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AU TEMPLE DES LAMAS

Dans le document LES DERNIERS JOURS DE PÉKIN (Page 107-113)

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   Lamas, le plus vieux sanctuaire de Pékin et l’un des plus singuliers du monde, contient à profusion des merveilles d’ancienne orèvrerie chinoise et d’inestimables bibliothèques.

On l’a très peu vu, ce temple précieux, bien qu’il ait duré des siècles. Avant l’invasion européenne de cee année, l’accès en était strictement interdit aux « barbares d’Occident ». Et depuis que les alliés sont maîtres de Pékin, on n’y est guère allé non plus  ; il a pour sauvegarde sa situation même, contre l’angle de la muraille tartare, dans une partie tout à fait morte de cee ville — qui se meurt de siècle en siècle, par quartiers, comme se dessèchent branche par branche les vieux arbres.

and j’y viens aujourd’hui en pèlerinage avec les membres de la légation de France, nous y pénétrons tous pour la première fois de notre vie.

Pour nous y rendre, sous le vent glacé et l’éternelle poussière, nous avons d’abord traversé le « marché de l’Est », trois ou quatre kilomètres

Les derniers jours de Pékin Chapitre VII

d’un Pékin insolite et lamentable, un Pékin de crise et de déroute, où tout se vend par terre, étalé sur les immondices et sur la cendre. A la guenille et à la ferraille se mêlent d’introuvables choses, que des générations de mandarins s’étaient pieusement transmises  ; les vieux palais détruits ont vomi là, comme les maisons de pauvres, leur plus étonnant contenu sé-culaire  ; des débris sordides et des débris merveilleux  ; à côté d’une loque empestée, un bibelot de trois mille ans. Le long des maisons, à perte de vue, pendent à des clous des défroques de morts et de mortes, formant une boutique-à-la-toilee extravagante et sans fin  ; des fourrures opulentes de Mongolie, volées chez des riches  ; des costumes clinquants de courti-sane, ou des robes en soies lourdes et magnifiques, ayant appartenu à des grandes dames disparues. La populace chinoise — qui aura cent fois plus fait que l’invasion des alliés pour le pillage, l’incendie et la destruction de Pékin, — la basse populace uniformément sale, en robe de coton bleu, avec de mauvais petits yeux louches, grouille, pullule là dedans, innom-brable et pressée, soulevant la poussière et les microbes en tourbillons noirs. Et d’ignobles drôles à longue queue circulent au milieu de la foule, offrant pour quelques piastres des robes d’hermine ou des renards bleus, des zibelines admirables, dans la hâte de s’en défaire et la peur d’être pris.

††

Cependant le silence se fait par degrés, à mesure que nous appro-chons du but de notre course  ; aux rues agitées, aux rues encombrées, succèdent peu à peu les rues mortes de vieillesse, où il n’y a plus de pas-sants  ; l’herbe verdit au seuil des portes et on voit, au-dessus des murs abandonnés, monter des arbres aux branches noueuses comme de vieux bras.

Nous meons pied à terre devant un portail croulant, qui semble don-ner sur un parc pour promenades de fantômes, — et c’est cela, l’entrée du temple.

el accueil nous fera-t-on dans cet enclos de mystère  ? Nous n’en savons rien, et d’abord il n’y a personne pour nous recevoir.

Mais le chef des lamas paraît bientôt, avec des saluts, apportant ses clefs, et nous le suivons à travers le petit parc funèbre.

Robe violee et chevelure rasée, figure de vieille cire, à la fois sou-riante, épeurée et hostile, il nous conduit à un second portail ouvrant

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sur une immense cour dallée de pierres blanches, que les premiers bâti-ments du temple entourent de leurs murs compliqués, fouillés, de leurs toits courbes et griffus, de leurs masses inquiétantes et hermétiquement fermées, — tout cela couleur d’ocre et de rouille, avec des reflets d’or jetés sur le haut des tuiles par le triste soleil du soir.

La cour est déserte, et l’herbe des ruines, il va sans dire, croît entre ses dalles. Et sur des estrades de marbre blanc, devant les portes closes de ces grands temples rouillés par les siècles, sont rangés des « moulins-à-prières », sortes de troncs de cône en bronze gravés de signes secrets, que l’on fait tourner, tourner, en murmurant des paroles inintelligibles pour les hommes de nos jours. . .

Dans la vieille Asie, notre aïeule, il m’est arrivé de pénétrer au fond de bien des sanctuaires sans âge, et de frémir d’une angoisse essentiellement indéfinissable, devant des symboles au sens depuis des siècles perdu. Mais cee sorte d’angoisse-là jamais ne s’était compliquée d’autant de mélan-colie que ce soir, par ce vent froid, dans la solitude, dans le délabrement de cee cour, sur ces pavés blancs et ces herbes, entre ces mystérieuses fa-çades couleur d’ocre et de rouille, devant la muee rangée de ces moulins-à-prière.

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De jeunes lamas, venus sans bruit comme des ombres, apparaissent l’un après l’autre derrière nous  ; même des enfants lamas, — car on com-mence de les instruire tout petits dans ces rites millénaires que personne ne comprend plus.

Ils sont jeunes, mais ils n’ont aucune jeunesse d’aspect  ; la sénilité est sur eux, irrémédiable, avec je ne sais quelle hébétude mystique  ; leurs regards ont l’air de venir du fond des siècles et de s’être ternis en route.

Pauvreté ou renoncement, leurs robes jaunes ne sont plus que des loques décolorées, sur leurs maigres corps. On les dirait tous, costumes et vi-sages, saupoudrés de la cendre du temps, comme leur culte et comme leur sanctuaire.

Ils veulent bien nous montrer tout ce que nous désirons voir, — et on commence par les salles d’étude, où se sont lentement formées tant de générations de prêtres figés et obscurs.

En y regardant de près, on s’aperçoit que toutes ces murailles, à

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sent couleur de métal oxydé, ont été jadis chamarrées de dessins écla-tants, de laques et de dorures  ; pour les unifier ainsi dans des tons de vieux bronze, il a fallu une suite indéfinie d’étés brûlants et d’hivers gla-cés, avec toujours cee poussière, cee poussière incessante, soufflée sur Pékin par les déserts de Mongolie.

Elles sont très sombres, leurs salles d’étude, — et le contraire nous eût surpris  ; cela explique d’ailleurs leurs yeux bombés dans leurs pau-pières fanées. Très sombres, mais immenses, somptueuses encore malgré la décrépitude, et conçues dans des proportions grandioses, comme tous les monuments anciens de cee ville, qui fut en son temps la plus ma-gnifique du monde. Les hauts plafonds, où s’enroulent des chimères d’or, sont soutenus par des colonnes de laque. Les petits sièges pour les étu-diants, les petits pupitres sculptés s’alignent par centaines, usés, rongés, déformés sous les froements humains. Des dieux en robe dorée, assis dans les coins, brillent de reflets aénués. Des tentures murales, d’un tra-vail ancien et sans prix, représentent, parmi des nuages, les béatitudes des paradis du Néant. Et les bibliothèques débordent de manuscrits, les uns ayant forme de livre, les autres en grands rouleaux, enveloppés dans des soies éteintes.

On nous montre ensuite un premier temple, — et c’est un chatoiement d’ors aussitôt que la porte s’ouvre. Des ors discrets, ayant ces tons chauds et un peu rouges que les laques prennent au cours des siècles. Trois au-tels d’or, où trônent, au milieu d’une pléiade de petits dieux d’or, tous pareils entre eux, trois grands dieux d’or aux paupières baissées. Toutes pareilles aussi, en leur raideur archaïque, les gerbes de fleurs d’or plan-tées dans les vases d’or qui s’alignent devant ces autels. Du reste, la répé-tition, la multiplication obstinée des mêmes choses, des mêmes aitudes et des mêmes visages est un des caractères de l’art immuable des pagodes.

Ainsi que dans tous les temples d’autrefois, il n’y a aucune ouverture pour la lumière  ; seules, les lueurs glissées dans l’entrebâillement des portes éclairent par en dessous le sourire des grandes idoles assises et l’enlace-ment des chimères qui se contournent dans les nuages du plafond. Rien n’a été touché, rien n’a été enlevé, pas même les cloisonnés admirables où brûlent des baguees parfumées  ; évidemment on a ignoré ce lieu, on y est à peine venu.

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Derrière ce temple, derrière ses dépendances poussiéreuses et déjà pleines d’ombre, où sont figurés les supplices de l’enfer bouddhique, les lamas nous conduisent dans une seconde cour aux dalles blanches, en tout semblable à la première  ; même délabrement et même solitude, entre les mêmes murailles aux nuances de cuivre et de rouille.

Après cee seconde cour, un second temple, tellement identique au premier, tellement, qu’on se demande si on n’est pas le jouet de quelque illusion, dans ce domaine des Esprits étranges  : mêmes figures et mêmes sourires, aux mêmes places  ; mêmes bouquets dorés dans des vases d’or  ; reproduction patiente et servile des mêmes magnificences.

Après ce second temple, une troisième cour, encore pareille aux deux autres, avec un troisième temple qui se dresse au fond, pareil aux deux premiers  ! Toute pareille, cee cour, avec la même herbe de cimetière entre ses dalles usées. Mais le soleil plus bas n’éclaire plus que le faîte extrême des toits de faïence, les mille petits monstres d’émail jaune qui ont l’air de se poursuivre sur la courbure des tuiles. On frissonne de froid, le vent devenu plus âpre. Et les pigeons qui nichent aux corniches sculp-tées s’agitent déjà pour leur couchage, tandis que s’éveillent des hiboux silencieux qui commencent à tournoyer.

Ainsi que nous l’aendions, ce dernier temple — le plus caduc peut-être, le plus déjeté et le plus vermoulu — ne présente que la répétition obsédante des deux autres, — sauf pourtant l’idole du centre qui, au lieu d’être assise et de taille humaine, surgit debout, géante, imprévue et presque effroyable. Les plafonds d’or, coupés pour la laisser passer, lui arrivent à mi-jambe, et elle monte toute droite sous une espèce de clocher doré, qui la tient par trop étroitement emboîtée. Pour voir son visage, il faut s’approcher tout contre les autels, et lever la tête au milieu des brûle-parfums et des rigides fleurs  : on dirait une momie de Titan érigée dans sa gaine, et son regard baissé, au premier abord, cause quelque crainte.

Mais, en la fixant, on subit d’elle un maléfice plutôt charmeur  ; on se sent hypnotisé et retenu là par son sourire, qui tombe d’en haut si détaché et si tranquille, sur tout son entourage de splendeur expirante, d’or et de poussière, — de froid, de crépuscule, de ruines et de silence. . .

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CHAPITRE VIII

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