• Aucun résultat trouvé

Chapitre 5 : Le réseau relationnel, l’affectivité et l’intimité

1) L’affectivité et la relation de soin

Les émotions et les affects semblent être, dans nos sociétés, définis par opposition à la raison et à la circonspection. David Le Breton écrit : « Le sens commun assimile volontiers l’émotion à une émergence d’irrationalité, à un manque de maîtrise de soi » (Le Breton 1998, 94). De même, Vinciane Despret montre que nous percevons l’affectivité comme quelque chose qui nous subjugue et que, dans cette perspective, l’individu apparaît comme la victime passive de ses affects et doit, pour les dominer, faire appel à la raison (Despret 2001). C’est cette présumée passivité de l’individu face à ses émotions qui confère à l’affectivité un aspect dangereux, car « elle peut toujours nous déborder et nous ne pouvons pas facilement la contrôler » (Despret 2001, 74). On retrouve cette partition émotion/raison jusque dans les disciplines des sciences sociales où, comme le remarque Monique Jeudy-Ballini, « on cherche l’ordre et la raison et où on se méfie de l’engagement affectif » (Jeudy-Ballini 2010, 137). Il semblerait pourtant que cette opposition des affects et de l’intellect soit loin d’être universelle, et il y aurait, à travers le monde, des cultures où l’on ne distingue pas l’émotion de la raison (Le Breton 1998 ; Jeudy-Ballini 2010).

Pour pouvoir étudier l’affectivité dans une perspective anthropologique, il me semble important de déconstruire la partition entre raison et émotion et l’idée selon laquelle l’individu est passif face à ses affects. Selon David Le Breton, « opposer « raison » et « émotion » serait méconnaître que de toute manière l’une et l’autre sont inscrites au sein de logiques personnelles, imprégnées de valeurs, et donc d’affectivité » (Le Breton 1998, 92). Les affects ne sont pas des sentiments déraisonnables ou absurdes qui viendraient de nul part et envahiraient l’individu, ce

124 sont des manières de vivre un phénomène ou une interaction qui ont une raison d’être et un sens, qui s’inscrivent dans un système de valeurs de référence et dans un contexte social et relationnel particulier. Vinciane Despret considère que les émotions sont « des évaluations ou des jugements que nous portons sur le monde » (Despret 2001, 217). En ce sens, le sujet choisi de ressentir une émotion particulière parce qu’il a choisi de donner un certain sens et une certaine valeur à ce qui est perçu comme étant à l’origine de l’émotion. « L’individu contribue à la définition de la situation, il ne la subi pas. Il l’interprète d’emblée ou avec du recul à travers son système de valeurs, et l’affectivité déployée en est la conséquence » (Le Breton 1998, 99). Ressentir une émotion et le manifester serait donc une manière pour l’individu de se positionner d’une certaine manière vis-à-vis du monde qui l’entoure et à l’intérieur d’un ordre moral.

Mais les émotions et les affects ne sont pas juste des évaluations ou des jugements portés sur une situation ou une relation, ce sont des manières de transformer la façon dont est vécue la situation ou la relation. Pour Despret, l’affectivité doit être comprise « comme une pratique de l’affect, ou plus encore comme une pratique créatrice de disponibilités de « l’être affecté ». C’est en cela que l’expérience émotionnelle […] n’est pas un simple modèle d’appréhension d’autres expériences, elle est un outil performatif de modification des expériences » (Despret 2001, 264). L’émotion n’est pas seulement une manière d’interpréter les choses, c’est une manière de les vivre. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 2 avec la dimension performative du rire, il ne s’agit pas seulement d’interpréter l’expérience et de se positionner par rapport à elle, il s’agit véritablement de transformer l’expérience. Comme l’écrit Vinciane Despret, « l’émotion n’est pas ce qui est senti mais ce qui fait sentir » (Despret 2001, 265). Et c’est en gardant à l’esprit que l’affectivité, comme l’émotion, est une manière sensée d’évaluer les expériences, de se situer par rapport à elles et de les vivre d’une certaine manière, que nous allons tenter de comprendre un peu mieux la façon dont est vécue par les soignants leur relation aux personnes dont ils s’occupent.

J’ai pu observer quotidiennement, à Petite Provence et à Saint François de Sales, une relation particulière, faite de tendresse, de mots doux, de baisers et de caresses, qui s’était établie entre certains membres du personnel et une grande partie des résidents. Il s’agissait presque toujours d’une relation à double sens, les signes d’affection venant aussi bien des employés que des résidents. J’ai ainsi découvert qu’entre membres du personnel et résidents, des mots tels que « ma chérie », « ma belle », « mon chouchou », « dès que je te vois je suis heureux », « t’es la plus belle » ou « est-ce que tu m’aimes ? », sont monnaie courante, tout comme les bisous et

125 les gestes tendres. J’ai pu observer ces démonstrations d’affection entre tous les « types d’employés » et tous les « types de résidents », mais c’est surtout entre les soignants et les résidents très dépendants que cette relation semble s’instaurer. La plupart des soignants avec lesquels j’ai parlé à Petite Provence et à Saint François de Sales m’ont dit « aimer les personnes âgées ». Ils déclaraient toujours être très attachés à certains résidents et éprouver une véritable affection pour eux, mais ils ajoutaient presque systématiquement derrière cette affirmation une phrase comme « mais normalement il faut pas ».

Tous les soignants se sont vus répéter par leur formateurs et par leurs employeurs, et m’ont répété pendant toute mon enquête, que « on ne doit pas s’attacher » aux résidents, il faut « garder la distance » avec eux. Et s’il ne faut pas s’attacher, s’il ne faut pas s’investir émotionnellement dans la relation avec les résidents, c’est parce que les émotions et les affects sont perçus comme n’ayant pas leur place dans un rapport professionnel, et à plus forte raison dans un rapport de soin. Cette vision des choses semble être étroitement liée, à une façon de concevoir les affects comme quelque chose qui s’oppose à la raison, qui amène les individus à perdre leur lucidité et à agir de manière déraisonnable. Selon cette perspective, les soignants « doivent se défendre d’être touchés pour être techniquement performants et pour prendre des décisions » (Molinier 2013, 61). Par ailleurs, les membres du personnel expliquent que s’il ne faut pas s’attacher aux résidents, c’est aussi « pour les protéger ». Car les employés peuvent être amenés à changer de service, d’établissement ou même de profession, et ils considèrent que si les résidents sont trop attachés à eux, leur départ les fera souffrir. Enfin, les membres du personnel disent également qu’il ne faut pas s’attacher aux résidents « pour se protéger soi », parce que, comme me l’a dit une aide-soignante, « tu sais que tu travailles pas dans une maternité quoi ». Les personnes âgées dont les soignants s’occupent sont des individus qui sont amenés à décéder dans un futur relativement proche, et c’est pour ne pas en souffrir qu’il ne faut pas s’attacher à eux. A travers cette idée qu’il ne faut pas trop s’investir émotionnellement dans cette relation à l’autre pour se protéger soi et pour protéger l’autre, on retrouve une façon de concevoir l’émotion comme quelque chose de potentiellement dangereux.

Malgré tout, les soignants sont unanimes : « on peut pas faire autrement que s’attacher », « on est obligé de mettre de l’affect ». Cela pourrait être interprété comme une preuve supplémentaire du fait que les affects subjuguent l’individu et le dépassent. Mais il me semble que si les soignants se sentent obligés de « mettre de l’affect » dans leur rapport aux résidents, c’est au contraire parce que pour eux cet affect a une utilité et donne un sens à leur travail auprès de ces personnes. Tous les soignants déclarent que ce qu’ils aiment dans ce travail c’est sa

126 dimension altruiste, c’est le fait d’apporter quelque chose aux personnes dont ils s’occupent, le fait de « leur faire du bien ». Mais comme nous l’avons vu, les contraintes organisationnelles amènent souvent les employés à brusquer les personnes âgées et à avoir la sensation de mal faire leur travail. Comme me l’a expliqué une aide-soignante, « Ce qu’on aime c’est le relationnel, c’est prendre le temps de leur parler, mais il faut faire vite, vite, vite. Des fois on a l’impression d’être des grosses brutes ». Dans ce contexte, les démonstrations d’affection que les soignants adressent aux résidents peuvent être comprises comme des moyens de compenser la dimension technique, froide et parfois brutale de leur relation à la personne âgée pendant certains soins. J’ai en effet remarqué que les mots doux tels que « ma chérie » ou « mon cœur », sont souvent adressés aux résidents dans des moments où les soignants interviennent rapidement et avec peu de douceur. Par ailleurs, les employés déclarent fréquemment que s’ils ont des mots et des gestes tendres envers les retraités, c’est parce que « c’est eux qui le veulent » et qu’ils ne peuvent pas « les repousser ». Les membres du personnel, tout comme les résidents, considèrent que les personnes âgées sont des individus qui « ont besoin de tendresse et d’affection ». Et les soignants disent aussi des résidents qu’il s’agit de « personnes qui sont seules », qui ont « des carences affectives ». Une aide-soignante m’a dit un jour des résidents « Ils ont besoin de tendresse mais ils ont plus personne, il y a que nous qui peut leur donner, alors on peut pas leur refuser ». La dimension affective de la relation entre soignants et résidents me semble en fait être largement profitable aux deux partis. Nous reviendrons à la fin de ce chapitre sur la façon dont l’affectivité permet aux soignants de donner du sens à leur travail, et d’agir avec les résidents d’une manière qui leur semble cohérente. Mais voyons d’abord ce qu’il en est de la solitude des résidents et tâchons d’avoir un aperçu de leur réseau relationnel.