• Aucun résultat trouvé

II. Le dispositif visuel des Vies: les portraits gravés

3. Tempio della Fama

Ecrivain, historien, médecin et évêque, Paolo Giovio (1483-1552) est avant tout connu comme l'un des premiers et des plus actifs collectionneurs de portraits historiques.127 Dans la mesure où elle joue un rôle considérable sur Vasari, c'est cette dernière activité que nous souhaitons soumettre à l'analyse.128

Une médaille de Francesco da Sangalo (1552, Londres, British Museum) nous présente le personnage sous un jour très intéressant.129 La première face montre Giovio en buste, dans une tenue d'apparat richement ornée d'un col de fourrure (fig. 23). Sans doute possible, ce détail vestimentaire présente le portraituré comme un prélat.130 Le revers de la médaille offre une image beaucoup plus dynamique de Giovio (fig. 24). Vêtu d'un costume de physicien, il tient un grand livre sous son bras gauche et aide un homme à se relever. Une inscription permet d'accéder au sens de la représentation: Nunc denique vives («Maintenant, enfin, tu vis»). A un premier degré, l'image évoque l'activité médicale de Giovio. Son geste en faveur de l'homme à terre symbolise les bons soins prodigués par le médecin en vue de remettre le malade «sur pied». Au vu de l'ouvrage que le médecin tient à la main, la médaille fait également référence à un autre domaine d'activité de Giovio. On peut en effet rapprocher

127

Sur la vie de Paolo Giovio, voir T. C. Price ZIMMERMANN, Paolo Giovio. The Historian and the Crisis of

Sixteenth-Century Italy.

128

A propos du Giovio collectionneur, voir Eugène MÜNTZ, «Le Musée de portraits de Paul Jove. Contributions pour servir à l'iconographie du Moyen Age et de la Renaissance», Mémoires de l'Institut national

de France. Académie des Inscriptions et Belles Lettres, Tome 36, 2è partie, 1900, pp. 249-343; Luigi de VECCHI, «Il Museo gioviano e le "verae imagines" degli uomini famosi», Omaggio a Tiziano. La cultura

artistica milanese nell' età di Carlo V, Palazzo Reale, Milan, 1977, pp. 87-96; Rosanna PAVONI, «Paolo Giovio

et son Musée de portraits à propos d'une exposition», Gazette des Beaux-Arts, Tome CV, mars 1985, pp. 109- 116; Guy LE THIEC, «L'entrée des Grands Turcs dans le "Museo" de Paolo Giovio», Mélanges de l'Ecole

Française de Rome. Italie et Méditerranée, 1992, pp. 781-830. Patricia EICHEL-LOJKINE, consacre également

un chapitre à la collection de portraits de Giovio. Voir Le siècle des grands hommes. Le recueil des Vies d'hommes illustres avec portraits du XVIe siècle, Louvain, 2001, p. 105 et suivantes. Voir enfin Linda S. KLINGER, The Portrait Collection of Paolo Giovio,. Dans une perspective inédite, l'auteure propose d'utiliser la collection giovienne comme point de départ pour examiner la nature même du portrait (et son évolution) durant la Renaissance. Au-delà de Giovio, le vrai sujet de sa thèse est le questionnement de la notion de «ressemblance», considérée par KLINGER comme construction et non pas comme réalité historique. Son propos dépasse largement le cadre de notre étude; il l'a cependant alimentée de manière essentielle.

129

On trouve une description de la médaille chez T. C. Price ZIMMERMANN, Paolo Giovio. The Historian and

the Crisis of Sixteenth-Century Italy, p. 19 et note 35 p. 297. Voir aussi Julian KLIEMANN, «Su alcuni concetti

umanistici del pensiero e del mondo figurativo vasariano», p. 80. Ces auteurs ne mentionnent pas la date de la médaille, mais Ludwig GOLDSCHEIDER le fait: il penche pour une exécution durant la dernière phase de la vie de Giovio, dans le courant de l'année 1552. Voir Unknown Renaissance Portraits. Medals of Famous Men and

Women of the XV & XVI Centuries, New York, 1952, p. 9.

130

Cette impression est confirmée par l'inscription qui borde l'effigie: PAVLVS IOVIVS COMENSIS

l'ouvrage représenté de l'édition folio de l'Historiam sui temporis qu'il vient de publier.131 Le médecin-physicien aidant l'infirme à se relever se transforme en figura de l'historien, promettant l'homme nu – et avec lui tous les sujets de l'histoire giovienne – à l'immortalité.132

Illustrant le travail de l'historien, la médaille se révèle extrêmement proche de la vignette de la

Renommée que Vasari place en ouverture des Vies. La relation entre les deux hommes ne

s'arrête cependant pas à un motif iconographique. Partageant une longue amitié avec Vasari, Giovio joue un rôle central dans la naissance de son projet historiographique.133 S'il donne l'impulsion nécessaire au lancement des Vies, son rôle se poursuit également durant la longue élaboration du texte.134 Le moment venu, il influence par exemple Vasari pour le choix du titre.135 Il se montre également très conscient de l'importance du projet vasarien. Dans une lettre à son ami (7 mai 1547), il affirme ainsi que l'écriture des Vies le rendra plus riche, plus joyeux et plus glorieux que s'il avait peint lui-même la chapelle de Michel-Ange :

«[…] E certo, sarete assai piu allegro, piu glorioso e piu richo daver fatto questa

bell opera, che se avessi dipinto la capella di Michelagniolo […].»

Logiquement, la lettre de Giovio se poursuit par une exhortation :

131

L'ouvrage est publié à Florence (chez Torrentino) en 1551 et 1552. Voir Linda S. KLINGER, The Portrait

Collection of Paolo Giovio, p. 252.

132

Giovio exprime une opinion semblable dans la préface de la Vie d'Adrien VI, affirmant que le plus somptueux monument funéraire ne peut pas garantir au pape l'éternité glorieuse que lui assure la biographie. Voir Julian KLIEMANN, «Su alcuni concetti umanistici del pensiero e del mondo figurativo vasariano», p. 80.

133

Dans son autobiographie, Vasari nous renseigne sur l'origine du projet des Vies. [Vasari-Chastel], vol. 10, Paris, 1986, p. 273-274. L'historicité de cette anecdote a suscité de vastes débats. Voir notamment Thomas S. R. BOASE, Giorgio Vasari. The Man and the Book, Princeton, 1979, pp. 43-45.

134

A propos de la collaboration Giovio-Vasari dans le projet des Vies, Linda S. KLINGER souligne que le premier est présent à chaque étape du projet. Elle s'étonne d'ailleurs que l'œuvre soit signée du seul nom de Vasari. Voir The Portrait Collection of Paolo Giovio, p. 38. Voir aussi Elena PAGANO, «L'eredità di Paolo Giovio nella storiografia artistica vasariana», Atti della Accademia Pontaniana, vol. 38, 1989, pp. 211-217; T. C. Price ZIMMERMANN, Paolo Giovio. The Historian and the Crisis of Sixteenth-Century Italy, pp. 214-215. Le chapitre consacré à Giovio par Patricia EICHEL-LOJKINE, Le siècle des grands hommes. Le recueil des Vies

d'hommes illustres avec portraits du XVIe siècle est également ponctué de références à Vasari. Voir enfin Anna

Maria BRIZIO, «La prima e la seconda edizione delle "Vite"», Studi Vasariani. Actes du congrès international pour le 4ème centenaire de la première édition des Vies de Vasari, (Florence, 16-19 septembre 1950), Florence, 1952, pp. 83-90 (surtout pp. 83-85) et, dans le même volume, Herbert SIEBENHUENER, pp. 105-110 (surtout, p. 109).

135

A propos du titre, voir Zygmunt WAZBINSKI, «L'idée de l'histoire dans la première et la seconde édition des Vies de Vasari», Il Vasari Storiografo e artista: atti del Congresso internazionale nel IV Centennario della morte (Arezzo & Florence 2-8 septembre 1974), Florence, Institut national d'études sur la Renaissance, 1976, pp. 1-25. (pp. 5-6).

«Scrivete, fratel mio, scrivete […].»136

Encourageant Vasari à entamer les Vies puis à continuer son dur labeur, c'est cependant par le biais de l'image que Giovio influence le plus significativement son ami. C'est en effet sa collection de portraits qui inspire à Vasari l'idée de reproduire une série convaincante d'effigies d'artistes dans la seconde édition des Vies. De manière exemplaire, on assiste alors à une collusion significative entre collectionnisme et art de la mémoire.

Dès les années 1520, Giovio commence à récolter des portraits de penseurs, d'hommes de lettres et de poètes célèbres.137 Peu après, il élargit ses recherches aux portraits de généraux et d'hommes de pouvoir.138 A terme, les effigies rassemblées se répartissent selon quatre catégories: les hommes de lettres, décédés ou vivants, les artistes et les hommes politiques. De manière nouvelle, sont ainsi associés des hommes d'esprit et des hommes d'action, sans qu'aucune hiérarchie ne soit établie entre eux. De manière plus révélatrice encore, les artistes sont intégrés à la première catégorie. Considérés comme des intellectuels, ils bénéficient de la même respectabilité qu'eux.

Sélectionnant avec soin les personnalités dont il recherche le portrait, Giovio est également très exigeant quant à la qualité des images. S'il donne peu d'importance à leur valeur esthétique et artistique139, il se soucie de ne posséder que des portraits authentiques. Envisageant son activité de collectionneur comme le prolongement logique de son travail d'historien, Giovio considère en effet les portraits comme des témoignages sur la physionomie et la personnalité des portraiturés. Comme tels, ils doivent être ressemblants et véridiques. Ils doivent cependant aussi refléter la valeur morale des figures représentées. Leur authenticité ne se situe pas du côté de la stricte ressemblance. C'est l'exemplarité dégagée par le portrait qui importe. On glisse alors d'une réalité sensible d'authenticité vers une vérité morale de

vraisemblance. Ces deux conceptions ne sont cependant pas contradictoires pour l'homme de

la Renaissance. Au contraire, elles cohabitent tant bien que mal dans chaque portrait, marqué par le double sceau de la quête d'authenticité individuelle et d'exemplarité.

136

Pour une reproduction complète de la lettre, voir Karl / Herman-Walther FREY, Der literarische Nachlass

Giorgio Vasaris, lettre XCV, p. 198.

137

C'est la date retenue généralement. Linda S. KLINGER propose cependant de déplacer le début de la collection vers 1514. Voir The Portrait Collection of Paolo Giovio, p. 66.

138

Pour les détails, voir T. C. Price ZIMMERMANN, Paolo Giovio. The Historian and the Crisis of Sixteenth-

Century Italy, p. 160.

139

En 1531, Giovio transfère ses portraits dans sa ville natale, Côme. Peu après, il y fait construire une villa-musée pour abriter ce qui est désormais devenu une véritable collection.140 Dans un souci de systématisation, il élabore un dispositif d'exposition uniforme et regroupe les portraits en un lieu de conservation et de mémoire unique, placé sous le signe d'un Tempio della Fama. Ne sont dignes d'y entrer que les individus se distinguant par leur vertu et, en tant que tels, porteurs d'une valeur d'exemple et dignes de mémoire. Il tente également de standardiser la structure des portraits: les effigies se détachent sur un fond sombre et leur taille est plus ou moins constante.141

Surtout, Giovio impose un lourd dispositif verbal à sa collection d'images. Deux types d'inscriptions enrichissent les portraits. Le nom du portraituré se trouve placé directement sur l'image. Il indique l'identité du personnage représenté et fonctionne comme preuve de son authenticité (le nom permet de reconnaître l'individu, même si les traits du portrait ne sont pas totalement véridiques). Giovio place une seconde inscription en dessous de chaque portrait: il s'agit d'un parchemin doté d'une brève biographie du portraituré ou d'un commentaire sur l'image.142 Cette forme remonte à l'époque classique. Dans la culture romaine, elle désignait les épitaphes aussi bien que l'inscription figurant sous chaque personnage d'une généalogie de famille illustre, lorsque ces filiations étaient peintes sur les murs de l'atrium.143 On retrouvait également les elogia, dans les musées et les bibliothèques, où ils figuraient sous des portraits d'hommes célèbres.

Quel que soit le contexte (funéraire ou familial), ce type d'inscriptions a pour fonction de favoriser la cristallisation de la mémoire. C'est également son rôle dans la collection giovienne. Par le biais du binôme texte-image, Giovio cherche en effet à faire vivre les

140

Pour une reconstruction de la villa, voir Paul O. RAVE, «Das Museo Giovio zu Como», Miscellanea

Bibliothecae Hertzianae, 16, 1961, pp. 275-284 et Stefano DELLA TORRE, «L'inedita opera prima di Paolo

Giovio ed il Museo: l'interesse di un umanista per il tema della villa», Paolo Giovio. Il Rinascimento e la

Memoria, Actes du congrès, (Côme, 3-5 juin 1983), Côme, 1985, pp. 283-294.

141

Malgré cette recherche de cohérence visuelle, Linda S. KLINGER refuse d'y voir un véritable programme. Voir The Portrait Collection of Paolo Giovio, pp. 116-117.

142

Il n'y a pas à ce jour d'étude exhaustive sur les inscriptions et leur fonction dans le Musée giovien. On trouve cependant certaines informations chez Elena PAGANO, «L'eredità di Paolo Giovio nella storiografia artistica vasariana», pp. 211-217; Guy LE THIEC, «L'entrée des Grands Turcs dans le "Museo" de Paolo Giovio», pp. 812-813; T. C. Price ZIMMERMANN, Paolo Giovio. The Historian and the Crisis of Sixteenth-Century Italy, p. 206 et suivantes. Voir aussi Francis HASKELL, History and its Image. Art in the Interpretation of the Past, New Haven & Londres, 1993, pp. 44-45.

143

Sur le rôle de l'atrium comme conservatoire de la gloire et de la généalogie familiale, voir Christiane KLAPISCH-ZUBER, L'ombre des ancêtres. Essai sur l'imaginaire médiéval de la parenté, Paris, 2000, pp. 20- 23.

portraiturés sous les yeux du spectateur, de manière à ce qu'ils s'inscrivent à tout jamais dans sa mémoire. Sachant que Giovio présente ses portraits dans un Tempio della Fama, les promettant à l'éternelle renommée de la mémoire, il est intéressant d'analyser la stratégie qu'il élabore pour acquérir le plus d'effigies possibles. Très ingénieux, son système de recrutement révèle la place centrale de la gloire dans la société du XVIe siècle. Pour obtenir la contribution

de son très large réseau de connaissances, Giovio ne leur promet rien d'autre qu'une renommée éternelle.144

S'il se révèle soucieux de la perpétuation du souvenir des portraiturés, Giovio est également préoccupé par sa propre renommée. C'est en tout cas dans ce sens que nous interprétons le choix de Côme (sa ville natale) pour l'établissement de sa collection. Il semble en effet qu'il désire conférer du prestige à sa ville et, par ricochet, honorer sa propre personne.145 L'emplacement choisi révèle une tendance moderne à l'auto-glorification146, doublée d'une sensibilité nouvelle pour les origines. Le choix de Côme est cependant également motivé par le désir de ressusciter la villa d'un de ses plus illustres concitoyens: Pline (notre collectionneur croit construire son Musée sur les restes mêmes de l'édifice plinien).147 Nul doute que Giovio admire Pline et qu'il souhaite lui rendre hommage. Il semble cependant que la construction du

Tempio sur le lieu même de la résidence plinienne reflète l'ambition giovienne de se présenter

comme «le nouveau Pline». De même que l'antique historien sans qui les noms d'Apelle ou de Zeuxis nous seraient inconnus, c'est en cultivant la mémoire des grands hommes qu'il entend devenir lui-même digne de mémoire. Ce faisant, son souvenir se confondra bientôt avec celui des hommes que sa collection honore. Sans distinction, tous continueront à vivre dans la mémoire collective, comme les membres d'une communauté d'exception, digne d'éloges et de commémoration.

On rencontre la même attitude auto-célébrative chez Vasari. Au seuil des Vies, la vignette de la Renommée affirme ainsi le rôle central de l'historien, sans qui le nom et la mémoire des

144

Voir Eugène MÜNTZ, «Le Musée de portraits de Paul Jove. Contributions pour servir à l'iconographie du Moyen Age et de la Renaissance», p. 258.

145

Voir Rosanna PAVONI, «Paolo Giovio et son Musée de portraits à propos d'une exposition», p. 111. A son apogée, la collection compte plus de 300 portraits; ils seront dispersés en 1615. Pour le catalogue de la collection, voir Bruno FASOLA, «Per un nuovo catalogo della collezione gioviana», Paolo Giovio. Il

Rinascimento e la Memoria, Actes du congrès, (Côme, 3-5 juin 1983), Côme, 1985, pp. 169-180.

146

Le collectionnisme constitue en lui-même un moyen d'auto-promotion sociale.

147

Sur la question de la situation exacte de la villa giovienne par rapport à celle de Pline, voir Stefano DELLA TORRE, «L'inedita opera prima di Paolo Giovio ed il Museo: l'interesse di un umanista per il tema della villa»,

artistes seraient perdus. Conscient du pouvoir éternisant de sa plume, Vasari renonce à rester au service des biographiés. Il préfère au contraire se mettre en scène comme agent fixateur de la mémoire des artistes. C'est comme tel qu'il entrera dans l'histoire. Non content de ce rôle, il se métamorphose également en sujet et consacre à sa propre personne un chapitre des Vies.

C'est le traitement imposé par Vasari aux portraits gravés qui présente le plus d'analogies avec la collection de Giovio. On retrouve par exemple la même volonté unificatrice en ce qui concerne le dispositif d'exposition. Ainsi, les effigies placées en tête de chaque Vie bénéficient toutes du même encadrement architecturé. Elles se caractérisent aussi par leur unité stylistique. Ignorant totalement l'évolution des styles (il s'efforce cependant de la retracer dans les biographies correspondantes), Vasari fait le choix d'inscrire tous les portraits dans un «super-style» qui les englobe tous.

Comme Giovio, Vasari recourt également au principe d'association entre image et texte, afin de définir le «profil biographique» des artistes et favoriser le processus de mémorisation de la part du lecteur-spectateur des Vies. L'effigie est alors accompagnée d'une tablette portant le nom, l'origine et les domaines d'activité du portraituré. Ces informations, constituant une biographie en bref des artistes, sont complétées dans le chapitre commençant immédiatement après la gravure. Développant de manière individuelle la vie de chacun des portraiturés, ce dernier forme comme une extension de l'elogium giovien.

Enfin, le même culte des verae effigies préside à la démarche des deux hommes. Soucieux de présenter des portraits authentiques des artistes à qui il consacre un chapitre, Vasari reprend d'ailleurs certainement à son compte quelques-unes des méthodes suivies par Giovio pour déceler des sources valables. On sait par exemple qu'il fait copier ce qui peut raisonnablement passer – d'après la documentation existante, l'inscription ou la tradition locale – pour un autoportrait ou un portrait fait d'après modèle. D'autres fois, il affirme avoir été en mesure d'identifier lui-même les traits d'artistes figurant dans des scènes historiques ou religieuses, en les comparant à des représentations appartenant à leurs descendants. Si ce n'est pas toujours la stricte vérité, le seul fait de l'affirmer revêt une portée considérable. Cette prétention à la vérité historique – et cela même si les portraits ne sont pas tous authentiques – est confortée par la présence de vignettes dont seul le cadre est représenté et dont la partie recevant

normalement l'effigie est laissée vide.148 Cette absence de portrait, témoin d'une apparente politique de franchise, n'est pas une invention de Vasari mais relève d'une pratique stratégique et bien codifiée.149

Authentiques, ou à défaut, vraisemblables, les portraits présents dans les Vies fonctionnent comme support privilégié de mémoire. Relisons encore une fois la Dédicace aux Artistes :

«Afin de raviver le souvenir de ceux que j'honore tant, je n'ai épargné aucun effort, peine ni dépense pour retrouver et placer en tête de leur vie leur portrait.» 150

Comme l'affirme le frontispice, Vasari ne considère pas que tous les artistes sont dignes de mémoire. Sur la base de la vertu, il sélectionne ainsi parmi ses contemporains ou des artistes appartenant à un passé proche ceux susceptibles d'être biographiés.151 A l'intérieur des Vies, il affine encore la sélection, en créant des typologies d'artistes dont le comportement et la manière artistique sont plus ou moins dignes d'exemplarité. Déjà présente chez Giovio, l'ambiguïté entre authenticité et portrait rhétorique s'accentue chez Vasari. Dans un esprit didactique et pédagogique, ce dernier joue en effet du caractère exemplaire/non-exemplaire des biographiés et charge ou embellit leurs portraits en vue de renforcer le poids de son discours.152

Deux remarques s'imposent ici. La première relève du caractère véritablement ressemblant des images. Les portraits doivent favoriser la mémorisation du récit vasarien. Il suffit pour ce faire que le portrait soit reconnu comme tel. Or, dans la mesure où le nom de l'artiste est présent sous l'image pour en certifier l'identité, il n'est pas forcément nécessaire que l'effigie

148

C'est le cas des gravures en tête des biographies de Pietro Cavallini, Giovanni da Ponte, Barna, Duccio,