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Chapitre 1 – Introduction : Contexte & Problématique

1. Contexte général de la recherche

2.3. Spécification de l'objet d'étude

2.3.1. Processus poïétique en improvisation avec des outils électroniques

L'objet d'étude est la musique en train de se faire au moment et à l'endroit où

elle se tient. De quoi l'improvisation se rapproche-t-elle le plus et qui peut intéresser

l'anthropologie sociale ? Probablement à la vie en société, le rapport aux autres, la position des corps, la manière d'être, de se tenir, de parler, de se présenter, susciter

50 Entretien du 22 mars 2012.

Chapitre 1. Introduction. Contexte & problématique l'intérêt, la discussion, l'échange verbal et non-verbal, etc. Tout cela suppose évidemment un apprentissage, mais ce savoir ne cesse d'être sollicité en toute circonstance. Un langage artistique n'arrive pas avec la désignation d'un genre musical – qui peut être multiple – mais avec la compétence acquise par une personne au fil des ans afin qu'elle puisse s'exprimer facilement le moment venu. Nous devons évidemment replacer les improvisateurs dans leur contexte social, mais également retracer leur histoire unique. Comment saisir un art en formation avant que celui-ci ne prenne sa forme définitive ? Pour cela, il faut tenir compte du principe de diversité. Par exemple, l'improvisation libre est généralement arythmique, mais rien n'exclut la tenue d'un rythme si un musicien en éprouve le besoin. Après avoir précisé un type d'improvisation en particulier, nous chercherons à laisser le champ des possibles ouvert afin de ne pas enfermer l'objet d'étude dans une spécificité aux caractéristiques intangibles. Le corps en action doit être considéré avant toute chose. Nous devons également spécifier le type d'instrumentation.

La présente recherche porte sur la descendance musicale de l'improvisation libre avec des outils sonores électroniques. La lutherie électronique transforme le rapport au temps et aux gestes fonctionnels et non fonctionnels car ils permettent de faire des mouvements plus brefs. Ainsi, un musicien peut obtenir de plus grands écarts harmoniques, ce qu'il ne pouvait pas faire avec un instrument acoustique plus tributaire des contraintes physiques. De ce fait, l’électronique favoriserait l'atonalité en musique et la recherche sur les textures sonores lorsque les notes ne se suivent pas mélodiquement. De plus, le son électronique n'a pas le même grain qu'en acoustique où il est possible de pressentir la note avant même qu'elle ne soit jouée. Puisque l'improvisation libre est affaire de contraste pour provoquer un éventuel effet de surprise, le passage d'une idée à une autre peut être obtenu, grâce aux outils électroniques, avec un maximum de netteté. La programmation informatique permet, quant à elle, de répéter l'effet à l'identique à divers moments du morceau si celui-ci a été enregistré préalablement. Un musicien peut également maintenir un rythme d'une stabilité absolue avec une boîte à rythme. Par ailleurs, il n'y a pas d’incompatibilité entre le mouvement du musicien sur scène et l'utilisation d'un outil sonore électronique, pas plus qu'un instrument acoustique supposerait une obligation de mouvement, car un musicien peut l'utiliser avec une grande économie de gestes.

Selon Jean Molino et Jean-Jacques Nattiez, le sens musical possède deux niveaux qui ne se recouvrent pas : le niveau poïétique appartenant à celui qui créer l'œuvre ; le niveau esthésique appartenant à celui qui reçoit l'œuvre, c'est-à-dire l'auditeur [Molino, 2009, 122]. Puisqu'il faut tenir compte de l'individuation des pratiques musicales de la période contemporaine, notre recherche s'oriente alors vers une étude du processus poïétique en solitaire chez différents musiciens improvisateurs avec des outils sonores électroniques dans leur lieu privé. Nous n'aborderons pas la réception que les spectateurs ont des musiques improvisées ou expérimentales. Bien que les musiciens se rencontrent quelquefois pour jouer ensemble, ce n'est pas l'improvisation collective qui nous préoccupe, ni la manière dont les musiciens se

Chapitre 1. Introduction. Contexte & problématique coordonnent entre eux, celles-ci a déjà été grandement étudiées par Clément Canonne. Il ne sera pas non plus question des musiques électroniques de danse. Cela supposerait un étude sociologique sur le point de vue des spectateurs eux-mêmes venus danser, par exemple. Bien qu'il s'agisse encore d'improvisation, le DJ cherche surtout a susciter une perte d'effectivité temporelle chez les spectateurs afin qu'ils puissent s'abandonner à la musique et s'oublier pendant ce temps.

L'improvisateur écoute son instrument autant qu'il en joue pour interagir seul avec les sons dans le cas d'une exploration, d'un entraînement ou d'une performance en solo. Dans ce cas, l'écoute est à la base du savoir chez un musicien habitué à pratiquer son instrument en situation d'improvisation. Or, nous le répétons, la préparation est déjà une improvisation. Comme le fait de vivre, cette pratique est quotidienne. Même si elle présente rarement un caractère exceptionnel, elle demeure nécessairement imprédictible. Nous pouvons prévoir de faire quelque chose dans la journée, mais nous ne pouvons prédire réellement ce qui va se passer, aussi insignifiant soit l’événement. La recherche traitera alors de l'utilisation des outils sonores électroniques, analogiques et numériques, pour comprendre la manière dont les improvisateurs envisagent et vivent cette relation51. Même si la pratique est ancienne, les rares moments où un

musicien arrive à se surprendre lui-même est à chaque fois, pour lui, une redécouverte de l'outil. L'intérêt d'une telle étude est de savoir ce qui se passe avant et après le moment de la performance alors que l'improvisation n'a lieu qu'une seule fois. S'il n'existe pas d'antériorité à une improvisation, tout ce qu'un improvisateur à traversé durant les années est susceptible de se retrouver dans son jeu actuel, visible à travers ses actions.

Le principe « audiotactile », initié par le musicologue Vincenzo Caporaletti52,

caractérise les musiques nées de la reproduction technique du son et de leur diffusion par le disque, la radio, ou plus récemment, par Internet. C'est le fait d'apprendre à jouer de la musique à partir des enregistrements sonores. Ce principe réalise, d'après le musicologue Philippe Michel, un cycle temporel qui se décompose en trois étapes (préparation, performance, trace), soit trois temporalités distinctes dans la vie du musicien (passé, présent et avenir). L'étape de la préparation correspond aux premiers balbutiements d'un musicien qui découvre son instrument en même temps qu'il s'inspire du jeu d'autres artistes à travers l'écoute des disques. L'étape de la

51 D'autres personnes mènent actuellement une démarche similaire dans des domaines très éloignés de la musicologie. C'est le cas de la dramaturge Annie Dorsen qui interroge la recherche théâtrale sur la relation humain/ordinateur : « Dans ma prochaine pièce, je voudrais travailler sur les algorithmes d’apprentissage et les algorithmes génétiques. Réfléchir à leur mode opératoire, à la manière subtile dont ils affectent notre quotidien. À la boucle cybernétique dans laquelle ils nous enferment, le théâtre algorithmique veut livrer leur fonctionnement à l’observation et à la contemplation, afin que nous commencions à comprendre non seulement comment ils fonctionnent, mais comment nous fonctionnons avec eux ». Entretien avec Annie Dorsen par Marie Lechner. (2013). Les algorithmes peuvent-ils interpréter Hamlet ? Repéré le 22 novembre 2013 à

http://www.liberation.fr/culture/2013/11/22/les-algorithmes-peuvent-ils-interpreter- hamlet_961064.

52 Voir le cadre théorique de la recherche pour la définition et la description du principe « audiotactile » [Chapitre 3. 1.]. Nous mettons ici la principale référence : Caporaletti, Vincenzo. « La théorie des musiques audiotactiles et ses rapports avec les pratiques d'improvisations contemporaines ». In Filigranes Vol. 8, « Jazz, musiques improvisées et écritures contemporaines », édité par Philippe Michel. Le Vallier : Delatour France, 2012, 101- 116.

Chapitre 1. Introduction. Contexte & problématique

performance correspond à la phase de maturité du musicien lorsqu'il peut enfin se

produire en concert. L'étape de la trace correspond à l'enregistrement de ses propres performances pouvant inspirer d'autres musiciens à leur tour. Grâce à l'enregistrement, le musicien expérimenté peut également se réécouter, s'il le souhaite, et même réemployer des bribes musicales passées dans son jeu actuel avec l'échantillonnage. Le modèle semble représentatif du travail semi-conscient de l'improvisateur qui se nourrit des influences diverses et permet à des éléments extra-musicaux d'entrer dans le cours de la performance.

Puisque les savoirs individuels peuvent faire l'objet d'une transmission entre pairs, il est fort probable que d'autres formes musicales se soient greffées à la tradition de l'improvisation libre depuis les années 1970, engendrant des mélanges possiblement imprévus. Comprendre ce qui est en train de se passer, ce qui constitue l'objet de cette recherche, ne peut se penser que dans un mouvement, indissociable de la vie du musicien. En revanche, nous ne chercherons pas à décrire ce qui se passe dans la tête de la personne au moment où elle improvise comme cela se pratique dans les sciences cognitives. Il est préférable, selon nous, de re-situer la mémoire sonore du musicien dans son histoire socio-musicale afin de connaître ses sources d'inspiration. Ce n'est donc pas tant la manière dont il construit une improvisation dans le temps qui importe que le temps avec lequel une pratique de l'improvisation a pu arriver à maturité tout au long d'un certain processus. Ainsi, pourrons-nous mieux comprendre comment un musicien parvient à construire de façon cohérente une improvisation le moment venu.

2.3.2. Délimitation d'un terrain et d'une population représentatifs

Pour une enquête de ce type d'improvisation, il y avait une infinité de terrains possibles. Afin de ne pas omettre d'éventuels aspects importants des pratiques étudiées, l'enquête préalable en France s'est avérée indispensable pour : d'une part, éprouver l'objet de la recherche et tirer les conclusions de départ afin de reformuler au besoin les hypothèses ; d'autre part, confirmer les hypothèses de recherche afin d'introduire la principale méthode d'enquête. Finalement, tout en éliminant certaines approches méthodologiques, nous avons abouti à la spécification d'un terrain physique hors de France que nous développerons dans la troisième partie de la thèse53. Lors de la

première année du doctorat, l'approche méthodologique reposait sur une étude comparatiste. En prenant l'espace scénique comme point de référence, comme dans les deux extraits analysés54, la comparaison permettait de mettre en confrontation trois

lieux reconnus dans le domaine des musiques improvisées n'ayant pas de liens particuliers entre eux : les Instants Chavirés à Montreuil, le 102 à Grenoble et l'AMR (Association pour la Musique impRovisée) à Genève. Les débuts de la recherche avaient alors comme terrain physique des lieux institutionnels ou semi-institutionnels et les acteurs du milieu comme population étudiée (artistes, spectateurs).

53 Voir chapitre 6. 54 Voir page 40.

Chapitre 1. Introduction. Contexte & problématique Les Instants Chavirés sont une salle de concert ouverte à l'international. De nombreux musiciens, principalement européens, viennent s'y produire. Le 102 et l'AMR portent sur des scènes plus locales ou nationales. Les statuts juridiques de ces trois structures offrent un panorama représentatif des institutions culturelles en musiques improvisées : les Instants Chavirés sont subventionnés par la région, le 102 est un lieu autogéré, et l'AMR, une association de musiciens. La date de création de chacun des lieux, respectivement 1991, 1983 et 1973, disent la longévité de leur implantation dans le paysage culturel des trois villes. Par ailleurs, les Instants Chavirés ont fait l'objet d'une étude sociologique réalisée par Olivier Rouëff au début des années 2000, parue en 201355. D'autre part, le 102, grâce à son statut de lieu autogéré, est

fréquemment étudié par les étudiants en sociologie de l'Université Pierre Mendès- France à Grenoble. Durant les dernières années, l'AMR est devenu davantage un lieu d'enseignement et moins un espace de concerts.

Comme l'objet d'étude porte sur ce qui advient au cours d'une performance improvisée, les spectateurs de ces lieux, généralement des habitués, sont capables de reconnaître, tout comme les musiciens, des moments spéciaux dans le déroulement de la musique. Nous formulions l'hypothèse que les instants musicaux recherchés étaient reconnus et partagés par tous, ce qui aurait permis de les identifier et des les comparer. Les espaces de sociabilités proches de la scène offraient un poste d'observation intéressant. Nous souhaitions étudier, dans une démarche sociologique, les lieux de passages extra-scéniques entre les sphères privée et publique : les coulisses, la salle de spectacle, les lieux de rencontres des musiciens et des spectateurs (bar, salle à manger, etc.). Ensuite, nous mettions en parallèle, d'une part, les différents types de relations au sein de ces divers espaces et, d'autre part, les concerts de musiques improvisées. Les captations des concerts passés constituaient le corpus présenté lors des expériences d'écoutes. Ce corpus comprenait trois concerts sans électronique afin d'autoriser la comparaison. Les discussions entretenues avec les acteurs dans le lieu même après le concert étaient un premier résultat. Les expériences d'écoutes auprès des musiciens servaient à déterminer le choix final. Nous procédions ensuite aux mêmes expériences avec des personnes n'ayant pas été physiquement présentes le soir du concert pour éventuellement confirmer ou infirmer les instants où les habitués s'entendent pour se retrouver sans s'être précisément donné rendez-vous par avance. L'écart entre la pratique vécue et sa reproduction audiovisuelle était au centre de notre réflexion. L'objet filmique devenait ainsi le support à une étude de l'objet musical.

Nous avons dû rapidement abandonner l'idée d'enquêter dans les salles du 102 et de l'AMR. L'une aurait mérité une étude ciblée dans le paysage culturel grenoblois, l'autre dans le contexte genevois. Le début de la recherche s'est alors concentrée sur la salle des Instants Chavirés. Olivier Rouëff a déjà étudié les relations entre la structure des Instants Chavirés et les interactions sociales au sein du lieu, un garage réhabilité en salle de concert. Pour Rouëff, « les enjeux "interactionnels", immédiats, et les enjeux

55 Rouëff, Olivier. Jazz, les échelles du plaisir. Paris : La dispute, 2013. L'étude sur les Instants Chavirés se trouve en fin d'ouvrage (Chapitre 11).

Chapitre 1. Introduction. Contexte & problématique "structuraux", de longue portée, sont engrenés en ce que la satisfaction des seconds est à la fois conditionnée par, et régulatrice de celle des premiers » [Rouëff, 2011, 14]. De la même façon, l'improvisation en musique ne peut se détacher de son lieu de création. Puisqu'elle ne préexiste pas entièrement à cet espace, elle l'intègre à son processus poïétique. Les éventuels réseaux qui se développent à l'intérieur et à l'extérieur de la musique sont assignés à un lieu qui, lui, ne peut se déplacer. Lors de certains concerts, un système de relations inclusives se met effectivement en place entre les musiciens et les spectateurs, malgré la multiplicité des filiations respectives, à travers une expérience esthétique commune comprenant différents genres et différentes générations de l'improvisation musicale. Il restait à déterminer pour quelles raisons nous retenions ces concerts plus que d'autres sans faire prévaloir notre jugement personnel.

Le premier projet de recherche mentionnait déjà l'hétérogénéité des approches musiciennes et l'existence de liens qui unissent les personnes du milieu à travers la notion de réseau. Les Instants Chavirés demeurent un lieu d'observation propice apte à rassembler une scène très diversifiée où l'on peut quelquefois nouer des relations. Comme mentionné dans le contexte général de la recherche56, il était encore possible de

faire une enquête de terrain qui coïncidât avec un lieu physique en prenant en compte les personnes qui le traversent ou y séjournent, sans exclure un groupe social de façon arbitraire. Mais, très vite, une étude de ce genre s’avéra insuffisante car il aurait fallu étudier un réseau international de salles de concerts, un projet trop ambitieux à mener pour une seule personne. Nous avons dû également abandonner les expériences en raison d'un trop grand nombre d'avis divergents. Contrairement au jazz où un processus d'émergence d'artistes reconnus se met en place, il n'y a aucun consensus fiable sur la manière d'apprécier les musiques expérimentales improvisées qui restent à découvrir dans la plupart des cas. D'où l'intérêt de se consacrer uniquement aux musiciens et non aux spectateurs afin de déceler quelques artistes représentatifs.

Les principales raisons pour lesquelles il est difficile de parler d' « émergence » à l'endroit des musiques expérimentales improvisées vient du fait qu'il n'y ait pas de tradition clairement définie comme dans d'autres styles de musique. Bien qu'il existe une reconnaissance entre certains acteurs de ces musiques, l'individualité du musicien est principalement mise en avant. L'artiste expérimental a son propre univers et son propre langage. La question de la représentativité se pose car, dans ce cas, quels sont les points communs entre tous ces artistes ? Peut-on parler d'un genre unique ou doit-on conclure à la dispersion des différentes pratiques sans lien les unes envers les autres ? De plus, il existe très peu de structures qui s'attachent exclusivement à diffuser de la musique expérimentale ou improvisée. Les espaces cités (Instants Chavirés, 102, AMR) sont susceptibles d’accueillir certains artistes allant du free jazz aux pratiques sonores en électronique. Les lieux sont plutôt confidentiels et la promotion des ces musiques n'atteint généralement pas les sources d'informations les plus importantes, telles la presse nationale ou la diffusion radiophonique. Les moyens financiers sont également à

56 Voir page 25.

Chapitre 1. Introduction. Contexte & problématique prendre en compte car les artistes ont de grandes difficultés à vivre de leur pratique artistique. Pour toutes ces raisons, nous avons dû mener une enquête et trouver les auteurs ayant déjà contribué à améliorer les connaissances dans ce domaine.

Première Partie

Aspects théoriques

&

synthèse bibliographique

Chapitre 2. État de l'art en musicologie

Chapitre 2

État de l'art en musicologie sur les

musiques improvisées d'inspiration

libre en électronique

Sommaire

Présentation de l'état de l'art...59

1. Improvisation électroacoustique

... 60

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