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RETOUR A NING-HAI

Dans le document LES DERNIERS JOURS DE PÉKIN (Page 156-161)

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   plus tard. C’est encore le matin, mais il fait sombre et froid. Après avoir été à Tien-Tsin, à Pékin et ailleurs, où tant d’étranges ou funèbres images ont passé sous nos yeux, nous voici revenus devant Ning-Haï, que nous avions eu le temps d’ou-blier  ; notre navire a repris là, au petit jour, son précédent mouillage, et nous retournons au fort des Français.

Il fait sombre et froid  ; l’automne, très brusque dans ces régions, a ramené des gelées soudaines, et les bouleaux, les saules achèvent de dé-pouiller leurs feuilles, sous un ciel bas, d’une couleur terne et glacée.

Les zouaves, habitants du fort, qui si gaîment, il y a un mois, s’étaient mis en route pour y succéder à nos matelots, ont déjà laissé dans la terre chinoise quelques-uns des leurs, emportés par le typhus, ou tués par des explosions de torpilles, par des coups de feu. Et nous venons ce matin, avec l’amiral et des marins en armes, rendre les honneurs derniers à deux d’entre eux qui, d’une façon particulièrement tragique, par une lamen-table méprise, sont tombés sous des balles russes.

Tout est plus solitaire sur les routes de sable semées de feuilles jaunes.

Les cosaques de la plaine ont évacué leurs campements et disparu, de l’autre côté de la Grande Muraille, vers la Mandchourie. C’est fini de

l’a-Les derniers jours de Pékin Chapitre XIII

gitation des premiers jours, fini de la confusion et de l’encombrement joyeux  ; cela « s’est tassé », comme on dit en marine  ; chacun a pris ses quartiers d’hiver à la place assignée  ; quant aux paysans d’alentour, ils ne sont pas revenus, et les villages restent vides, à l’abandon.

Le fort, orné toujours de ses emblèmes chinois, de son écran de pierre et de son monstre, porte à présent un nom très français  : il s’appelle le fort « Amiral-Poier ». Et quand nous entrons, les clairons sonnant aux champs pour l’amiral, les zouaves rangés sous les armes regardent avec un respect aendri ce chef qui vient honorer les funérailles de deux sol-dats.

Les portes franchies, on a tout à coup le sentiment inaendu d’arriver sur un sol de France, — et vraiment on serait en peine de dire par quel sortilège ces zouaves, en un mois, ont fait de ce lieu et de ses proches alentours quelque chose qui est comme un coin de patrie.

Rien de bien changé cependant  ; ils se sont contentés de déblayer les immondices chinoises, de mere en ordre le matériel de guerre, de blan-chir les logis, d’organiser une boulangerie où le pain sent bon, — et un hôpital où beaucoup de blessés, hélas  ! et de malades dorment sur des pe-tits lits de camp très propres. Mais tout cela, dès l’abord, sans qu’on sache pourquoi, vous cause une émotion de France retrouvée. . .

Au milieu du fort, dans la cour d’honneur, devant la porte de la salle où le mandarin trônait, deux voitures d’artillerie, sous le triste ciel d’au-tomne, aendent, dételées. Leurs roues sont garnies de feuillage, et des draps blancs les enveloppent, semés de pauvres petits bouquets qui y tiennent par des épingles  : dernières fleurs des jardins chinois d’alentour, maigres chrysanthèmes et chétives roses flétries par la gelée  ; tout cela, disposé avec des soins touchants et de gentilles gaucheries de soldat, pour les camarades qui sont morts et qui reposent là sur ces voitures, dans des cercueils couverts du pavillon de France.

Et c’est une surprise d’entrer dans cee vaste chambre du mandarin, que les zouaves ont transformée en chapelle.

Chapelle un peu étrange, il est vrai. Aux murs tout blancs de chaux, des vestes de soldats chinois sont clouées en étoiles, réunies en trophées avec des sabres, des poignards, et, sur la nappe blanche de l’autel que des potiches décorent, les flambeaux pour les cierges sont faits d’obus et de

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baïonnees  ; choses naïves et charmantes, que les soldats savent arranger quand ils sont en exil.

La messe alors commence, très militaire, avec des piquets en armes, avec des sonneries de clairon qui font tomber à genoux les zouaves  ; messe dite par l’aumônier de l’escadre, dans ses ornements de deuil  ; messe de mort, pour les deux qui dorment, devant la porte, au vent glacé, sur les fourgons ornés de tardives fleurs. Et, dans la cour, les cuivres un peu assourdis entonnent lentement le « Prélude » de Bach, qui monte comme une prière, dominant ce mélange de patrie et de terre lointaine, de funérailles et de matinée grise. . .

Ensuite c’est le départ pour un enclos chinois tout proche, aux solides murs de terre baue, dont nous avons fait ici notre cimetière. On aelle des mules aux deux fourgons lourds, et l’amiral lui-même conduit le deuil, par les sentiers de sable où les zouaves forment la haie, présentant les armes.

Le soleil, ce matin, ne percera pas les nuées d’automne, au-dessus de cet enterrement d’enfants de France. Il fait toujours sombre et froid, et les saules, les bouleaux de la morne campagne continuent de semer sur nous leurs feuilles.

Ce cimetière improvisé, au milieu de tout l’exotisme qui l’entoure, a déjà pris lui aussi un air d’être français, — sans doute à cause de ces braves noms de chez nous, inscrits sur les croix de bois des tombes toutes fraîches, à cause de ces pots de chrysanthèmes, apportés par les cama-rades devant les tristes moes de terre. Cependant au-dessus du mur qui protège nos morts, ce rempart si voisin, qui monte et se prolonge indéfi-niment dans la campagne sous les nuages de novembre, c’est la Grande Muraille de Chine, — et nous sommes loin, effroyablement loin, dans l’exil extrême.

††

Maintenant les nouveaux cercueils sont descendus, chacun au fond de sa fosse, continuant ainsi la rangée, qui est déjà longue, de ces jeunes sépultures  ; tous les zouaves se sont approchés, les files serrées, et leur commandant rappelle en quelques mots comment ces deux-là tombèrent  : C’était aux environs d’ici. La compagnie marchait sans méfiance, dans la direction d’un fort où l’on venait de hisser le pavillon de Russie, quand

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les balles tout à coup foueèrent comme une grêle  ; ces Russes, derrière leurs créneaux, étaient des nouveaux venus qui n’avaient jamais rencon-tré de zouaves et qui prenaient leurs bonnets rouges pour des caloes de Boxers. Avant que la méprise fût reconnue, nous avions déjà plusieurs des nôtres à terre, sept blessés dont un capitaine, et ces deux morts, dont l’un était le sergent qui agitait notre drapeau pour essayer d’arrêter le feu.

Enfin l’amiral à son tour parle aux zouaves, dont les regards alignés se voilent bientôt de bonnes larmes, — et, quand il s’avance sur le funèbre éboulement de terre pour abaisser son épée vers les fosses béantes, en di-sant à ceux qui y sont couchés  : « Je vous salue en soldat, pour la dernière fois », on entend un vrai sanglot, très naïf et nullement retenu, partir de la poitrine d’un large garçon hâlé qui, dans le rang, n’a pourtant pas l’air du moins brave. . .

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Le vide pitoyable, à côté de cela, le vide ironique de tant de pompeuses cérémonies sur des tombes officielles, et de beaux discours  !

Oh  ! dans nos temps médiocres et séniles, où tout s’en va en déri-sion et où les lendemains épouvantent, heureux ceux qui sont fauchés de-bout, heureux ceux qui tombent, candides et jeunes, pour les vieux rêves adorables de patrie et d’honneur, et que l’on emporte enveloppés d’un humble petit drapeau tricolore, — et que l’on salue en soldat, avec des paroles simples qui font pleurer  !. . .

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