Chapitre 1. Comprendre le projet de rénovation numérique du Museon Arlaten 92
2. Les techniques d’enquêtes
Nous expliquons dans cette partie les choix opérés quant à la méthodologie de l’enquête
ethnographique au service de la description d’un projet technologique et décrivons le déroulé
précis des méthodes mises en place sur le terrain principal au Museon Arlaten.
2.1 Décrire le projet technologique en contexte muséal
Le repositionnement numérique des institutions culturelles étant un phénomène qui intéresse
autant les sciences de l’information et de la communication que l’anthropologie du travail et la
sociologie des organisations, nous avons souhaité de prime abord proposer une rapide
présentation des méthodes mises en place concernant des objets de recherche similaires au nôtre
afin d’expliquer ce qui a motivé nos choix.
Nous présenterons dans cette partie les approches méthodologiques qui ont proposé d’observer
des logiques de transition numérique et qui mettent au jour à la fois les discours sur le passage
au numérique ainsi que les repositionnements professionnels de l’institution.
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professionnels des bibliothèques via une approche ethnosémiotique durant une période de
réorganisation du fonds de la bibliothèque de l’ENS LSH à Lyon. Les entretiens qu’ils réalisent
sont complétés par d’autres moyens de collecte d’informations : prises de vues photographiques
de l’espace de travail, collecte de documents et description. Cette approche ethnosémiotique a
permis d’analyser la collaboration entre les différents acteurs en partant de l’observation de
leurs gestes, de leurs tâches et de la façon dont les tâches sont réparties. Ils proposent d’observer
également le lien entre le dispositif utilisé, le sens qui lui est donné et les normes qui le régissent,
ce qu’ils nomment les composites :
« Les “composites” caractérisent des situations au sein desquelles les individus mobilisent à la fois la
signification d’objets matériels et des représentations, réalisent des actions et mettent en œuvre des systèmes de normes ou de règles opératoires. (…) Les composites se distinguent de notions voisines comme
celle de média ou de dispositif car ils sont, avant tout, des savoirs incarnés dans des situations et des relations entre objets, discours et représentations. » (Le Marec et Babou, 2003 : 246)
Nous retiendrons de leur analyse qu’il nous importe de saisir, en même temps que les pratiques
des acteurs du musée, le discours qu’ils portent sur leurs pratiques, leurs imaginaires, et les
normes auxquelles ils sont sensibles
56afin de saisir la complexité de ces réorganisations
professionnelles. À ce titre, nous employons l’expression « repositionnement professionnel »
et non le terme « modification » pour ne pas se focaliser seulement sur les éléments qui
évoluent. Dans un contexte précédemment évoqué où de nombreuses enquêtes font état des
changements de pratiques opérés par « le passage au numérique », les modèles qui perdurent et
résistent nous intéressent particulièrement. Nous interrogerons de cette façon la question de la
stabilité et de l’inertie :
« La stabilité n’est pas un état inerte par opposition à la dynamique du changement. Elle peut-être sous-tendue par des actions, mobiliser des efforts et des coordinations collectives complexes. Il y aurait un biais théorique à analyser uniquement ce qui change en présupposant que c’est là seulement que se situe l’action
sociale. (…) Nous partons de l’hypothèse que les individus peuvent coopérer pour la stabilité ou bien pour
le changement, et que les organisations peuvent aussi bien promouvoir le changement que la stabilité. » (Le Marec et Babou, 2003 : 240)
Le concept de composite a également été repris dans des terrains d’étude en contexte muséal,
56 La théorie des composites évite d’enfermer les processus observés dans des mises à plat descriptives mais permettent au
contraire d’en penser la complexité et les nuances tout en mettant à distance les discours stéréotypés. En effet, «l’approche de
la complexité consiste à faire apparaître les relations dynamiques entre les phénomènes conçus comme des processus, et non à
décrire ces phénomènes comme des assemblages d’unités, éventuellement multiples, dont on rendrait compte au moyen de
typologies et de hiérarchisations compliquées. La notion de composite nous permet plutôt de casser un certain nombre de représentations communément associées et qui incarnent des systèmes de valeurs : croyance dans le progrès technique ou défense des usagers, critique des normes ou célébrations du changement, etc. » (Le Marec et Babou, 2003 : 298).
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notamment pour analyser la façon dont la numérisation des documents pouvait renégocier les
pratiques des professionnels de la gestion documentaire. Dans une enquête menée par Maryse
Rizza (2013) dans le centre de documentation d’un lieu d’exposition (La Piscine, musée d’art
et d’industrie André-Diligent de Roubaix), le recours aux outils de l’anthropologie de la
communication et de l’ethnographie descriptive ont servi à observer les pratiques des
professionnels sur leur lieu de travail. Cette approche a permis de comprendre comment dans
un contexte où la numérisation est présentée comme un outil efficace de valorisation des
collections, on constate dans le discours des documentalistes un attachement au support papier
qui paraît plus noble, plus authentique et plus vrai (Rizza, 2013). De cette enquête, nous
retenons la nécessité d’observer et de décrire finement le discours des professionnels sur leurs
pratiques pour avoir accès aux mécanismes qui sous-tendent leurs choix des dispositifs
numériques comme leurs promesses d’usage.
Dans une optique similaire, mais visant cette fois à observer les relations entre la médiation
culturelle et la médiation documentaire, Isabelle Fabre (2012) a réalisé des entretiens sous la
forme de focus group au musée des Abattoirs de Toulouse, et a observé que certaines interfaces
numériques comme les blogs favorisent un : « déplacement de la documentation vers les salles
d’exposition » qui amène les acteurs du musée à reconsidérer leurs pratiques (Fabre, 2012 : 83).
À l’issue de ces entretiens, elle constate alors l’émergence d’une véritable médiation
documentaire, passant par une valorisation du travail d’inventaire des documentalistes à travers
des médias informatisés (il s’agit dans ce cas du blog tenu par les documentalistes). Le blog est
devenu dans ce cas précis pour les publics une interface plus accessible qu’une base de données
ainsi qu’un outil de valorisation du travail de l’équipe de documentalistes.
Bien que dans cette enquête la forme de l’entretien en groupe permette l’émergence du récit
réflexif par les professionnels, nous aurons recours à l’entretien individuel comme procédé de
recueil de la parole des acteurs. Nous ne retenons pas la forme du focus group, pour nous
concentrer sur des entretiens avec un seul enquêté afin d’avoir le temps et la liberté
d’approfondir certaines thématiques et d’aller vers un récit d’expérience davantage personnel.
En outre, certaines questions posées durant l’entretien étant susceptibles de faire référence à
des sujets délicats tels que des relations tendues en interne ou en dehors de l’équipe, nous
supposons qu’un entretien individuel permettra des conditions d’entretien plus confortables et
111
2.2 Le choix de l’enquête ethnographique
Les trois exemples méthodologiques précédemment cités nous ont convaincu de la nécessité
d’avoir recours à l’entretien sur le lieu de travail, méthode qui permet aux acteurs des musées
de décrire et de qualifier leurs pratiques au sein de leur environnement professionnel. Ils sont
alors susceptibles de montrer les documents ou les dispositifs avec lesquels ils travaillent pour
illustrer leur propos (bases de données documentaires, prototype de dispositif de médiation,
retroplanning…).
Cela nous a également encouragée à mettre en œuvre des temps d’observation participante afin
de saisir les comportements des professionnels dans un cadre social défini. En effet, nous
considérons que la : « réception d’un message culturel ne peut jamais être dissociée des
conditions sociales où elle s’accomplit et que le chercheur doit toujours essayer de l’interpréter
en tenant compte de “l’esprit du lieu”, entendu comme une configuration instituée
symboliquement comme commune par la parole et dans la pratique » (Derèze, 1997 : 125).
Nous avons alors fait le choix de mettre en œuvre une enquête ethnographique reposant sur
trois méthodes : l’observation participante au musée lors des réunions, les entretiens
compréhensifs et la collecte de documents. Combiner ces trois méthodes nous permet
notamment de récolter deux types de récits complémentaires que Gérard Derèze (1997)
qualifient de « récits circulants » (lors des échanges entre professionnels dans les situations
d’observation) et de « récits provoqués » (lors des entretiens). Le fait d’écouter les
professionnels en entretien puis d’observer leur positionnement durant les réunions nous permet
éventuellement d’observer des adéquations ou des décalages entre imaginaires et pratiques,
entre ce que les enquêtés : « disent, font, disent de ce qu’ils font et font de ce qu’ils disent »
(Derèze, 1997 : 123).
À titre exploratoire, des entretiens préalables sont réalisés avec des acteurs du musée, afin de
connaître leur discours sur leur travail et d’affiner les questions du guide d’entretien.
2.2.1 Le déroulement de l’enquête au Museon Arlaten
Le protocole méthodologique au Museon Arlaten est encadré par une convention de partenariat
liant le musée et l’université d’Avignon et des Pays de Vaucluse. Cette convention nous donne
un rôle de chargée de veille documentaire
57auprès du chargé de mission multimédia (CMM)
57 Le rôle de chargée de veille documentaire consiste ici à envoyer un compte-rendu mensuel des innovations technologiques
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du musée. Ce rôle de veille inclut l’élaboration de stratégies de push et de pull sur des interfaces
comme Netvibes ou Scoop It et comprend la mise en place d’analyses de réception de dispositifs
numériques dans différentes expositions françaises via l’observation des visiteurs. Pour cela,
nous avons conçu une grille d’observation (annexe 1) ainsi qu’un protocole de prise de vue
photographique (annexe 2). Le protocole de prise de vue photographique sert principalement à
systématiser le choix des prises de vue dans un contexte où un très grand nombre de
photographies vont être prises, et à favoriser une prise de vue spécifique des dispositifs
numériques. C’est pourquoi quatre tailles de plans ont été choisies en priorité : le plan
d’ensemble (pour appréhender le dispositif dans son contexte), le plan rapproché (pour voir les
caractéristiques du dispositif), le gros plan (pour saisir le contenu du dispositif) et le très gros
plan (pour observer un détail en particulier si la situation l’exige).
La mise en place d’une convention de partenariat avec le musée a permis d’être fréquemment
en contact avec le chargé de mission multimédia même hors des temps de réunion et de suivre
de près les évolutions du projet, notamment le choix des dispositifs techniques. Le rôle de
chargée de veille documentaire et technologique nous a également permis d’avoir un rôle à
jouer au sein de la réflexion sur les dispositifs technologiques et a facilité la posture
d’observation participante comme notre intégration dans l’équipe du musée. Tous les mois du
1
eroctobre 2012 au 1
ernovembre 2015, nous avons envoyé au chargé de mission multimédia
une analyse de réception d’un dispositif numérique (annexe 3) que nous avions observé dans
un musée français. En fonction de la réunion à venir, le chargé de mission multimédia nous
demandait d’orienter la veille vers un type précis de dispositif (sonore, visuel, mobile) et nous
communiquait les choix faits par le musée en termes de spécification multimédia.
Ces tâches régulières à effectuer nous ont donné un rôle ambigu de témoin et d’acteur dans le
projet de rénovation. En effet, l’observation participante peut se révéler problématique puisqu’il
est complexe d’opérer un mouvement de mise à distance lorsque : « l’observateur n’est pas
seulement un témoin pour lequel certains phénomènes font sens, mais qu’il est aussi une partie
active dans leur signification » (Borel, 1995 : 24). Nous avons alors suivi les indications
méthodologiques de Marie-Jeanne Borel qui propose de produire un langage de description
fonctionnel permettant une objectivation du discours. Elle propose de passer par la
conférences sur le numérique dans les musées). Cependant, en aucun cas nous n’avons de rôle décisionnel direct en ce qui concerne le choix final des dispositifs. Cela rend plus simple la posture d’observation car nousn’avons pas à prendre position pour un dispositif plutôt qu’un autre. Nous avons simplement un rôle d’instance informative visant à donner des informations
factuelles de type : « Tel dispositif de réalité augmentée existe dans tel lieu, voici ses fonctionnalités et ses effets sur le public
113
schématisation en tant qu’opération de réécriture pour objectiver les données descriptives à
travers quatre actions permettant de prendre de la distance sur les résultats de l’observation :
compiler/reformuler, redécrire, représenter et recontextualiser (Ibid.). Retracer de façon
multiple l’expérience vécue sur le terrain nous a semblé une solution opérationnelle pour aller
vers une description plus objective.
Nous décrirons ci-dessous la façon dont l’enquête ethnographique s’est effectuée en trois
temps : d’abord un temps de collecte de documents relatifs à la rénovation, ensuite des
entretiens semi-directifs avec les professionnels du musée et enfin des temps d’observation
participante durant les réunions de travail.
2.2.2 La collecte de documents
Le Museon Arlaten nous ayant fait part d’un grand nombre de documents de travail et ayant
cherché de notre côté à récupérer des documents sur le site internet du musée, notre corpus
s’élève actuellement à vingt-et-un documents.
Nous avons choisi de classer ces documents en trois catégories en fonction de leur emplacement
et de leur positionnement discursif : les documents transmis par le chargé de mission
multimédia qui font état des dispositifs choisis (documents de travail confidentiels), les
documents disponibles sur le site internet du musée qui présentent de façon synthétique les
grands objectifs de la rénovation (discours institutionnels accessibles pour les internautes,
documents non confidentiels) et les documents de travail disponibles en ligne sur la plateforme
Google Drive qui permettent aux employés du musée de se transmettre des informations sur
l’avancée des prototypes (documents confidentiels). Cette catégorisation en fonction de
l’emplacement et du niveau de confidentialité des documents permettra le cas échéant de
confronter les discours adressés au public sur le site internet avec les discours réservés aux
professionnels et de comparer différents discours au service d’un même projet. Nous proposons
en annexe 6 une liste détaillée des documents collectés.
2.2.3 Les entretiens semi-directifs
La rédaction d’un guide d’entretien (annexe 4) a permis de réaliser des entretiens
compréhensifs, semi-directifs et réguliers, qui ont pris la forme du récit d’expérience.
L’interlocuteur privilégié pour ces entretiens réguliers mensuels a été le chargé de mission
114
multimédia en ce qu’il occupe un rôle crucial dans la réflexion concernant le choix et
l’intégration des dispositifs technologiques. Parmi les dix entretiens réalisés (annexe 7), nous
avons également effectué des entretiens ponctuels avec d’autres acteurs du musée en lien avec
la réalisation de dispositifs numériques pour la médiation, tels que les responsables des autres
unités impliquées dans la rénovation : l’unité documentation et publication,l’unité recherche et
muséographie, le service des publics et l’AMO (Assistant à Maîtrise d’Ouvrage)
58.
Les entretiens ont lieu en semaine sur le lieu de travail des enquêtés. Les professionnels ont
toujours été interrogés un par un, sauf pour les deux personnes de l’équipe recherche et
muséographie qui ont souhaité assister à l’entretien en même temps.
Lors de l’entretien, nous avons été principalement sensible à trois dimensions: ce que l’enquêté
nous dit des choses dont il parle (dimension référentielle), ce que l’enquêté nous dit de ce qu’il
en pense (dimension modale) et ce que l’enquêté nous dit de ce qu’il cherche à accomplir à
notre égard (dimension illocutoire) (Blanchet et Gotman, 1992 : 78) afin de comparer la façon
dont le projet est appréhendé et la façon dont il se déroule. Par la suite nous avons également
eu à cœur de distinguer les énoncés narratifs des énoncés informatifs et argumentatifs.
2.2.4 L’observation participante
Ces entretiens sont doublés d’une phase d’observation participante lors des réunions entre
l’équipe du musée et l’AMO chargé de la conception de l’arborescence des dispositifs
numériques, afin de comprendre les enjeux, les positionnements et les rapports de forces qui
accompagnent la réalisation de ces dispositifs.
Lors des dix réunions que nous avons pu suivre (annexe 8), nous avons retenu le modèle de
l’observation participante en ce qu’il permet de : « choisir un rôle social à occuper dans la
situation » (Arborio et Fournier, 2008 : 27). L’attention a été principalement portée sur les
positionnements des acteurs, les débats récurrents ainsi que le discours tenu sur les dispositifs
numériques et sur les exigences en termes de médiation.
Il nous a ensuite paru essentiel de coupler une analyse des étapes du projet avec une observation
58 Une des limites de cette observation a été la rapide évolution des dispositifs de médiation. En effet, il nous arrive dans la
partie des résultats de décrire un dispositif qui n’a finalement pas été retenu par le musée. Nous tenons à préciser que les dispositifs décrits dans cette thèse font référence à certaines périodes de la rénovation (allant de 2011 à 2014) et ne rendent pas compte des choix finaux en termes de dispositifs et de contenus. Cependant, notre enquête de terrain portant moins sur la nature
exacte des technologies choisies que sur l’observation de l’imaginaire des dispositifs numériques des professionnels, ces
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