• Aucun résultat trouvé

Le temps des friches sans institution du travail de mémoire

Une fermeture « à moindre mal » ne remettant pas en cause l’équilibre économique et social de ses anciens salariés

Comme le montre Anne Monjaret, la fermeture d’un lieu de travail s’avère être souvent une remise en cause d’un équilibre économique, social, familial, en étant destructeur de liens sociaux. Or, celle de la Manufacture est certes vécue comme un traumatisme de par son enracinement dans la ville, mais elle n’a pas entrainé de tragédie personnelle, collective ou de rupture objective dans la société locale annihilant la position sociale des anciens ouvriers. S’il est compliqué -voire impossible- à défaut d’observation, de construire finement des indices des pratiques de sociabilités, réunions, rencontres et fréquentations informelles qu’il y a pu avoir à la suite de la fermeture, on peut néanmoins émettre l’hypothèse que la mémoire s’est peut-être dans un premier temps opérée dans l’entre soi, dans les relations et discussions ordinaires permettant la cristallisation et la remémoration des souvenirs de l’ancienne usine. Elle serait le fait de ceux qui ont continué d’évoluer dans des groupes effectifs ayant connu des cadres sociaux similaires, tout en s’adaptant à leur transformation, à l’évolution dans de nouvelles sphères professionnelles et à la venue de nouveaux ouvriers qui s’affranchiraient des réseaux préexistants.

L’absence d’activité mémorielle organisée

Le contexte de la fermeture n’est donc pas celui d’un démantèlement de l’industrie châtelleraudaise, comme ce que Jean-Louis Tornatore a pu observer au sujet de la Lorraine industrielle, où « il y a d’immenses friches qui n’arrivent à recouvrir les nouvelles entreprises de la reconversion. Le choc de cette disparition programmée entraine un déploiement quasi concomitant d’une activité patrimoniale, une volonté de mémoire »305. A Châtellerault, aucune

institution du travail de mémoire dans l’immédiat « post-Manu ». L’on se situe dans le cas d’une ruine contrôlée, il n’y a pas de destruction de bâtiments, pas de nécessité économique immédiate à les réinvestir, pas de mobilisation, pas de politique de la table rase comme ce fut le cas pour les usines Renault de l’île Seguin. Du côté des pouvoirs publics, la progression de la zone industrielle en dépit de la fermeture « permet d’envisager l’avenir avec optimisme »306.

La municipalité et Pierre Abelin sont dans une optique modernisatrice, et s’il est fait référence

305 Tornatore (J.-L.), « L’invention de la Lorraine industrielle », op. cit., p. 682

85

et hommage à la tradition industrielle du Châtelleraudais, le regard vers le passé s’oriente en ce qu’il permet désormais l’avenir : « la Manufacture Nationale d’Armes a été la pépinière d’ouvriers et de techniciens aimant leur métier et spécialisés dans la mécanique de précision. A sa fermeture, nous avons donc pu être plus ambitieux dans la voie du développement industriel et de sa modernisation, parce que nous savions que la main d’œuvre répondrait aux besoins de ceux qui entendaient agrandir, moderniser et implanter des usines dans le châtelleraudais »307, « Châtellerault était, est, et reste par tradition une ville industrielle. Personne ne peut douter un instant de sa vocation et de son avenir »308

Du côté de la société civile, les années suivant la fermeture se caractérisent par un manque de travaux d’éruditions autour de l’ancienne usine, dans un contexte où elle ne s’inscrit pas encore dans une vague de désindustrialisation massive permettant l’émergence de la question du patrimoine industriel. Les acteurs associatifs ne sont pas mobilisés, il n’y a pas de création d’association comme celle observée par Josué Gimmel309 qui se forme pour les anciens salariés

afin de mettre en avant la mémoire du site. L’auteur voit que les conditions d’émergence de revendications mémorielles dans le cadre syndical ou politique y dépendent de circonstances,

de l’histoire et des conditions dans lesquelles la fermeture de l’établissement considéré intervient. Souvent, un accompagnement social peut se mettre en place avec le surgissement d’une « nécessité de se souvenir », ce qu’il constate à travers l’apparition d’une parole causée par la destructuration des relations sociales de la fermeture. Il analyse ainsi comment la structuration d’une association remplit deux buts. Premièrement, faire reconnaître le préjudice causé aux salariés par la fermeture et accompagner ces derniers sur le chemin de l’emploi durable (accompagnement permettant de maintenir un lien entre les anciens salariés). Deuxièmement, répondre à un « besoin » de mémoire, avec le refus symbolique de la mort de l’usine face à un avenir qui peut être bouché. A contrario, concernant cette fois-ci la fermeture et la destruction des installations productives de l’ancienne Société Métallurgique de Normandie310, les stratégies syndicales n’ont quant à elles jamais voulu faire émerger une cause mémorielle ou patrimoniale dans la mesure où elles ont uniquement insisté sur le maintien de l’emploi lors du cycle de mobilisations contre la fermeture. Le cas est similaire à Châtellerault où comme nous l’avons vu du côté des syndicats, la CGT, la CFDT et FO de la Manufacture d’armes continuent très largement à agir auprès du ministère des Armées les mois et années

307 CAPC, 16 C 1, « Châtellerault, cité industrielle », L’informateur municipal, 1969, p. 37, 38 308 CAPC, 16 C 1, « Nous continuons… », op. cit.

309 Gimmel (J.), Mémoire ouvrière, mémoires d’ouvriers…, op. cit.

86

suivant la fermeture311. Du côté des mouvements politiques, Paul Fromonteil, (alors secrétaire

de la fédération P.C de la Vienne) et le PC Châtellerault ne se mobilisent que ponctuellement, notamment pour les « travailleurs qui ne peuvent obtenir l’octroi des indemnités attribuées anormalement aux travailleurs du régime général »312.

Et de cette absence de mobilisation mémorielle manifeste succède pourtant une période marquée par une conjonction de facteurs favorisant l’émergence de préoccupations et d’intérêts autour de l’ancienne usine.