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Bilan provisoire: Jacone et Morto

Au cours de notre présentation des stratégies vasariennes de dénomination des personnes, nous avons privilégié les formules dépréciatives. Cela ne devrait pas surprendre. En tant qu'indice de différence, les surnoms permettent en effet de révéler aussi bien les mécanismes présidant à l'invention-formulation des noms que le paysage idéologique et doctrinal sur lequel ces derniers se détachent. Deux noms ont rythmé cette approche: Jacone, puis Morto da Feltro. Traités séparément dans un premier temps, il convient de les mettre en parallèle maintenant.

Une remarque s'impose avant tout. Avec Jacone, nous avons véritablement affaire à un surnom (son nom est Jacopo di Giovanni di Francesco). Ce dernier fonctionne comme dérivation dépréciative du prénom véritable. Les choses sont un peu plus compliquées avec Morto, puisque ce que nous avons considéré comme un surnom est en fait le prénom de l'artiste. Notre démarche semble cependant justifiée, dans la mesure où le personnage de Morto n'ayant pas d'existence réelle (et encore moins de nom), Vasari est tout à fait libre d'inventer le prénom de son choix. Puisqu'il peut choisir le nom de son héros en fonction de l'image qu'il entend donner de lui, il n'est pas abusif de considérer que le prénom fonctionne ici exceptionnellement comme un surnom et l'interpréter comme tel.

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Ces exemples indiquent bien le lieu d'origine des individus. La compréhension du langage topographique n'est cependant pas toujours aussi facile, dans la mesure où il n'est pas aisé de savoir si le nom se rapporte au lieu quitté, au lieu d'habitation ou à celui auquel l'activité est liée.

Chargés, les deux surnoms concernent des personnages hors-normes. Voyons quels points communs peuvent être mis en évidence.

Jacone et Morto ne bénéficient ni l'un ni l'autre de biographie indépendante. Ils sont donc contraints de partager leur Vie avec d'autres artistes. Morto cohabite ainsi avec Feltrini. Quant à Jacone, Vasari émaille d'autres biographies (celles d'Andrea del Sarto, de Pontormo et d'Aristotile da Sangallo) d'anecdotes à son sujet. Le traitement particulier que lui réserve le biographe apparaît notamment dans la manière dont le jeune homme y est présenté. Dans la

Vie de del Sarto par exemple, Vasari indique d'un côté «les nombreux élèves» qu'a eu le

peintre, dont Pontormo et Vasari. Il présente ensuite, séparément, «un autre élève» : Jacone.274

Le caractère à part de l'artiste apparaît également dans le plus long passage que Vasari lui consacre, dans la Vie d'Aristotile da Sangallo. Jacone ne semble pas y bénéficier d'un intérêt direct de la part de Vasari: il n'est présent dans la Vie qu'à titre d'ami du biographié. Au vu de cet emboîtement (une Vie dans une Vie), le nom de Jacone275 n'apparaît pas dans le titre. Bien que présent dans le corpus, il échappe à l'impression de continuum artistique créée par la lecture successive des titres des différentes Vies ou par la consultation de la table des matières. On retrouve alors avec Jacone le même phénomène que celui que nous avons décrit à propos du portrait de Morto: les deux artistes s'inscrivent dans la communauté artistique instaurée par les Vies, sans cependant appartenir à la spirale du progrès décrite par Vasari.

Le champ pictural exploré par les deux artistes indique également le statut intermédiaire qui est le leur, à la fois à l'intérieur et à l'extérieur des Vies. Tout comme Morto, Jacone se distingue en effet par la pratique de la grotesque. Or, ce genre peut être considéré comme le revers négatif de la pratique artistique officielle. De même que la peinture qu'ils pratiquent, les deux artistes sont alors intégrés au texte, mais à titre de contre-exemples, de modèles à rejeter afin de parvenir au sommet de l'art.

L'approche vasarienne de leur pratique est cependant différente. Morto est présenté dès le début comme un mélancolique. En tant que tel, il s'intéresse aux grotesques et est voué, dès le départ, à l'échec. Vasari insiste au contraire sur le potentiel gâché de Jacone. Il raconte ainsi qu'à la vue de ses premiers travaux,

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[Vasari-Chastel], vol. 6, Paris, 1984, p. 81.

275

«[…] on pensait vraiment qu'il produirait de grandes choses […].»276

On sent néanmoins que cet espoir sera déçu. Vasari ne tarde d'ailleurs pas à en expliquer les raisons. A propos du comportement de Jacone, il dit:

«[…] il eut toujours l'esprit plus à se donner du bon temps, à plaisanter et à festoyer avec ses amis qu'à étudier […].»

Les conséquences de cette fainéantise ne se font pas attendre:

«[dès lors] , il se mit plutôt à désapprendre qu'à apprendre.»

Une seule activité picturale échappe à la paresse de Jacone: il collabore avec Pontormo à la réalisation de grotesques et de

«[…] petits travaux qu'il est inutile de mentionner.»

Entre Morto et Jacone, on assiste à une mise en scène strictement inversée. Le premier travaille trop et se perd par excès de recherche, alors que le second est peu prolifique. C'est à

défaut de mieux – et en dépit de ses débuts prometteurs – qu'il se contente de produire des

grotesques. Si la perspective est renversée, la ligne d'horizon est identique. Vasari, on s'en souvient, insiste sur le portrait humoral de Morto. Et décrivant Jacone comme paresseux et inactif, il place son personnage sous le signe de l'acedia, qui n'est autre qu'une forme particulière de mélancolie. Soumis tous deux à la mauvaise influence de la mélancolie, Morto et Jacone sont ainsi victimes d'un traitement négatif de la part de Vasari, et avec eux leur genre de prédilection, la grotesque.

Nous connaissons mal le travail des deux hommes. Alors qu'aucune œuvre autographe de Morto n'est connue, le corpus de celles de Jacone doit encore être établi. En dépit du portrait dressé par Vasari, il semble cependant qu'il n'a pas peint uniquement des grotesques, mais qu'il a aussi exécuté des peintures religieuses.277 Cette observation nous oblige à distinguer

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Toutes les citations concernant Jacone sont tirées de [Vasari-Chastel], vol. 8, Paris, 1985, pp. 261-263.

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Voir à ce sujet Ugo PROCACCI, «Di Jacone scolare di Andrea del Sarto», Annuario dell'Accademia Etrusca

di Cortona, Cortone, 1979, 5, 18, pp. 447-473 et Philippe / Anne FABRE, «Di alcuni problemi della bottega di

une fois de plus deux niveaux de réalité. D'un côté, il y a les faits, la vie réelle et vécue de Jacone; de l'autre, il y a le récit qu'en fait Vasari, marqué par la manipulation et la fiction.

Un dernier point commun doit être mis en évidence entre Morto et Jacone: leur fin misérable. Morto renonce à la peinture pour devenir soldat. Il meurt au combat, au cours de la bataille de Zara. La brutalité de la mort est encore plus marquée chez Jacone:

«Finalement, malade, sans personne pour le soigner car il était pauvre et handicapé par ses jambes qui refusaient de le porter, il mourut de privations dans la bicoque qu'il possédait, dans une petite rue, ou plutôt une ruelle, appelée Codarimessa, en 1553.»

Pauvreté, maladie et mort solitaire: telles sont les caractéristiques de la mort de Jacone. Elles se révèlent d'autant plus éloquentes si on les replace dans le contexte de la rencontre entre l'artiste et Vasari que nous avons déjà commentée. Au contraire de son ennemi Jacone, Vasari y est riche et respecté; il possède un serviteur et un cheval; enfin, il est bien portant et non moins bien vêtu. De manière emblématique, cette rencontre permet de thématiser l'opposition cinglante entre le succès du modèle courtisan et l'échec d'une vie excentrique.

Sa lecture permet de quitter le domaine individuel pour celui du type. Pauvreté, maladie et mort solitaire ne sont en effet pas propre à Jacone. Elles constituent au contraire les traits récurrents de tous les artistes excentriques. Par la répétition de ces topoï, Vasari parvient à instaurer, au sein du continuum d'artistes, un sous-groupe partageant une certaine communauté d'esprit. C'est à ce regroupement fictif d'artistes, que nous souhaitons consacrer la seconde partie. Dans la double perspective de la manipulation des noms (du type Morto da Feltro-Feltrinelli) et de la répétition de certains motifs (tels que ceux mis en évidence chez Jacone et Morto), nous allons tenter de saisir les enjeux de cette élaboration communautaire. Plus encore, nous tenterons de révéler la manière dont ce regroupement prend souvent l'apparence d'une famille spirituelle et d'une filiation.