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Chapitre  6   Analyse macro : confrontations culturelles visibles et invisibles 177

6.3   Tension culturelle au niveau étudiant 182

6.3.1   Confrontation

des

cultures

éducatives :

entre

liberté/autonomie et contrôle

Aux yeux des étudiants chinois, il persiste un flou autour de la notion d’autonomie. De toute évidence, l’autonomie est un objectif beaucoup moins facile à atteindre pour eux que pour les étudiants suisses. Certains étudiants chinois ne savent même pas comment travailler sans surveillance :

•   «⽆无⼈人监督,效率不⾼高 » « sans surveillant, pas de bons résultats » (QC-2013)

Ce genre de commentaire revient chaque année lors de l’évaluation du dispositif ; cela met bien en relief la nécessité d’un encadrement adapté pour les sinophones pour les guider progressivement sur la voie de l’autonomie.

Par contre, les francophones revendiquent plus de marge de manœuvre, plus de liberté dans le cours :

•   « Je ferais de ce cours un cours facultatif et complémentaire à un cours d'expression orale où nous entraînerions les thèmes en tandem. J'insisterais moins sur la nécessité d'avoir des thèmes précis à discuter, et laisserais plus de place à l'improvisation et aux

échanges libres. Il est nécessaire d'avoir une heure par semaine où les 2 étudiants sont libres » (QC-2013).

Quant à d’autres, chinois ou francophones, ils estiment que respecter l’autonomie collective nécessite un cadre pédagogique avec un « contrat » qui laisse la place à certains compromis : sérieux, ponctualité, préparation, entre-aide, etc.

•   «ヌ 同学们都应该认真对待这个交流项目,按时上线,提前做好预习,在交流的同

时也可以聊聊自⼰己喜欢的话题 »ネ « Les étudiants doivent tous prendre au sérieux cette occasion de discuter, doivent être ponctuels pour les rendez-vous, préparer en avance le contenu du cours, et au cours de l'échange oral ils peuvent alors aborder les sujets qu'ils aiment de manière spontanée » (ADEVEN-2011).

•   « Les étudiants devraient s’assurer pouvoir être sur Skype chaque semaine avec une bonne connexion internet, l’état de la connexion ne permet pas à l’échange d’avoir lieu » (ADEVEN-2013).

6.3.2   Perdre/garder la face : hypocrisie ? Politesse ?

L'évaluation ADEVEN du cours 2011-2012 a mis en évidence une sorte de supercherie. Une différence remarquable sur l’appréciation des échanges en ligne a attiré l’attention des concepteurs (Figure 18). Le cours, crédité par UniGe, demeurait optionnel pour les étudiants de Hubei.

Figure  18.  Comparaison  des  résultats  d’ADEVEN  entre  UniGe  et  Huda  (2011-­2012)  

Intrigué par ce phénomène, l'enseignant de Huda a demandé aux étudiants de clarifier leurs réponses, et de même, côté UniGe. Les étudiants genevois se sont plaints que les étudiants de Huda ne respectaient pas les 30mn de français et les 30mn de chinois lors de l'échange, et que

0 0.2 0.4 0.6 0.8 1 HubeiU  2011-­‐‑2012 UniGe  2011-­‐‑2012

sans insistance de leur part, les étudiants de Huda ne les corrigeaient pas. Les étudiants de Huda, quant à eux, se sont plaints que les étudiants UniGe ne répondaient pas à leurs messages Skype et qu'ils avaient l'habitude de s'esquiver. Mais ils évaluaient l’échange très positivement pour faire plaisir à leurs partenaires côté Suisse. Ils ont cru que leur évaluation sur l’échange serait intégrée dans les notes et les crédits attribués aux genevois.

Selons Gao et Ting-Toomey, «while individualist cultures, such as western culture, use mianzi to place emphasis on noninclusion (sic) and the creation of individual identity, collectivist cultures focus on inclusion of others and the creation of a collective identity» (1988: 137). Les cultures individualistes, telles que les cultures occidentales, valorisent la construction de l'identité individuelle au travers d'un processus de non-intégration et ont recours au terme face (en anglais) pour expliquer cette dynamique alors que les cultures collectives mettent en valeur l'intégration au sein du groupe, ce qui permet la construction d'une « identité collective » (Gao et Ting-Toomy, 1988).

Dans une certaine mesure, les Chinois sont nés et vivent dans un environnement où se côtoient la face (面⼦子 miànzi) et les relations (关系 guānxì). Les stratégies destinées à sauver la face en Occident sont foncièrement différentes de celles qui prévalent dans le monde chinois. En Occident, sauver la face signifie se protéger de toute blessure narcissique, de tout manque de respect dans un contexte d'interactions sociales. Par contre, dans les pays asiatiques, par exemple en Chine, Japon, ou Corée, ces stratégies sont associées à celles qui permettent de préserver et de maintenir une forte cohésion sociale (ce qui fait référence à la notion de ne pas perdre de la face). Du point de vue chinois, un mensonge pour « sauver la face » n’est pas du tout considéré comme un mensonge quand il est évident (pour eux) que l'intention sous-jacente ou la motivation n'a jamais été de tromper (Gao & Ting-Toomey, 1988).

6.3.3   Les attentes : se faire des amis ou bien juste avoir un

« partenaire linguistique »

Les attentes vis-à-vis du cours diffèrent : dans le questionnaire de pré-inscription au cours figurait la question ouverte suivante : « qu'attendez-vous de votre participation au cours eTandem ? ». Au deuxième rang des attentes figurait la réponse : « se faire des amis ».

Mais cette réponse était-elle valable pour l'ensemble des étudiants des universités concernées ? Par comparaison ultérieure entre les réponses et leurs significations, nous avons constaté qu'il existait une énorme différence entre les étudiants de langue maternelle chinoise et ceux de langue maternelle française (tableau 17).

Année  (réponses  complètes)   Université  de  Genève   Université  du  Hubei    

2010-­2011  (36)   6%   47%  

2011-­2012  (88)   14%  (avec  INALCO)   25%  

2012-­2013  (42)   12%  (avec  INALCO)   38%  

6.3.4   Les tabous

L'une des tâches de l'un des thèmes abordés « la vie des étudiants» comprenait la pratique et l'usage des chiffres et nombres. Il s'agissait de surmonter les difficultés inhérentes à cet aspect de la langue, et des deux côtés. Dans le questionnaire de retour, quelques étudiants de langue maternelle française ont exprimé leur ressentiment vis-à-vis de l'aspect « financier » qu'ils considéraient trop omniprésent dans ce thème :

•   « J'ai trouvé ce thème extrêmement dérangeant et gênant ; parler ainsi d'argent ne m’est ni familier ni agréable. J’ignore les raisons qui sous-tendent ce thème, mais je serai pour son élimination totale » (QB-2013).

•   « … Changer certains thèmes, car il y en avait qui étaient soit gênants soit ridicules ou trop abstraits. Expliquer aux tandems que
 nous à parfois des approches différentes concernant certains thèmes, comme l'argent » (QB-2013).

Leurs partenaires chinois, pour leur part, ont exprimé de manière plus diplomatique leurs avis en proposant d'autres sujets et en soulignant que «主题可以更有趣些» (le thème pourrait être plus intéressant) et «可以加⼀一些东西⽅方宿舍的不同与区别» (qu'il serait possible de l'enrichir en comparant les dortoirs occidentaux et les dortoirs chinois) (QB-2013).

Evans, Avery et Pederson (1999) ont catégorisé les sujets tabous en trois niveaux :

•   « Strictly taboo topics : sex issues, open discussion of personal/family problems, obscene language, religious beliefs, criticism of school administration

•   Moderately taboo topics : hot social issues

•   Common taboo topics : less sensitive but represent closed areas of culture » (Avery et Pederson, 1999 : 220)

Or, l’apprentissage collaboratif laisse entrevoir la création d'un dialogue constructif sur des situations de la vie réelle, certaines particulièrement sensibles. Mais comme Byram le signale

« There is nonetheless a fundamental values position, which all language teaching should

promote: a position, which acknowledges respect for human dignity and equality of human rights as the democratic basis for social interaction » (Byram, 2001, 1:5). Assurer ou prendre quelques risques et laisser les étudiants aborder des sujets controversés ou tabous, c'est un exercice important en faveur de la liberté d'expression et par là-même un exercice qui fournit aux étudiants une solide leçon sur la vie dans une société démocratique. En tant que concepteur d'un système de télécollaboration, nous pouvons créer des exercices qui permettent aux étudiants de prendre petit à petit conscience de leurs attitudes face aux sujets tabous et de « move beyond the realms of mystery, ignorance, and taboos » (Taylor, 1981 : 105-106).

6.3.5   Tolérance vis-à-vis des affaires personnelles

Lorsque la connexion Internet s'y prêtait, et pour entreprendre selon la demande du programme les activités et interactions en ligne, la plupart des étudiants avaient choisi de s'installer dans leur dortoir pour échanger avec leur partenaire. Ici, nous avons deux extraits vidéo pris lors de ces échanges. Remarquez à l'arrière-plan les effets personnels, tiroirs, sous- vêtements etc. (voir les deux images ci-dessous).

Alors que certains étudiants laissaient entrevoir leur environnement intime, d'autres, francophones, demandaient, par contre, de créer des comptes anonymes :

•   « Ne pas demander aux étudiants de créer un compte Skype mais en créer un lot et distribuer des codes d’accès ...» (ADEVEN-2014).

6.3.6   Individualisme et collectivisme à l'ère digitale : outil de

tutorat culturalisé ?

Nous avons remarqué que les étudiants, en fonction de leur culture, préféraient utiliser certains outils que d'autres. En effet, les francophones utilisaient beaucoup les e-mails pour communiquer avec leurs partenaires et la tutrice. Par contre, les étudiants de Hubei préféraient laisser des messages instantanés sur Skype plutôt que d'écrire des emails. Nous soulignons ici un autre outil très populaire en Chine, QQ. Lorsque nous avons lancé le cours, nos collègues chinois avaient tout de suite suggéré de former un groupe QQ pour rendre la communication entre nous et les étudiants plus aisés. En fait, aujourd’hui, en Chine, les réseaux sociaux comme QQ, WeChat sont devenus les outils de communication principaux, non seulement dans la vie quotidienne, mais aussi dans la vie professionnelle. Ainsi, l'usage de QQ est très répandu dans le milieu universitaire, où il est utilisé par le personnel administratif et les enseignants. Les enseignants et les étudiants forment des groupes, travaillent en réseau, ce qui permet d'annoncer les devoirs, les changements d'horaire de cours, les absences, etc. L’avantage est que les étudiants ne ratent pas les informations importantes. Alors qu'en Europe, ce type d'information aux étudiants est plutôt transmis par mail.

Ces différences, probablement liées à l'individualisme occidental et au collectivisme oriental, doivent être prises en compte dans un tutorat « culturalisé ». Les outils appliqués à l'exercice du tutorat doivent être bien choisis et ciblés en fonction de la culture des apprenants.