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La tension entre recevoir un salaire et recevoir un don

Chapitre 5 : Discussion

5. Discussion

5.3 La réciprocité dans la dynamique du lien social : une affaire de don

5.3.1 La tension entre recevoir un salaire et recevoir un don

A priori, le retour d’un don ne se situe pas comme une fin en soi. Au contraire, la dynamique du don, qui est de donner, recevoir et rendre, peut alimenter le rapport social qu’entretiennent les travailleurs de proximité avec les personnes, dans leurs milieux. L’intervenant n’est pas l’unique donneur, ce qui, parfois, peut créer de l’inconfort chez certains. Ils se demandent s’ils peuvent recevoir ou non ce qui leur est offert. Au terme de leur réflexion, l’acceptation de recevoir devient possible dans la mesure où ils parviennent à croire que la relation est avantagée puisque recevoir permet de maintenir le lien, de le nourrir.

Selon ce que les intervenants rapportent, la reconnaissance formelle de leur travail au moyen de la rémunération crée une tension lorsqu’ils reçoivent à leur tour. Cela va dans le même sens que Fustier (2000) qui affirme que le fait d’être salarié pour les professionnels signifient pour eux que leur don est gratuit, libéré de toute dette. Ainsi, les gens auprès de qui ils travaillent et qui reçoivent des dons ne devraient pas ressentir le sentiment de devoir quelque chose. Percevoir un salaire libérerait donc symboliquement les gens des milieux de la dette. Lorsque les travailleurs de proximité effectuent des dons, le sentiment de leur devoir quelque chose en retour ne doit pas exister chez les receveurs.

Ils n’ont rien à rendre. Or, il semble ne pas en aller de même pour les intervenants de proximité. Quand ils reçoivent un don de leur part, ils perçoivent parfois qu’ils ont l’obligation de rendre des services aux gens des milieux. Ils peuvent éprouver un tel sentiment parce qu’ils considèrent que leur don est gratuit puisqu’ils reçoivent un salaire pour le faire. Dès lors, ils interprètent que l’échange de dons n’est plus équitable. L’interprétation à l’intérieur des échanges est partie prenante des relations sociales (Gagnon, 1997). Et pour certains intervenants, dans un cadre d’échange inéquitable, leur liberté est menacée. Du moins, les participants à l’étude expriment la crainte de devoir leur rendre quelque chose. Pourtant la réciprocité dans la dynamique du don dépasse la logique marchande et l’obligation (Hénaff, 2002). Elle n’est ni un échange mercantile ni l’expression d’un dû. Elle s’avère être le désir de donner, de redonner, de rendre (Godbout, 1992; Hénaff, 2002; Pilote, 2007). Ce désir est animé par une force du cœur et de l’esprit.

Ainsi, au terme de leur réflexion, s’ils acceptent de recevoir, ils se libèrent du fardeau de la paye pour accueillir l’autre à travers ce qu’il offre, son don. Mais la tension ne réside pas seulement dans le dilemme qui existe entre le fait d’être rémunéré et celui de recevoir un don, elle résulte également de leur questionnement sur la manière adéquate d’effectuer ce type de réception. C’est dans ce processus que la réciprocité peut exister si les intervenants acceptent de recevoir. Au contraire, leur refus pourrait atteindre l’identité du donneur et mettre un terme au caractère réciproque de l’échange. Celui qui désire donner, mais qui ne peut pas le faire, se retrouve donc contraint de jouer le rôle du nécessiteux, celui qui reçoit exclusivement et qui n’a rien de suffisamment bon à offrir pour être accueilli et reconnu comme donataire. Par conséquent, cela deviendrait une

atteinte à son identité et à sa liberté, en l’occurrence ici, celle de donner. Cela pourrait même l’exclure définitivement de la dynamique du don. L’intervenant ne reconnaîtrait pas la valeur du don de l’autre et, par là même, l’autre en tant que personne. Ainsi, il n’y aurait aucune reconnaissance de la valeur du lien qui les unit. Au contraire, plusieurs répondants mettent de l’avant que la manière de recevoir et l’interprétation de la réception peuvent nourrir la réciprocité, voire en être l’expression (Causse, 2004; Gagnon, 1997; Godbout et Hénaff, 2003).

Des intervenants rapportent qu’il leur arrive de recevoir des dons de la part des gens auprès de qui ils travaillent, ce qui est congruent avec la dynamique du don donner- recevoir-rendre explicitée précédemment. Cela traduit notamment la réciprocité qui s’observe par le désir du receveur à donner à son tour (Godbout et Hénaff, 2003). Le caractère réciproque des échanges n’est pas exempt de tension dans cette pratique professionnelle de proximité. Bien que la reconnaissance vécue à travers le don puisse être perçue positivement, elle peut également susciter un certain inconfort chez l’intervenant compte tenu de leur rémunération. À titre d’exemple, les travailleurs de proximité se voient parfois offrir de l’argent à la suite de l’aide qu’ils ont fournie, ce qu’ils refusent de facto. Or, la motivation de ceux qui donnent surprend les intervenants. Les participants relatent que les gens expriment leur intention à travers le don. Leurs dispositions d’esprit quand ils souhaitent donner varient. Ils ont envie de le faire pour encourager l’organisation qui emploie le travailleur de proximité, ils reconnaissent que l’aide apportée a été utile ou encore, ils trouvent que l’intervenant est compétent. Ces anecdotes mettent en évidence deux éléments : la confiance qui est au rendez-vous ainsi que la réciprocité entre les intervenants et les gens du milieu. Cette dernière dimension

apparaît rarement seule. Le sens que les gens et les intervenants donnent mutuellement à la dynamique relationnelle engagée dans le pari du don peut susciter de la reconnaissance, et créer un climat de confiance entre les protagonistes de la relation. Dès lors, le jeu du don et du contre-don effectué dans un élan réciproque a des impacts sur l’identité, la dette et la liberté notamment. Expérimenter la réciprocité teintée de reconnaissance par les individus rencontrés qui apprécient leur présence dans les milieux contribue à renforcer l’identité professionnelle des intervenants. C’est, entre autres, ce que Fiske (1991) constate. Cet auteur considère que les échanges réciproques influencent l’identité des protagonistes de ce genre de rapport social. La réciprocité suscite également des inconforts à certains moments. Les intervenants doivent aussi gérer le sentiment de devoir quelque chose à l’autre. Une fois l’intention décodée, les intervenants ne ressentent plus l’obligation de redonner. Ils conservent la liberté d’intervenir dans ce milieu comme ils le faisaient avant de recevoir le don en question. Ainsi, la réciprocité permet de se lier aux autres et elle se situe dans le désir que ressentent les protagonistes de l’échange de s’agencer en dépassant la simple juxtaposition d’individus (Berreyre et coll., 1995; Paugam, 2008; Simmel, 1980). Dans l’approche de proximité, la dynamique du don stimule la réciprocité et elle favorise la création ainsi que le maintien de liens sociaux de types organiques, tout en restant perméable à la dimension élective de ceux-ci (Paugam, 2008).

5.3.2 La réciprocité : un élément dynamique d’un rapport social en évolution