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Chapitre 2 : Le temps dans l’institution, les temps du quotidien et les temps de la vie

2) Le temps des repas et des animations

Dans ces deux maisons de retraite, les heures de repas sont les temps fort de la journée. Ce sont des moments que tous les résidents attendent avec impatience, même ceux qui n’apprécient ni la nourriture qui leur est servie ni la présence de leurs voisins de table. Aussi bien à Saint François de Sales qu’à Petite Provence, dans la demi-heure qui précède l’heure du repas, les retraités sont de plus en plus nombreux à venir s’installer du côté de la salle de restaurant. Ils investissent progressivement le salon à Petite Provence, et les fauteuils du couloir à Saint François de Sales, jusqu’à former un véritable attroupement lorsque l’ouverture des portes du restaurant est imminente. C’est l’occasion pour ces personnes âgées de se rencontrer, de se saluer et d’échanger quelques nouvelles. De ce que j’ai pu en voir, ce moment qui précède le déjeuner ou le diner est certainement le moment de la journée où il y a le plus d’interactions entre personnes âgées.

45 Lorsque les employés de restauration ouvrent les portes de ces grandes salles à manger, les retraités s’y engouffrent et vont rejoindre leur place. Car dans les salles de restaurant de ces deux maisons de retraite, chaque résident a une place qui lui a été attribuée et qui est tous les jours la même. A Saint François de Sales, c’est Frédérique Lopez, la responsable du service hébergement, qui décide du placement des résidents dans la salle de restaurant, et selon Raphaël, ces placements « c’est une grande affaire ». On peut aisément comprendre en effet qu’une décision qui va déterminer en quelle compagnie un individu prendra ses repas chaque jour, midi et soir, revête une certaine importance. D’après Raphaël, les résidents sont censés être placés « par affinité », mais quand j’essaie d’en savoir un peu plus sur la façon dont on détermine ces affinités, l’animateur m’avoue, et cela me sera confirmé par la suite, que le placement se fait en fait « un peu au hasard », que c’est « assez aléatoire ». Ce qui semble se passer dans le choix du placement de chacun, c’est que Mme Lopez installe par exemple un nouvel arrivant en fonction des places disponibles et en essayant de faire en sorte que ce dernier se retrouve à une table où il aura de potentiels interlocuteurs, et que si ce placement se révèle un mauvais choix car il déclenche des plaintes ou des discordes, elle réajuste en fonction. Les résidents n’ont donc pas vraiment leur mot à dire sur la table qu’ils occupent et sur les convives avec lesquels ils partagent leurs repas, mais ils peuvent tout de même exprimer des préférences et demander à changer de table, même si, selon Raphaël, on n’accède pas toujours à leur demande.

A Petite Provence également, les résidents ne choisissent par leur place : c’est « la directrice » Marie Thérèse Dumont qui décide du placement. Cependant à Petite Provence, il semblerait que le choix du placement soit plus le fruit d’une concertation qu’à Saint François de Sales, puisque Mme Dumont prend l’avis des employés et discute, en particulier avec le personnel de restauration et les soignants, pour savoir quel serait le placement le plus judicieux pour tel ou tel individu, en fonction des résidents avec lesquels il est susceptible de s’entendre. Dans la salle de restaurant de Petite Provence également, les résidents sont donc placés par affinité et un peu au hasard. Ces deux modes de répartition des individus peuvent paraitre incompatibles, mais ce n’est pas le cas dans ce contexte précis où les individus sont placés non seulement en fonction des places disponibles mais aussi en fonction de ce que le personnel pense savoir d’eux, de leur caractère et de leurs relations. A partir du moment où les personnes âgés elles-mêmes ne sont pas directement consultées, les places qu’elles occupent dans cette salle reflètent, sinon du hasard, au moins l’interprétation d’un regard extérieur. C’est ce qu’expriment les propos d’un résident qui, alors que je lui expliquais que j’observais la façon

46 dont les individus étaient placés au restaurant, m’avait dit d’un air révolté « Mais vous savez que les gens ne choisissent pas comment ils se placent ici ?! », puis m’avait expliqué qu’on l’avait installé avec sa voisine de table parce que « il parait qu’on s’entendait bien ». Bien que le placement des résidents pendant les repas dépende d’un jugement extérieur sur leurs relations aux autres, les personnes âgées qui vivent à Petite Provence peuvent également demander à changer de table, peut-être plus facilement qu’à Saint François de Sales, et on leur attribue systématiquement une nouvelle place s’ils ne se trouvent pas bien là où ils sont.

Dans les salles de restaurant de ces deux maisons de retraite, il y a des tables de deux, de trois, de quatre ou de six, et même quelques tables où les résidents mangent seuls. Les individus qui mangent à une table seuls sont ceux qui l’ont choisi, et il s’agit soit de personnes dont le conjoint est récemment décédé, soit de personnes dont tout le monde dit qu’elles ont mauvais caractère. Lorsque des résidents reçoivent de la visite pour le repas, la personne âgée et ses proches ne mangent pas à la table habituelle du résident, mais dans une partie de la salle de restaurant qui est réservée aux invités. Ceux qui ne reçoivent jamais de visites ne mangent donc jamais en compagnie de personnes extérieures à l’établissement. Malgré quelques exceptions sur lesquelles nous reviendront dans le prochain chapitre, presque tous les habitants de ces maisons de retraite sont réunis dans la salle de restaurant pour les repas. Pour les plus solitaires d’entre eux c’est donc certainement le seul et unique moment dans la journée où ils sont en compagnie d’autres résidents. Et même pour les autres, tout laisse à penser qu’il s’agit du moment le plus propice à l’échange et à la communication. Malheureusement, il m’a été impossible de manger avec les résidents dans les salles de restaurant et je ne sais donc pas grand-chose des discussions qui ont lieu ou pas pendant ces repas. Ce que mes observations et mes entretiens avec les personnes âgées m’ont en revanche permis de remarquer, c’est qu’il semblerait que les résidents parlent finalement relativement peu avec leurs voisins de table, et que le fait que deux individus mangent à la même table ne signifie nullement que ces derniers vont avoir tendance à se lier d’amitié ou à s’engager dans une relation privilégiée. Il est très probable que cet état des choses soit dû au fait que les résidents ne choisissent pas leur place, et il y a fort à parier que si ces personnes âgées étaient libres de choisir avec qui elles souhaitent s’installer, il y aurait plus de discussions et d’échanges entre les convives.

L’autre temps fort de la journée pour la plupart des résidents, c’est le moment de l’animation. A Petite Provence, les activités organisées par l’établissement se déroulent dans le salon, de 16 heures à 17 heures, tous les jours sauf le samedi et le dimanche, et sont les mêmes d’une semaine à l’autre. Parmi les animations qui ont le plus de succès auprès des retraités, on

47 peut citer l’atelier chant que donne Léon, un intervenant extérieur, le loto, activité qui est le plus souvent organisée par l’auxiliaire de vie Sonia, et le quizz, animé par Mme Dumont. A Saint François de Sales, des animations sont tous les jours proposées aux résidents, y compris les weekends. Certains jours de semaine, des activités qui accueillent généralement un nombre restreint de retraités se déroulent dans la matinée, entre 10 heures et 11 heures. C’est le cas notamment de l’atelier « motricité manuelle et graphique » du jeudi matin, avec la psychomotricienne Louise, ou encore le vendredi matin, toujours avec Louise, l’atelier « gym douce ». Il arrive également de temps en temps que les animateurs de Saint François de Sales proposent une activité dans la matinée. Il s’agit alors le plus souvent d’ateliers de « création artistique » où les résidents, toujours peu nombreux, fabriquent des éléments de décoration. En dehors de ces ateliers du matin, tous les après-midi de 15 heures à 16 heures, des animations ont lieu dans la salle d’activité de l’établissement. Les activités proposées changent d’un jour à l’autre et sont relativement diverses, bien que celles qui ont le plus de succès soient souvent reconduites d’une semaine à l’autre, parfois avec des variantes. Les animateurs m’ont expliqué que les activités à Saint François de Sales sont pour la moitié d’entre elles des « animations culturelles » et pour l’autre moitié des « animations artistiques », Raphaël étant chargé des « animations culturelles » et Martine des « animations artistiques ». Parmi les « animations culturelles » il y a par exemple « Paris en Chanson », ou la « Revue de Presse » qui rencontre un succès important et se déroule assez régulièrement. Du côté des activités dites artistiques, Martine propose souvent des animations telles que l’activité « Remue-Méninges », qui consistent en des jeux de mots ou des énigmes, mais aussi parfois des activités qui touchent plus clairement à la création artistique, avec par exemple la confection de petits bibelots ou de cartes postales. Les activités proposées aux habitants de Saint François de Sales sont très nombreuses par rapport à ce qu’on peut voir dans d’autres établissements de ce type. C’est ce que tous les employés m’ont confirmé, et Martine m’a d’ailleurs dit qu’elle avait travaillé dans d’autres maisons de retraite auparavant mais que c’est la première fois qu’elle travaille dans un établissement où il y a deux animateurs.

A Petite Provence comme à Saint François de Sales, les personnes âgées sont assez nombreuses à se trouver réunies pour participer aux activités proposées par l’établissement. On pourrait dès lors penser que ces temps d’animations sont des moments propices à la socialisation et à la création de liens entre les résidents, et pourtant il semblerait que ça ne soit pas vraiment le cas. Selon l’ethnologue Delphine Dupre-Leveque, « si les animations ne sont pas propices à la création de liens profonds et durables entre les personnes, c’est parce qu’il s’agit d’une

48 activité organisée et dirigée » (Dupre-Leveque 2001, 86). Les animations sont en effet des moments où l’attention des résidents est tournée vers l’animateur, des activités qui sollicitent finalement bien plus la relation entre l’animateur et les résidents que la relation entre résidents. On pourrait alors supposer que les moments où les personnes âgées échangent et sont dans l’interaction entre elles sont les moments qui précèdent et qui suivent les temps d’animation. C’est un peu vrai pour les moments qui précèdent l’heure de l’activité, bien que le nombre de résidents présents et la fréquence de leurs interactions ne soit généralement pas aussi important à cette occasion que dans le temps qui précède les repas. Mais dès que les animations s’achèvent, tous les résidents remontent immédiatement à leur chambre, et un quart d’heure après la fin de l’animation il n’y a en principe plus personne dans la salle d’activité de Saint François de Sales, et il ne reste dans le salon de Petite Provence que les quelques habituées qui y demeurent souvent jusqu’à l’heure du repas.