• Aucun résultat trouvé

La progressive dégradation territoriale jusqu’à aujourd’hui

La modification de la morphologie de la ville et la poursuite de sa trajectoire cognitive

La morphologie de Châtellerault s’adapte à l’expansion industrielle des années 1960 et 1970 et à ses besoins de main d’œuvre. Comme le montre Nermin Sivasli113, la ville est depuis plus

d’un siècle dans la société industrielle, elle n’a pas connu le désastre des guerres et peut donc améliorer son urbanisation afin d’accueillir l’afflux de nouveaux arrivants, immigrés et ruraux des campagnes poitevines. Plus de 5 500 logements sont construits entre 1951 et 1970. Durant la période des trente glorieuses, la population étrangère quadruple (avec l’arrivée de rapatriés harkis à partir de 1962, des nationalités algérienne, portugaise, espagnole et marocaine). Le quartier HLM de la ZUP d’Ozon s’édifie entre 1961 et 1963, accueille près de 4 000 nouveaux habitants, occasionnant le décongestionnement du centre-ville. L’urbanisme châtelleraudais a évolué sans commune mesure alors que les aménagements deviennent précaires et que les bâtiments des années 1960 sont rapidement en voie de paupérisation dans les années 1980. En 1982, Châtellerault se présente comme une « grande agglomération rurale »114, seconde ville de la Vienne, et est complémentaire de la capitale régionale, Poitiers, pour l’industrie et le commerce. Le recensement de 1982 montre pourtant que la population commence à décroître et à vieillir : on ne compte que 35 848 habitants en 1982 contre 37 080 en 1975, et la part des moins de 25 ans chute de 42 à 36% de la population. Comme dans le reste du pays, il y a une rapide augmentation des demandeurs d’emploi : de 500 en 1970, ils passent à 5200 en 1982. La ville reste à dominante ouvrière puisque les ouvriers représentent encore 42% de la population active en 1982115.

La main d’œuvre que constituent les anciens manuchards et les nouveaux arrivants contribue par ailleurs à la poursuite de la trajectoire cognitive du territoire, dans un processus itératif, cumulatif, rappelant les analyses en termes de Path Dependancy, puisque les choix et trajectoires du passé pèsent sur le présent en entrainant une dépendance à l’histoire. Marie Ferru116 opère ainsi une relecture du développement de l’industrie châtelleraudaise par les

approches cognitivistes, dans la mesure où « différents évènements historiques, favorisés par la

113 Sivasli (N.), « L’immigration à Châtellerault des années 1920 à aujourd’hui », Revue d’histoire du pays châtelleraudais, 18, 2009

114 Murphy (G.), Petite histoire deChâtellerault, op. cit., p. 117 115 Ibid.

116 Ferru (M.), « L’industrie châtelleraudaise et ses capacités d’innovation », Revue d’histoire du pays châtelleraudais, 18, 2009 ; Ferru (M.), « La trajectoire cognitive des territoires : le cas du bassin industriel de

40

géographie du territoire et renforcés par des décisions publiques, ont en effet été déterminant dans la structuration du système productif châtelleraudais et expliquent son positionnement actuel »117. La spécialisation industrielle du territoire est liée à la présence de trois secteurs

prédominants : la métallurgie (le plus important), l’industrie automobile et l’aéronautique, avec une compétence transversale à tous ces secteurs : le savoir-faire autour de la mécanique. La ville est un bassin industriel qui s’organise autour d’une compétence accumulée dans le temps long (depuis la tradition coutelière), et par la circulation de la main d’œuvre entre les différentes entreprises de la ville. Bénéficiant de données contextuelles particulières, la conversion des années 1960 perpétue les savoirs faire locaux et a facilité l’implantation de sociétés susceptibles d’employer cette force de travail spécialisée dans la mécanique (en 1959, c’est 61% de la population active châtelleraudaise qui est employée dans l’industrie mécanique118).

Cette situation de l’emploi et cette trajectoire cognitive expliquent aussi les difficultés ponctuelles que la ville a pu rencontrer en termes de plans sociaux et restructurations, depuis les années 1980, dès lors qu’un des secteurs vers lesquels la ville s’est orientée entre en crise. La progression des effectifs salariés privés de la ZE de Châtellerault entre 1984 et 2005 révèle un tissu local très sensible aux fluctuations macroéconomiques, regroupées autour de 5 périodes (1984-1986, période récessive ; 1986-1990, période de croissance macroéconomique ; 1990- 1996, période fortement récessive ; 1996-2000, période de croissance macroéconomique ; 2000-2005, période fortement récessive)119. Entre 1993 et 2005, c’est ainsi le secteur de la

fabrication d’équipements d’automobiles qui a subi une diminution de 41% de ses effectifs salariés pour passer de 1964 emplois salariés en 1993 à 1151 en 2005 (813 emplois perdus)120.

En 2005, Châtellerault possède encore un tissu productif très industriel (annexes p. 155), 36% des postes de la zone d’emplois proviennent alors de l’industrie contre 18% en France.121 Elle

demeure toujours très concentrée, avec des établissements de grandes tailles qui sont très largement surreprésentés au regard de la moyenne nationale122. Le système productif est peu dynamique, ne se renouvelle que partiellement123 et voit ses créations d’emplois s’essouffler. Les fermetures d’entreprises s’intensifient à partir de 2004 : les entreprises Amor et France

117 Ferru (M.), « L’industrie châtelleraudaise et ses capacités d’innovation », op. cit., p. 31 118 Murphy (G.), Petite histoire de Châtellerault, op. cit.

119 Maison de l’économie, de l’emploi et la formation du Pays Châtelleraudais, Diagnostic socio-économique de la zone d’emploi de Châtellerault, 2007, p. 24

120 Ibid., p. 27

121 Ferru (M.), « L’industrie châtelleraudaise et ses capacités d’innovation », op. cit.

122 Maison de l’économie, de l’emploi et la formation du Pays Châtelleraudais, Diagnostic socio-économique de la zone d’emploi de Châtellerault, 2007, p. 6

41

Champignon ferment leurs portes en 2004 et 2005, en 2006, il y a eu de nombreux licenciements (avec de fortes mobilisations syndicales et des périodes de grèves) chez les équipementiers automobiles et dans l’aéronautique : Fenwick, New Fabris, Valéo, Fonderies du Poitou Aluminium. La crise de 2008 touche sévèrement le châtelleraudais et son industrie. En 2009, l’usine New Fabris ferme, aux termes d’un conflit social largement relayé par la presse nationale, de par la menace des 366 salariés du site de le faire exploser avec des bonbonnes de gaz disposées dans l’usine. En tout, ce sont 1300 emplois supprimés de 2008 à 2011 et 48 entreprises fermées124, soit deux fois plus que dans l’ensemble du département de la Vienne et de la Région Poitou-Charentes pour la même période125.

La situation actuelle de la ville

Du point de vue démographique, davantage de résidents ont quitté l’aire urbaine de Châtellerault que de personnes s’y sont installées126, la population ne cesse de décroitre depuis le début des années 1980 (annexes, p. 155, POP T1M – Population) et elle est de plus en plus vieillissante (annexes p. 155, POP G2 – Population par grandes tranches d’âges). Concernant l’emploi, au 1er Janvier 2015, la zone de Châtellerault est la plus touchée par le chômage dans

le département de la Vienne127 et le taux de chômage des 15 à 64 ans en 2012 est de 20,7% de la population active (annexes p. 156, EMP T4 – Chômage au sens de recensement des 15-64 ans). La ville demeure le premier bassin industriel de l’ex-région Poitou-Charentes et elle conserve une portion très importante d’ouvriers dans sa population active malgré leur déclin numérique (annexes p 156. EMP T3 – Population active de 15 à 64 ans selon la catégorie socioprofessionnelle). Les indicateurs de précarité restent quant à eux élevés : 6670 habitants sont dans des quartiers concernés par la politique de la ville, soit 20% des Châtelleraudais et l’intégralité de l’ancien faubourg ouvrier de Châteauneuf128. Ce dernier concentre les revenus

124 Maison de l’économie, de l’emploi et la formation du Pays Châtelleraudais, Les principaux indicateurs de la zone d’emploi, 2012

125 Puaud (D.), « Brève histoire d’une floraison industrielle », op. cit.

126 INSEE Poitou-Charentes, « Deux Picto-Charentais sur trois résident dans un espace urbain homogène », Décimal, 313, 2011

127 INSEE Aquitaine-Poitou-Charentes-Limousin, « La Vienne à grands traits », Insee analyses, 14, 2016 128 Pays Châtelleraudais communauté d’agglomération, direction du développement local et de l’aménagement, Contrat de ville 2015-2020, 2015

42

les plus faibles de la ville avec le quartier d’Ozon129, le taux de chômage des jeunes de moins

de 25 ans y atteint presque 40%.130

En définitive, à une période de poursuite de la croissance de la ville aussi bien sur le plan démographique qu’économique dans le sillage de ce qu’a permis la Manufacture, succède une période plus ponctuée au niveau des crises du tissu productif châtelleraudais. Or, force est de constater que cette évolution va de pair avec la multiplication des traces mémorielles autour de ce qu’a été le passé ouvrier glorieux de la ville incarné par l’ancienne usine.

3 – Historique du traitement des « restes » et multiplication des productions mémorielles

Le site de la Manufacture n’a pas été rasé et a fait l’objet d’une reconversion progressive en espaces de loisirs, de culture et de tourisme jusqu’à aujourd’hui (3.1). S’y ajoute en parallèle la multiplication de traces ou de productions mémorielles autour d’un passé ouvrier glorieux (3.2) qui permettent le maintien d’une géographie spatiale, mentale et d’un cadre référentiel autour de l’ancienne usine.