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Chapitre 1 – Introduction : Contexte & Problématique

1. La théorie du principe audiotactile

2.2. Mimétisme audiotactile

Notre recherche ne s'intéresse pas à la manière dont les sons peuvent être graphiquement représentés, mais sur la relation suivie entre le musicien, qui vit au présent, et l'enregistrement sonore, qui appartient au passé et ne suppose aucune présence physique pour être joué. Nous allons détailler la complexe intrication qui existe entre le musicien et ses « doubles » techniques, l'instrument de musique et l'appareil de reproduction sonore analogique, en interrogeant une transmission audiotactile des savoirs musicaux. Dans une démarche associative, un instrumentiste peut superposer les différents processus en jeu, vivant et machinique. Le terme « analogie » amène à l'hypothèse suivante : les premiers inventeurs ont certainement dû penser à une réplique de l'appareil acoustique humain pour imaginer le fonctionnement des premiers gramophones15. Une personne amasse des airs musicaux

qui exercent sur lui une forte attraction, il traite les informations dans son for intérieur, puis les ressort de façon mimétique. Il faut néanmoins faire attention à ne pas associer trop facilement le mécanisme d'un appareil technique à la biomécanique humaine.

Nous constatons que les enregistrements contribuent à élaborer une culture musicale bien particulière. En contexte audiotactile, l'instrumentiste novice cherche, dans un premier temps, à reproduire les musiques qui l'ont influencé en jouant « par dessus » les enregistrements. La technique instrumentale d'un virtuose provoque une

15 À ce propos, l'anthropologue Marcel Jousse fait un rapprochement intéressant entre l'être humain et les appareils enregistreurs : « l'homme reçoit, enregistre (il intussusceptionne) et si possible "rejoue", emplissant ainsi sa fonction d' "Anthropos mimeur" [43]. (…) Nous ne sommes donc, au fond, que des appareils de réception qui rejouent uniquement ce qu'ils ont reçu » [Jousse, 1978, 56]. « Intussusceptionner » est un mot important dans le vocabulaire de Jousse, de « suscipere = amasser, cueillir, intus = d'un mouvement qui porte à l'intérieur de soi- même » [Jousse, 1978, 15].

Chapitre 3. Le cadre théorique : préparation, performance, trace attirance chez les instrumentistes débutants. Au sens propre, il est possible de copier les disques des musiciens que l'on préfère sur un autre support à des fins de conservation. Au sens figuré, les musiciens accomplis deviennent des modèles destinés à être « copiés ». Les « maitres » font ainsi l'objet de nombreuses répliques de la part des générations suivantes.

Le fait de « copier », dans le sens d'« enregistrer », est lié à l'activité musicale : d'une part, pour fixer la musique d'un autre et s'en inspirer à la réécoute ; d'autre part, pour fixer éventuellement ses premiers essais musicaux et se réécouter soi-même. Chaque enregistrement est une trace qui permet de savoir quel a été le parcours audiotactile d'un musicien. L'écriture du son se lit par l'écoute, celle du musicien qui prend connaissance des enregistrements en même temps qu'il travaille son instrument. Dans ce cas, l'imitation comme stratégie d'adaptation est au centre du processus d'apprentissage. Nous précisons que ce mode d'apprentissage n'exclut en aucun cas d'autres approches de la musique de façon simultanée. Un musicien peut accumuler ou conjuguer différentes manières d'apprendre. Laurent Cugny donne une description claire de la méthode audiotactile parallèlement à la lecture des partitions.

On peut parfaitement procéder à la transcription d'un disque avec le seul secours d'un crayon, d'une feuille de papier et d'une table, mais le plus souvent, on en passe par l'instrument et de fait, on joue « par dessus » le disque. Quand la transcription est terminée, on peut jouer avec le disque, non seulement pour vérifier si la transcription est juste, mais aussi pour entrer en contact avec la musique autrement que par l'audition ou la notation, physiquement en quelque sorte, bien que ce soit de façon décalée, dans l'espace et le temps (on joue en même temps qu'un disque qui a été enregistré avant et ailleurs). Cette dimension n'est pas seulement de l'ordre du plaisir à jouer avec ces musiciens là, dont on veut savoir ce qu'ils ont joué, il est aussi question d'« entrer » dans la musique, de l'habiter, de l'intérieur. [Caporaletti, Cugny, Givan, 2016, 39].

La citation de Laurent Cugny laisse entrevoir un aspect fondamental de l'audiotactilité : le disque n'est pas un simple document sonore appartenant au passé. Avec l'enregistrement, l'auditeur cherche à « revivre » la musique en temps réel, car il demeure attentif à chacune des notes jouées. Il lui arrive d'imaginer que le musicien joue en ce moment même dans la pièce voisine. Écouter sur disque un instrumentiste en train d'improviser, c'est essayer de comprendre où il va, comment il construit son solo au fur et à mesure que le temps avance. Nous tâchons de suivre son cheminement et sa manière de penser en musique. Il est également possible de reconsidérer l'œuvre gravée sur disque à chaque réécoute afin d'en découvrir de nouveaux aspects. La musique s'offre à l'auditeur comme une matière sonore à « creuser », dans la connaissance et l’appropriation personnelle d'un répertoire.

Les techniques d'enregistrements analogiques ont permis de restituer la présence des grands solistes de jazz ou du rock. La volubilité de ces deux répertoires musicaux vient en partie du fait que les morceaux sont revisités par les artistes. Bien

Chapitre 3. Le cadre théorique : préparation, performance, trace qu'il existe des versions incontestablement plus réussies que d'autres, l'auditeur sait qu'il a la possibilité d'écouter plusieurs variantes d'un même morceau. Il comprend donc que la version entendue n'est pas unique ou gravée une fois pour toutes. Le morceau peut être rejoué, il vit et se transforme dans le temps au gré des reprises. Mais qu'en est-il pour les musiques électroniques ? Les machines prennent-elles le pas sur la présence physique du musicien ? Parce qu'ils sont préenregistrés, les morceaux ne risquent-ils pas d'être figés dans une seule version ou d'être parodiés avec l'utilisation répétée de l'échantillonnage ? Le son électronique lui-même n'est-il qu'un ensemble de techniques et de réseaux informatiques désincarnés16 ? Ce n'est pas l’enregistrement

technique qui est à mettre en cause ici, mais plutôt le rapport entre le musicien en action et les outils de production électroniques. Pour mieux saisir la différence entre techniques de production et de reproduction sonore, nous allons revenir sur le texte fondateur de Walter Benjamin.

En 1936, Walter Benjamin écrit au sujet de l'œuvre d'art à l'époque de la reproductibilité mécanique17. Pour cela, l'auteur utilise un concept, l'aura, un des plus

importants de sa philosophie. L'aura correspond au caractère unique et non reproductible de l'œuvre d'art. Pour comprendre un tel concept, il faut imaginer une personne se retrouvant seule face à l'œuvre originale elle-même, devant sa présence physique. L'aura ne se limite pas au domaine de l'art. Le concept peut s'appliquer à toute présence que nous éprouvons au moment où elle a lieu. La personne qui voit, ou qui entend, ce phénomène prend alors conscience du temps présent et de l'existence de chaque chose : « L'homme qui, un après-midi d'été, s'abandonne à suivre du regard le profil d'un horizon de montagnes ou la ligne d'une branche (...) – cet homme respire l'aura de ces montagnes, de cette branche » [Benjamin, 1936, 43].

Walter Benjamin s’intéresse particulièrement au cinématographe, art industriel et reproductible par excellence. Les industries dites « culturelles » et de divertissement entendent faire des œuvres d'art des produits de consommation toujours plus nombreux. Benjamin pose alors la question de savoir ce qu'il advient de l'aura lorsqu'une œuvre d'art n'est plus, à cause de sa reproduction en série, que la copie d'elle-même : « à la reproduction même la plus perfectionnée d'une œuvre d'art, un facteur fait toujours défaut : son hic et nunc18, son existence unique au lieu où elle se

trouve. Sur cette existence unique, exclusivement, s'exerçait son histoire » [Benjamin, 1936, 41]. Pour l'auteur, la reproductibilité détruit le caractère original de l'œuvre. Il ne subsiste d'elle que des copies plus ou moins fidèles dans lesquelles toute présence physique vient à se dissoudre et à disparaitre.

La performance est un événement particulièrement vivant. Les spectateurs qui y assistent sont en présence des musiciens eux-mêmes et vivent eux aussi une expérience immédiate à la musique. Nous savons également qu'une performance ne se reproduit

16 Nous pouvons ajouter : désincarnées... mais désespérément humaines car cette invention ne renvoie, tel un miroir, qu'à l'humain et à ses propres activités, excluant de fait toute autre forme de vie.

17 Benjamin, Walter. L'œuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée. Paris : Allia, 2003 [1936]. Nous utilisons la pagination de l'édition de 1936 pour les citations dans le texte.

18 « Ici et maintenant » en latin.

Chapitre 3. Le cadre théorique : préparation, performance, trace jamais à l'identique. Son existence est donc unique. En revanche, l'enregistrement permet de « revivre » imaginairement cet instant. Dans ce cas, comment une tradition musicale parvient-elle à être un art de l'instant et, en même temps, celui de la répétition de cet instant sans se contredire pour autant ? En réalité, c'est la reproductibilité technique qui permet la tenue de nouvelles performances et non l'inverse. Après avoir entendu sur disque la musique de leurs ainés, les musiciens plus jeunes vont pouvoir se mettre à jouer à leur tour. Ainsi, est-il possible à l'œuvre reproductible de recouvrir son « auralité » , ce qui en train de se passer, afin que les générations suivantes revivent, réellement et à leur manière, les musiques qu'elles aiment.

Guillaume Loizillon et Philippe Michel parlent d'un « modèle général électroacoustique » équivalent, selon eux, au principe audiotactile [Loizillon & Michel, 2012, 298]. Pourtant, lorsque l'on parle d'« électroacoustique », l'écoute des enregistrements dans l'apprentissage de la musique ne vient pas immédiatement à l'esprit. Nous songeons plus communément à la musique concrète de Pierre Schaeffer et aux explorations du GRM de Paris19. La phonographie est le socle sur lequel se

construisent les musiques audiotactiles et avec elles, les nombreuses utilisations des techniques de reproduction sonore. En effet, il faut rappeler qu'il existe des usages variés du phonographe. Depuis le manifeste de 1922, Lazló Moholy-Nagy avait envisagé la possibilité que cet outil devienne un instrument de musique au même titre que le saxophone, par exemple, préfigurant ainsi la musique concrète ou la pratique de l'échantillonnage. Puisque le son devient une matière visuelle et lisible, l'artiste pensait l'utiliser comme un matériau plastique que l'on manipule à l'aide de l'outil de diffusion20.

La musique concrète se sert directement des enregistrements pour créer de nouvelles pièces de musique. Par la bande électromagnétique, le texte sonore devient un outil de production avec lequel on compose et non plus seulement une technique de reproduction sonore. Or, c'est la phonographie à travers l'improvisation en scène qui nous intéresse prioritairement. Bien que le jazz ait assez peu utilisé l'électronique dans le jeu instrumental, il nécessita néanmoins le recours à l'électronique pour écrire sa propre histoire. Son exemple peut alors éventuellement servir à l'étude des musiques improvisées électroniques actuelles. Nous allons essayer de démontrer que le « modèle électroacoustique » dont parle Guillaume Loizillon et Philippe Michel s'appuie, à ses débuts, sur un archétype jazzistique et acquiert, par extension, une orientation électroacoustique.

Le jazz est un exemple historique qui illustre remarquablement le principe audiotactile. Les musiciens ont fréquemment recours à la citation car les improvisations s'élaborent, la plupart du temps, à partir de reprises de thèmes entendus sur disque :

19 Groupe de Recherches Musicales.

20 Il faut rappeler que cette idée avait déjà été suggérée par Lionel Mapleson dès l'époque du gramophone. Dans un ouvrage récent, Jonathan Sterne retrace les différentes étapes de la découverte des techniques de reproduction sonore depuis le XIXème siècle, contribuant ainsi à étoffer l'état de l'art dans ce domaine. Sterne, Jonathan. Une histoire de la modernité sonore. Paris : Éditions de la découverte/Philharmonie de Paris – Cité de la musique, 2015.

Chapitre 3. Le cadre théorique : préparation, performance, trace « Du fait non seulement de sa circularité mais de sa maniabilité le disque permet une réactualisation de l’exécution et, au sens propre, une reproduction de sa durée, en quelque sorte une réversibilité du temps » [Jamin & Williams, 2001, 10]. Avec le live

electronic, la matière sonore enregistrée (soi-même et les autres) peut désormais être

réutilisée par injection dans le cours du jeu improvisé. Les deux aspects de la phonographie précédemment décrits se rejoignent alors : d'une part, l'utilisation des enregistrements comme moyen d'apprentissage ; d'autre part, l'utilisation des enregistrements comme instrument de musique lors des performances. Dans un premier cas, les enregistrements ne sont pas audibles au cours de la performance, ils servent d'appui pour apprendre à improviser. Dans un second cas, les enregistrements sont la matière même avec laquelle on fait de la musique.

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