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Le constat d’une multiplicité des traces ou références mémorielles

Au constat de prolifération des activités culturelles s’inscrivant dans la reconversion du site, s’ajoute celui des productions ou références mémorielles, que celles-ci soient organisées (pouvoirs publics, associations…) ou qu’elles passent par des références quotidiennes qui font partie du paysage châtelleraudais. Dès les années 1980, la MJC des Renardières tente « de restituer l’identité sociale et culturelle des manuchards en utilisant des moyens d’expressions différents tels que le montage dramatique, le film, l’exposition, les conférences, la musique, la chanson […] avec une volonté d’associer les établissements scolaires »173 (annexes p. 134). Un

type de projet similaire est effectué en 2006, pour faire revivre la mémoire ouvrière des anciens « et transmettre le passé »174 (annexes p. 138), en récoltant photos, documents, objets ayant trait à la Manu. Dans la presse, les articles surl’histoire, sur les ouvriers, sur certains bâtiments, sur la cloche russe, sur des manuchards interrogés pour faire partager leur témoignage, se multiplient à partir des années 1980. Il en va de même s’agissant de la publication de livres concernant l’histoire technique, sociale, ouvrière ou politique de l’ancienne usine, et de la parution de revues. Celles-ci peuvent être scientifiques en traitant de l’histoire de la Manu (comme Cheminées175) ou pédagogiques (avec par exemple Le nouveau manuchard, magazine des stagiaires de l’école de la deuxième chance se trouvant dans le bâtiment de « l’Atelier »176).

Les référents transitent aussi par la littérature administrative, les bulletins municipaux, avec la volonté de faire découvrir ou redécouvrir l’histoire par les administrés.

172 Pour citer Maryse Lavrard, 1ere adjointe au maire à l’urbanisme et vice-présidente de l’agglomération en charge

du patrimoine. « Dossier Manufacture : la deuxième vie de la Manu », op. cit., p. 7

173 ADV, 348 JX 177, « La MJC des Renardières à la découverte de la Manu et des manuchards », La Nouvelle République, 24 décembre 1981, p. 12 ; ADV, 348 JX 189, « Animation et recherche autour de la Manu », La Nouvelle République, 22 novembre 1983, p. 8

174 MDC, NR 2006, « Les manuchards sont invités à partager leurs souvenirs », La Nouvelle République, 18 février

2006, p. 11

175 ADV, 348 JX 205, « Cheminées : un nouveau regard sur la Manu », 29 juillet 1986, p. 8

176 « Le nouveau manuchard », Le Châtelleraudais, 1er au 15 octobre 2012, p. 12, [En ligne]. Disponible sur :

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Les manifestations culturelles à visées mémorielles s’amplifient également sur le site de l’usine, avec des expositions d’armes177, de photos sur le thème de la Manu178, des spectacles sur

l’histoire de l’usine en prenant comme cadre ses monuments, des parcours architecturaux organisés autour des bâtiments, des commémorations de la fermeture179, des célébrations pour les cent ans de la cheminée avec expositions et fêtes180, ou encore des documentaires sur les résistants de la Manu ou sur l’épopée ouvrière du site181. Les représentations et références

passent aussi par des supports de production qui semblent anecdotiques mais qui émaillent la vie de tous les jours. La Manu est devenue une référence, une imagerie qui se retrouve en de nombreux endroits : cartes postales, cartes de vœux de bonne année symbolisant les tours (annexes p. 149), noms de rues renvoyant à d’illustres personnalités de l’usine182 (comme « Clément Krebs », ou ses résistants), chansons (annexes p. 158), concours de dessins pour les enfants avec le « Lion Manu » en vedette et mascotte, ou encore guide de tourisme « le petit manuchard » à destination des jeunes châtelleraudais183.

Des significations réactualisables

Comme le montre Jean-Clément Martin au sujet de la Vendée184, toute la vie quotidienne qui s’y déroule a tissé la trame du souvenir des guerres révolutionnaires. La mémoire s’appuie sur des données contextuelles propres au territoire considéré, sur des espaces mémoriels qui expliquent la transmission du souvenir et le maintien de certaines spécificités locales. Les rappels s’enracinent quotidiennement dans les statues, chapelles, chansons, commémorations, vestiges, littérature, car « la mémoire s’accroche à l’objet ». La remémoration peut donc être liée à des supports réels (ami, camarade, syndicat,) ou virtuels (télé, presse, radio, images) avec lesquels les individus entrent en contact, et elle est surtout facilitée par l’inscription sociale et

177 CAPC, 16 C 2, « Musée municipal de Châtellerault », Châtellerault, n°12, janvier 1987, p. 37 178 MDC, NR 1999, « Dessine-moi un lion », La Nouvelle République, 5 janvier 1999, p. 10

179 MDC, NR 1988, « Châtellerault, 20 ans déjà : le souvenir reste », La Nouvelle République, 4 novembre 1988,

p. 9

180 MDC, NR 1990, « La cheminée de la Manu fête ses cent ans », La Nouvelle République, 3 et 4 février 1990, p.

3

181 MDC, NR 2004, « Résistance : un film tourné à la Manu, La Nouvelle République, 5 mai 2004, p. 11 ;

« Concours de scénario : six tandems en compétition », La Nouvelle République, 4 février 2016, [En ligne]. Disponible sur :

<http://www.lanouvellerepublique.fr/Vienne/Loisirs/24H/n/Contenus/Articles/2016/02/04/Concours-de- scenario-six-tandems-en-competition-2613590> [Consulté le 5 février 2016]

182 Comme Clément Krebs, manuchard pendant 25 ans, figure de la vie de Châteauneuf qui siégea au conseil

municipal au début du XXe siècle, mais aussi les noms de résistants manuchards.

183 CAPC, 16 C 4, « Du côté de l’agglo, Le petit Manuchard », op. cit. 184 Martin (J.-C.), Une guerre interminable…, op. cit.

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territoriale. Or, la conservation de l’ossature de la Manu contribue dans une large mesure aux cadres sociaux de la mémoire, c’est-à-dire « les cadres de l’espace, la disposition des lieux et des choses […] qui permettent l’extériorisation de la pensée et qui rendent possible le travail de remémoration »185. Autrement dit « la répartition de la population au sein de structures matérielles disposées sur le sol constitue le matériau indispensable à la formation des représentations collectives les plus constitutives du lien social »186. Compte tenu de la trajectoire historique de l’ancienne usine, de l’importance de la superposition entre lieu de travail et vie sociale sur un même territoire, la Manufacture est bien un espace servant de socle à l’expression de la mémoire, par le maintien des bâtiments187 et de certains groupes sociaux à

la suite de la reconversion permettant à de nombreux ouvriers de rester sur place.

Pour autant, si cet espace investi pour son potentiel symbolique véhicule des représentations collectives, il peut évoluer au fur à mesure de la transformation des groupes anciens qui sont impactés par des interventions extérieures, liées à de nouveaux arrivants, acteurs, ou aux exigences du présent. « Le fondement de la mémoire collective se projette dans des espaces concrets, les pierres sont indissociables des formes de mémorisation et des représentations qui agissent sur la vie. Tous les groupements sociaux se constituent sur une base spatiale, un groupe est lié à son espace, le transforme en image en même temps qu’il s’y plie et s’y adapte »188. Le

territoire urbain est fait de réemplois, de mises au présent de formes plus anciennes. La configuration actuelle de la ville résulte de l’enchaînement de l’ensemble des configurations précédentes, donnant des appropriations du passé local vécu et non vécu, permettant d’accommoder l’histoire d’un lieu en prenant en compte les différents registres narratifs des groupes sociaux qui l’occupent ; ce sont dans ces espaces mouvants, issus du passé mais évolutifs, que les traces mémorielles prennent place et sont ou non appropriées.

185 Ansart (P.), « Maurice Halbwachs, la créativité en sociologie », op. cit. p. 25

186 Marcel (J.-C.), « Les derniers soubresauts du rationalisme durkheimien : une théorie de « l’instinct social de

survie » chez Maurice Halbwachs », in Déloye (Y.), Haroche (C.), Maurice Halbwachs. Espaces, mémoires et

psychologie collective, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 57

187 Particulièrement dans le cas de la cheminée rénovée en 1994. « Les cheminées sont incontestablement

impliquées dans les constructions mémorielles et identitaires » Veschambre (V.), « La cheminée d’usine entre « totem et tabou » : effacement versus appropriation d’un symbole du passé industriel », L’Homme et la société, 192, p. 49

188 Mazzella (S.), « La ville-mémoire, quelques usages de La mémoire collective de Maurice Halbwachs », Enquête, 4, 1996, p. 5

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A titre de conclusion de cette première partie, ce sont donc des conditions historiques qui ont entrainé des liens forts entre la ville et l’ancienne usine. Ceux-ci ne se rompent pas à la fermeture dans la mesure où la longue trajectoire industrielle forgée par la Manufacture se poursuit, permet le réemploi de la main d’œuvre et la continuation d’un territoire de « savoir- faire » s’articulant autour de certains secteurs-clefs. Le contexte châtelleraudais constitue un support d’investissements mémoriels multiples, dans un « espace de mémoire » s’érigeant sur ce qu’a été le passé. Le traitement des restes, l’importance de la spatialité dans les activités de remémoration, la reconversion progressive dans le domaine culturel et patrimonial, s’accompagnent dans ces modalités d’une multiplication des productions mémorielles dont il s’agit d’identifier les contenus et acteurs qui les portent.

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II – Les acteurs et les contenus des

références à la Manufacture

Comme le montre Hélène Mélin189, le patrimoine et la mémoire de l’industrie appartiennent au paysage social et attirent un public large, dépassant celui qui a directement connu l’usine. Ils sont investis par une multitude d’intervenants (1) (politiques, sociaux, associatifs, autorités publiques) qui constituent autant de points de vue et de façons de dire le passé (2).

1 – Une nébuleuse d’acteurs investissant l’ancienne usine et son passé

La construction mémorielle de l’ancienne Manufacture est aussi bien initiée par le haut et les pouvoirs publics (1.1) que par le bas avec la société civile (1.2). Les premiers travaillent souvent ensemble, sont complémentaires, peuvent interagir avec la seconde ; il s’agit ici de repérer empiriquement les mobilisations les plus notables sur la temporalité longue pour décrire leur action et montrer la multitude de protagonistes qui gravitent autour de la mémoire d’un site industriel (la troisième partie appréhendera plus loin leur logique interactionnelle dans le cadre de configurations ciblées).