Chapitre 1. Contexte de la recherche
3. Les ajustements de l’institution face à l’injonction numérique
construire la visite qu’il souhaite? La pratique de visite qu’il opère est-elle réellement une réécriture
personnelle du dispositif d’exposition ? » (Jutant et al., 2009 : 16)
Il en est de même pour le terme « ludique », fréquemment employé alors même que le dispositif
en question ne comporte pas toujours les éléments fondamentaux du jeu (scénario, objectif,
récompense…).
2.1.5 Conclusion
Ainsi, cet état des lieux du vocabulaire des dispositifs numériques et des connotations implicites
qu’il comporte a contribué à compléter les analyses des dispositifs en les intégrant dans une
réflexion plus globale sur les caractéristiques de la culture numérique et sur la pluralité des
pratiques professionnelles.
Ainsi, les sciences de l’information et de la communication se sont saisies de la question des
technologies au musée selon différentes approches, se focalisant sur son efficacité cognitive,
son pouvoir d’interactivité ou bien la possibilité de créer une expérience de visite précise
(immersive, interprétative, personnalisée) ; tout en complétant ces approches par une réflexion
globale et transversale sur les situations de communication et les stratégies numériques des
institutions.
La tendance à dépasser l’idée d’une « progression cumulative et linéaire de la puissance
technicienne » (Gras, 20013 : 89) donne à voir des études qui cherchent à éviter l’alternative
simplificatrice du déterminisme technique et du déterminisme social (Bertand, 2002). Ces
enquêtes raisonnent moins en termes « d’effets », « d’impacts » ou de « rôle » du numérique
mais tentent d’interroger la complexité des contextes d’introduction technique et symbolique
des dispositifs technologiques (Jeanneret, 2011 ; Breton, 2006).
3. Les ajustements de l’institution face à l’injonction numérique
3.1 Le musée en tension entre deux injonctions
Les raisons principalement invoquées par le musée lors de l’acquisition de dispositifs
numériques sont la possibilité de toucher un public élargi tout en fidélisant le public existant
(Le Marec, 2007). À ce sujet, on constate pourtant que l’équipement numérique des musées ne
vient pas d’une réelle demande du public, mais de décisions prises en son nom par l’institution.
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Différentes enquêtes menées auprès des publics ne montrent pas : « l’expression spontanée
d’attentes explicites pour une modernisation systématique de ces musées. » (Ibid. : 19). Au
contraire, Le Marec indique que le public s’inscrit davantage dans une relation de « confiance
et de délégation de compétence à l’institution » (Ibid. : 16), un constat qui contraste avec les
discours d’escorte sur le musée participatif faisant du public un individu friand de changements
et un acteur à part entière de la réalisation de l’exposition. Ainsi le musée se forge une idée d’un
« visiteur modèle » (Davallon, 1999) (en référence au concept de lecteur modèle d’Eco), qui
serait impliqué dans les dispositifs participatifs du musée, partagerait l’injonction moderniste
du musée et soutiendrait sa transformation en industrie culturelle. Cette injonction moderniste
est susceptible d’empêcher les musées de penser les attentes des « visiteurs concrets » dont les
profils sont bien plus nuancés. Un malentendu important fonde alors la relation entre
l’institution et ses publics et concerne la question des dispositifs numériques comme l’évolution
de l’image institutionnelle du musée.
En effet, Le Marec explique également que les visiteurs qui viennent au musée pour se retrouver
dans un lieu situé hors des logiques de consommation sont déroutés de voir l’institution mettre
en place des éléments issues des logiques marketing et de la communication publicitaire. Dans
un contexte où le musée évolue vers le modèle d’une l’industrie de la communication (Ibid.),
les professionnels sont pris dans une injonction contradictoire entre la nécessité d’écouter au
plus près les envies de leur public et l’injonction sociale à l’innovation. Cette situation devient
structurelle et influence profondément le fonctionnement du musée :
« La contradiction devient un élément moteur de la dynamique muséale (…) favorisé par l’injonction moderniste faite au musée de bouger, changer, ne pas être en retard, ne pas laisser passer le train (le train du numérique et des nouvelles technologies, le train du marché) » (Le Marec, 2007 : 169)
Cet ensemble d’injonctions provenant de l’idéologie du modèle de société actuel institue une
vision du : « changement comme référence normée » (Ibid.). Dans ce contexte, les
professionnels du musée sont amenés à mettre en place des logiques d’ajustement lorsqu’ils
n’adhèrent pas à l’imaginaire du numérique véhiculé par cette injonction.
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3.2 Les logiques d’ajustement des professionnels
3.2.1 Le concept d’ajustement
La question des repositionnements professionnels face à l’injonction technologique dans le
domaine culturel a fait l’objet depuis une dizaine d’années d’enquêtes qui mettent en avant
diverses stratégies d’adaptation de la part des professionnels (Le Marec et Babou, 2003 ; Rizza,
2013 ; Fabre, 2012). Ces repositionnements, caractérisés par des logiques d’ajustements,
prennent généralement forme dans différentes stratégies d’adaptation des médiateurs vis-à-vis
des tâches qui leur sont demandées lors des projets numériques. Le concept d’ajustement, tel
qu’il a été théorisé par Jutant (2011) dans le cadre d’une étude sur les pratiques de visite au
musée nous est ici utile pour comprendre les dynamiques de négociation des professionnels
face aux dispositifs de médiation. L’ajustement y est défini comme l’évolution du
comportement des visiteurs de musée lors de leur consultation des dispositifs de l’exposition
(textes, multimédias) en fonction de leur propre culture muséale. Dans ce contexte, l’ajustement
permet de décrire « l’adéquation plus ou moins grande à une succession de tâches » (Jutant,
2011 : 222) et de rendre compte de la négociation du visiteur avec l’expérience que le dispositif
lui propose.
Nous choisissons de déplacer ce modèle d’observation des visiteurs vers les professionnels du
musée en nous focalisant sur une définition particulière de l’ajustement, qui dépasse le cadre
de l’étude de réception des publics et qui décrit les interactions sociales de manière plus
générale. En outre, Jutant s’appuie sur les recherches en sémiotique de Landowski (2006) qui
définit le régime de l’ajustement comme une interaction qui s’affranchit des conventions
propres à un type d’activité, permettant ainsi à des sujets de s’accorder sur un référent qui leur
semble juste et qui ouvre : « la possibilité de dynamiques créatrices, et non plus reproductrices,
de sens et de valeur » (Landowski, 2014). Cette définition permet d’appréhender le concept
d’ajustement comme faisant partie de stratégies de communication plus larges impliquant
différents types d’acteurs et non plus seulement les visiteurs.
De la même façon, Jeanneret généralise et approfondit le concept d’ajustement. Il s’agit d’une
activité permettant aux individus de « définir leur mode d’engagement, de prendre des rôles et
d’exercer un jugement sur les situations et les productions auxquelles ils sont confrontés
20. »
20 Yves Jeanneret fait ici référence aux travaux de Louis Quéré et de Richard Hoggart. Tous deux ont étudié la capacité des
individus à convoquer leurs propres connaissances pour porter un regard à la fois réflexif et critique sur leurs pratiques médiatiques.
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(2014 : 10). Cette définition est utile pour observer de quelles manières les professionnels
s’impliquent dans la culture numérique, assument certaines fonctions ou critiquent la pertinence
de certaines technologies. Cependant, il nous importe de savoir de quelle façon ces trois
activités sont effectuées. Il peut en effet s’agir de la recherche d’harmonie par des logiques
créatrices comme des logiques de contournement plus transgressives.
En effet, ces ruses, tactiques et autres arrangements des usagers, également analysés par
Michel de Certeau sous le terme de braconnage, décrivent l’existence d’une « activité
silencieuse, transgressive, ironique, ou poétique » (1980 : 49). De la même façon que Michel
de Certeau relève les modes de résistance du public face aux médias et qu’il réfute l’idée
d’une consommation passive de ces contenus médiatiques, nous cherchons à interroger les
modes d’ajustement des professionnels du musée face à l’injonction du passage au
numérique. Cependant, afin de ne pas penser l’ajustement comme un simple phénomène
subversif décrivant seulement des accidents ou des contre-pratiques, nous considérons que
les phénomènes d’ajustement font pleinement partie des usages des dispositifs numériques :
« L’idée d’un braconnage ou d’une adaptation tactique par rapport à des stratégies établies par d’autres (…) possède une certaine force, mais elle risque aussi d’entériner une césure artificielle entre ce qui relèverait
de la norme et ce qui renverrait à un détournement de cette dernière. Si les “usages” se manifestent souvent
par des détournements de ce qui était originellement souhaité ou prescrit, on peut aussi penser que
l’accomplissement des promesses initiales des systèmes ne peut réellement advenir que par le truchement de ces ajustements qui du même coup, ne sont pas à côté des systèmes, mais en font partie de manière intégrale. » (Cotte, 2007 : 32).
Pour ne pas tomber dans l’écueil d’une conception binaire qui décrirait les bons usages face
aux résistances, nous faisons le choix d’observer de manière globale les pratiques des
professionnels : « en dehors d’un modèle d’opposition contrainte/liberté. » (Jutant, 2011 : 17).
3.2.2 S’accommoder, s’opposer, inventer
La lecture des travaux de Jutant, Jeanneret, Bertin et De Certeau à propos de l’ajustement ont
permis d’observer des logiques de négociation qui se déclinent dans trois comportements
principaux visant à s’accommoder (adaptation), à s’opposer (résistance, détournement) ou bien
à inventer (créativité, braconnage, bricolage).
L’accommodation consiste en un moyen pour l’individu de « faire avec les dispositifs et les
gestes de médiation institués. » (Jeanneret, 2014 : 87). L’opposition en revanche est une façon
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méfiant » (Jeanneret, 2008 : 126). Enfin, l’invention relève davantage des logiques de créativité
sociale (Jeanneret, 2014), plus précisément de l’accord de différents individus sur un certain
nombre de décisions communes visant à « s’appuyer sur ce qui est porteur dans une situation »
(Bertin, 2007 : 43). La mise au jour de ces stratégies rend compte de l’existence de différentes
logiques d’ajustement chez des acteurs confrontés à l’utilisation de ces dispositifs.
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