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II. Le dispositif visuel des Vies: les portraits gravés

4. L'arbre de la mémoire

Nous avons remarqué comment la répétition des effigies gravées évoque l'alignement des pierres tombales dans un cimetière et quelle est la teneur funéraire de ces images. Nous avons mentionné également que les portraits séquençant les Vies constituent un fil rouge à travers le texte et provoquent une impression de continuum. Engendrant un jeu sériel où chaque gravure se rapporte à l'ensemble qui le contient et le définit, les portraits se déploient véritablement comme une galerie d'ancêtres et révèlent la valeur programmatique de l'entreprise historiographique vasarienne.

Le continuum est d'abord visuel. Vasari, on l'a vu, répète invariablement le même schéma. Il est cependant également conceptuel. Au-delà du paradoxe vie/mort que nous avons déjà soumis à l'analyse, il instaure un lien fictif entre les différents artistes traités dans les biographies correspondantes. Les portraits permettent alors d'imprimer une forme à l'histoire

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Ibid., p. 54.

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Dans une optique générale, Patricia EICHEL-LOJKINE remarque que la biographie est un genre idéologique à la Renaissance, dans la mesure où la sélection du corpus des hommes illustres et son classement reflètent des choix intellectuels. Le biographe joue alors le rôle d'interprète, communiquant dans ses écrits une certaine image du monde. Voir Le siècle des grands hommes. Le recueil des Vies d'hommes illustres avec portraits du XVIe

comme une chaîne ininterrompue d'individus participant tous au même objectif; le progrès de l'art.

Le continuum permet également de mettre en évidence le balancement entre deux temporalités extrêmes caractérisant les Vies. La série de portraits repose en effet sur une projection dans le passé, avec la valorisation cultivée des hommes célèbres. De Michel-Ange, on remonte ainsi jusqu'à Cimabue, avec un arrêt à chaque étape décisive du développement de l'art. Vasari recourt au même processus dans la Camera della Fama, à Arezzo. Se déployant sous le regard dominateur de la Renommée, une frise y présente les portraits des maîtres et ancêtres spirituels de Vasari, établissant la tradition dont il se prétend l'héritier. Si les portraits renvoient au passé, cela n'empêche nullement tout l'édifice des Vies de se projeter dans l'avenir. La principale motivation relève en effet de la quête d'honneurs et de gloire terrestre ainsi que de l'entrée dans la postérité. Or, forcément posthume, l'immortelle renommée de l'artiste ne se cristallise que dans l'avènement plus ou moins lointain de la mort.

En tant que projection du passé, la suite de portraits constitue un «arbre de la mémoire»160 très efficace. De manière didactique, il permet de visualiser le discours vasarien sur l'art et de le mémoriser facilement. La mention d'«arbre de la mémoire» permet cependant d'aller au-delà de cette simple fonction de mémorisation. Tel un fil instaurant un lien fictif entre des individus, le terme même d'«arbre» évoque le principe de l'arbre généalogique, dont le principe consiste à représenter symboliquement la suite des ancêtres définissant une filiation.161 L'arbre généalogique relève de la famille et du culte de l'identité familiale. Comme diagramme introduisant ordre et hiérarchie dans la représentation lignagère, il se caractérise par son aspect classificatoire. On retrouve ces deux aspects chez Vasari.

En ce qui concerne la teneur familiale des Vies, contentons-nous de relever pour l'instant la manière dont Vasari élabore son œuvre au travers d'une structure reliant les artistes en une chaîne ininterrompue de maîtres et d'élèves; une chaîne formée par une succession de portraits et de noms. Nous aurons l'occasion de voir comment Vasari instaure des regroupements familiaux plus marqués – sous forme de filiations – à l'intérieur de cet enchaînement. Restons

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Cette expression est empruntée à Edouard POMMIER. Elle a été formulée dans une communication donnée dans le cadre de l'Ecole doctorale (Genève, 8 mai 2003) sur le thème du connoisseur dans le monde culturel italien. Elle se référait à la collection de dessins de Baldinucci.

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On trouve une très bonne présentation de l'arbre généalogique et de ses antécédents chez Christiane KLAPISCH-ZUBER, L'ombre des ancêtres. Essai sur l'imaginaire médiéval de la parenté, pp. 35-60.

cependant un instant encore avec les portraits et regardons de quelle manière ils contribuent à l'édification d'un continuum fictif entre les artistes.

Le fait même que Vasari choisisse ce type d'illustration mérite d'être souligné. On aurait pu s'attendre à ce qu'une reproduction d'une œuvre caractéristique de l'artiste ouvre chacune des biographies. Nul doute que les Vies auraient pris un tour complètement différent (qui sait même si le titre aurait été le même?). Avec le choix de la reproduction des œuvres, Vasari aurait opté pour l'exposition de la maniera de l'artiste. En l'absence de sa physionomie (les traits de son visage), c'est son style qui aurait fourni l'identité de l'artiste (les traits de son pinceau). La présence de l'artiste aurait cependant été garantie par le biais de sa signature. Forme spécifique du nom, la signature constitue en effet un des symptômes majeurs de l'identité artistique.

Vasari opte cependant pour une autre modalité.162 Il choisit de présenter les portraits des artistes biographiés. Aux œuvres se substituent des visages gravés, ancêtres de nos photographies modernes. Faisant le choix du portrait, Vasari constitue une histoire de l'art comme corpus de biographies, de vies particulières. Et chaque Vie se rattache à un visage et à un nom. Mises bout à bout, les biographies constituent un réseau complexe dont les portraits assurent les attaches.

Comme dans la parenté réelle, les portraiturés vasariens partagent certains point communs. Il s'agit essentiellement de leur statut professionnel: ils sont tous artistes. Une remarque s'impose ici. Vasari reconnaît bien que les peintres, sculpteurs et architectes dont il parle sont tous des artistes (on se souvient qu'il écrit artefici), mais il n'essaie pas de donner une définition du terme. Il ne donne pas non plus de «recette» pour devenir artiste. Au contraire, évoquant des artistes et s'adressant particulièrement à eux, il leur indique seulement comment améliorer leur art. Moteur des Vies, le progrès constitue alors le second point commun aux artistes. De portraituré en portraituré, de maîtres à élèves, Vasari dévoile les conquêtes de l'art jusqu'à son apogée, sous le règne du divin Michel-Ange.

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Si Vasari renonce aux reproductions d'œuvres en frontispice des différentes biographies, il n'y recourt pas plus à l'intérieur des différentes Vies. Pour mettre son lecteur face aux œuvres, il recourt au procédé littéraire de

l'ekphrasis. Devenu spectateur, le lecteur est alors invité à regarder en imagination les œuvres évoquées par le

Recourant aux portraits, Vasari s'appuie sur une pratique renaissante, stable et déjà codifiée. L'une des premières motivations des collectionneurs de portraits relève en effet du maintien de la mémoire et du nom des ancêtres, ainsi que de l'organisation d'un réseau de relations entre eux. La collection – au même titre que les ricordi – joue alors un rôle central dans la constitution et la consolidation de l'identité collective familiale.163 Cette pratique de la collection révèle l'importance du pedigree du lignage comme composante essentielle du statut de l'individu à la Renaissance. Elle révèle également l'aspect de mise en scène et d'élaboration d'un discours: la collection quitte la sphère de l'assemblage arbitraire pour s'inscrire dans le contexte de la définition d'une collectivité et le désir de se définir soi-même comme membre de cette communauté.164

Si Vasari se fonde sur cette pratique, il opère un glissement très significatif. D'une collection mettant en scène la famille biologique réelle, il passe en effet à une mise en scène d'une généalogie fictive, basée sur le critère professionnel. La démarche vasarienne, bien qu'entreprise et diffusée pour la première fois à une telle échelle, n'est cependant pas nouvelle. Alors même que Vasari s'en défend, elle bénéficie d'un précédent influent en la personne de Ghiberti.165 Plusieurs aspects des Commentaires (vers 1447) méritent d'être relevés ici.166 D'une part, ils présentent une certaine anticipation de la conception vasarienne des Vies comme tombeau. Pour comprendre les enjeux de cette connotation funéraire, il convient de replacer la rédaction des Commentaires dans le contexte de la rivalité constante opposant Ghiberti à Brunelleschi. Il est en effet troublant de constater que l'année supposée de la rédaction du texte coïncide avec l'inauguration du monument posthume à la gloire de Brunelleschi (1447). Le succès de Brunelleschi apparaît de manière plus vive si l'on sait que son tombeau est érigé à l'intérieur du sanctuaire le plus important de Florence (Sainte-Marie- de-la-Fleur) et qu'il inaugure une formule nouvelle: l'insertion du portrait de l'artiste dans son

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Les ricordi et les ricordanze bénéficient souvent de l'exclusivité dans l'étude de la formation de la mémoire et de l'identité familiale. Voir par exemple Giovanni CIAPPELLI / Patricia Lee RUBIN (éd.), Art, Memory, and

Family in Renaissance Florence, Cambridge, 2000 (surtout chapitres 2 et 3). Il revient à Linda S. KLINGER

d'intégrer les portraits dans cette démarche, comme équivalents visuels de l'écriture des ricordi. Voir The

Portrait Collection of Paolo Giovio, pp. 96-97.

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Linda S. KLINGER propose une analyse détaillée de ce phénomène. On en trouve cependant des prémices chez Francis W. KENT, Household and Lineage in Renaissance Florence. The Family Life of the Capponi,

Ginori and Rucellai, Princeton, 1977, p 112 ou David HERLIHY / Christiane KLAPISCH-ZUBER, Les Toscans et leurs familles. Une étude du catasto florentin de 1427, Paris, 1978 (chapitre sur la mémoire lignagère, pp.

535-537).

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A propos du jugement vasarien sur les Commentaires, voir notamment Julius von SCHLOSSER, La

littérature artistique, [1924], trad. fr., Paris, 1984, pp. 321-322.

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Pour plus de détails, voir l'excellente présentation d'Augustin de Butler: Lorenzo GHIBERTI, Art moderne:

monument, à la manière des médaillons d'«hommes célèbres» loués par la tradition humaniste, ainsi que l'insertion d'une inscription.167 Il est très séduisant de penser que Ghiberti rédige ses Commentaires, en réaction à cette inauguration, comme future épitaphe chargée de promouvoir la bonne mémoire de son œuvre.

D'autre part et surtout, Ghiberti est l'inventeur du genre littéraire de la «Vie d'artiste».168 Concepteur de l'histoire de l'art comme juxtaposition de biographies, Ghiberti influence également Vasari en instaurant une généalogie entre les différents artistes traités. Cette généalogisation n'est toutefois pas une invention ghibertienne. A la recherche des motifs récurrents des vies d'artistes de l'Antiquité à nos jours, Kris et Kurz mentionnent en effet le besoin pressant d'ancrer l'œuvre d'un individu dans une lignée dynastique.169 C'est cependant telle qu'instaurée par Ghiberti que la succession maître-élève va s'imposer dans les Vies.

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Nous avons montré à travers ce chapitre avec quelle conscience Vasari se joue des codes et des habitudes concernant le portrait afin d'élaborer sa vision du monde et de l'histoire. Pour aller plus loin dans la compréhension des Vies, il convient de considérer un élément extrinsèque au portrait, mais qui lui est pourtant intimement lié: le nom du portraituré. Placé sous la figure, il remplit la fonction de dénomination; le portrait assurant celle de description. Il indique que la figure représente une personne, que cette personne est un référent réel et que ce référent est unique.

Indissociable de la physionomie dans la tentative de cerner l'artiste comme individualité, le nom occupe une place importante en marge des effigies gravées et dans le corpus des Vies. C'est le rôle du nom et son mode de fonctionnement dans le texte vasarien que nous nous proposons de soumettre maintenant à l'analyse.

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Sur la nouveauté du tombeau de Brunelleschi, voir Gesa SCHÜTZ-RAUTENBERG, Künstlergrabmäler des

15. und 16. Jahrhunderts in Italien. Ein Beitrag zur Sozialgeschichte der Künstler, p. 313 et suivantes.

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Julius von SCHLOSSER inaugure d'ailleurs le chapitre consacré à «La littérature historique» avec Lorenzo Ghiberti, qu'il décrit comme l'«ancêtre de la littérature d'histoire de l'art». Voir La littérature artistique p. 135.

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