui traduit les informations encodées, dans un langage qui, lui aussi, est encodé.

Comme nous allons voir dans la section suivante, la mémoire collective ne correspond pas à la somme des mémoires individuelles, mais elle est construite sur la base des informations choisies car, disons-le avec optimisme, des données réputées comme véritables et fiables. Selon de nombreuses études, la mémoire collective serait moins aléatoire, ne serait-ce qu’en raison d’une interaction sociale qui favorise sa stabilité, avec moins de variables et donc elle peut être considérée comme une base pour la construction de l’identité collective. Or, si cette étude est axée sur la mémoire collective et que nous venons de dire que la mémoire collective n’est pas structurée de la même façon que la mémoire individuelle, il semblerait naturel de se poser la question suivante: « pourquoi parler ici de la mémoire individuelle? ». La raison pour laquelle nous avons ici brièvement introduit la mémoire individuelle en posant l’accent sur les possibles erreurs de celle-ci, est simple : malgré le fait qu’il existe la possibilité d’affirmer avec un certain degré d’assurance que la mémoire collective puisse être construite de manière plus stable que la mémoire individuelle, il nous semble essentiel de tenir compte de l’idée que la société civile (le sujet souvenant de la mémoire collective) est composée d’individus qui ont leur mémoire individuelle, ce qui pourrait jouer en faveur ou en défaveur de la construction de la mémoire collective elle-même.

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