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Chapitre 1 – Introduction : Contexte & Problématique

1. La théorie du principe audiotactile

2.1. Temps cyclique et hypertextualité sonore

Dans un article daté de 200810, Philippe Michel insiste sur le rôle fondamental

joué par les techniques d'enregistrement sonore dans la gestation et la diffusion d'une pratique improvisée comme le jazz. L'auteur démontre que l'improvisation en jazz forme une boucle temporelle appelée « polychronie circulaire »11 [Michel, 2008, 273].

Dans son sens premier, la « polychronie » désigne la capacité d'une personne à faire plusieurs choses à la fois. Pour Michel, cela signifie une succession de temporalités ou d'étapes dans l'accomplissement d'une action, en l’occurrence le fait d'improviser. Ces étapes sont au nombre de trois et se présentent sous cet ordre : la préparation, la

performance et la trace. Ensemble, elles forment un cycle parcouru de l'intérieur par

les techniques de reproduction sonore. L'auteur précise que si l'appareillage technique permet la réécoute, il est également susceptible de reproduire le processus d'apprentissage audiotactile. S'ensuit un effet d'agglutinement des temporalités entre les trois étapes d'un processus improvisé : (1) le temps d'apprentissage ou de préparation ne peut se faire qu'avec l'aide de l'enregistrement ; (2) le temps de la performance partiellement préparée qui fait l'objet d'un enregistrement ; (3) le temps de la trace enregistrée qui restitue la performance et reconduit le processus à son point initial avec la constitution d'une « mémoire phonogrammatique » au sein d'une communauté musicale donnée [Loizillon & Michel, 2012, 303].

Schéma n°1 : les trois étapes de la polychronie.

10 Michel, Philippe. « Que signifie improviser en jazz ? ». In Eurêka, le moment de l'invention, édité par Ivan Toulouse et Daniel Danétis. Paris : L'Harmattan, 2008, 265-280.

11 Nous reprenons ici la terminologie employée par l'auteur.

Chapitre 3. Le cadre théorique : préparation, performance, trace En 1986, Bernard Stiegler avait, sans la nommer explicitement, pensé l'idée de « polychronicité » en prenant comme exemple représentatif la figure du saxophoniste Charlie Parker12. Philippe Michel, en reprenant les travaux de Stiegler, formalise et

généralise à l'aide d'un modèle théorique la manière dont les savoirs musicaux se transmettent chez les musiciens de jazz. Il s'agit, en quelque sorte, d'un « principe caché » qui assure le renouvellement d'une génération à la suivante grâce aux disques et aux dispositifs d'appareillage. L'intérêt d'un tel modèle vient de sa relative souplesse car il présente le fonctionnement d'un processus en nous éloignant d'une vision trop chronologique. En revanche, nous rappelons que ce modèle vaut principalement pour le jazz et les techniques analogiques. Avec la multiplication des supports numériques, de possibles changements sont à prévoir.

À la suite de Philippe Michel, le musicologue Giancarlo Siciliano explicite l'idée d'un temps ramassé sur lui-même : « en quittant les prémisses de l’œuvre-objet close, restituable et hypostasiée, le jazz propose au contraire une processualité qui se laisse réinventer en suivant une logique cyclique d’un retour non pas du même, mais du différent13 » [Siciliano, 2012, 8]. La mémoire phonogrammatique est la première et la

dernière étape du processus improvisé. Siciliano précise que l'audiotactilité marque « le refus d'une opposition censée démarquer l'oral de l'écrit et corrélativement, l'analogique du numérique » [Siciliano, 2012, 1]. Pour lui, le principe peut s'adapter aux techniques numériques « (…) en tant que hypertexte, non seulement au sens que lui assignent les sciences informatiques (…), mais aussi au sens d’une "post-littérarité" (…), posée par Marshall McLuhan » [Siciliano, 2012, 2]. De cette manière, il est possible de penser l'improvisation comme un processus hypertextuel14.

L’œuvre audiotactile se présente, donc, comme un texte inscrit sur le support technologique de la reproduction phonographique : en effet, celui-ci la dérobe à l’évanescence du devenir temporel et la projette dans une sphère de référentialité objective, comme unité textuelle et objet esthétique aux propriétés semblables, même si ne coïncidant pas avec celles de l’œuvre écrite selon la notation occidentale. (…) De façon paradoxale, c’est justement la possibilité de fixer le procédé de constitution de la forme – procédé qui se présente lui-même comme dimension textuelle – qui pose les prémisses de son dépassement et de la transformation des « modes de former », en fixant les termes de la réalisation de l’innovation stylistique dont les changements d’ordre esthétique intervenus dans le jazz, à peu près tous les dix ans au XXe siècle, en sont un témoignage éclatant. [Caporaletti, 2008, 106].

12 Stiegler, Bernard. « Programmes de l'improbables, court-circuit de l'inouï ». Inharmoniques 1 (1986) : 126-159. 13 Dans le même texte, Bernard Stiegler analyse longuement la nuance entre « différence » et « differance », un

terme emprunté à la philosophie de Jacques Derrida.

14 Édouard Hubert cite Gérard Genette dans un article consacré au saxophoniste Jackie McLean: « tout texte dérive d’un texte antérieur par transformation simple ou par transformation indirecte ». Hubert, Édouard. « Le style : le jeu du jazz ? Nouvelle approche du "premier style" de Jackie McLean au prisme de la théorie des musiques audiotactiles » . Epistrophy 02 (2017) « Jouer Jazz / Play Jazz » : Site de Epistrophy. Repéré le 30 mars 2017 à http://www.epistrophy.fr/le-style-le-jeu-du-jazz-nouvelle.html.

Chapitre 3. Le cadre théorique : préparation, performance, trace

Fig. 1 : image négative de la gravure des microsillons à la surface d'un disque [Source : Musical Spectrum analysis, http://vimeo.com/27135957].

Chapitre 3. Le cadre théorique : préparation, performance, trace En 1922, le photographe Lazló Moholy-Nagy entrevoyait déjà les possibilités techniques de la phonographie dans le champ artistique. En lien avec sa discipline, il considérait les microsillons gravés sur le support-disque comme une « photographie du son » [Moholy-Nagy, 1993 (1922), 120-123]. En plus de l'entendre, il était désormais possible de « voir » le son. Ainsi, le phonographe et le support-disque seraient une retranscription des sons autrement que par la notation musicale. Dans cette perspective, l'œuvre audiotactile est un texte musical inscrit sur le support technique de la reproduction phonographique : « Avec la phonographie, on est en présence d'une autre conception de l'écriture fondée sur les moyens de la fixation des sons et non, comme on pourrait le croire, en présence d'une forme mécanisée de retour à l'oralité » [Loizillon, Michel, 2012, 297]. Bernard Stiegler avait lui aussi exprimé cette idée générale : « Tout enregistrement est une forme d’écriture, et les formes techniques d’enregistrement ouvrent et configurent les champs d’écriture et les surfaces d’inscription — musicales et non musicales — en général » [Stiegler, 1986, 126]. La mécanisation de l'écoute amène alors à reconsidérer la notion de « texte » et ses multiples ramifications hypertextuelles dans le transfert d'une graphie à une autre.

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