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La « personnalisation » comme injonction à l’humanisation

1.2 Le problème de l’accession à la personne qui se cache derrière la maladie

1.3.5 Technicisation des émotions

Des outils techniques se fondent précisément sur l’idée que les émotions perdurent malgré la maladie, et ambitionnent de les utiliser afin d’assurer le bien-être des ré-sidents. Leur existence prend place dans un contexte d’impuissance des outils thé-rapeutiques classiquement associés à l’intervention médicale, ce qui conduit l’aspect relationnel et humain à devoir être privilégié à un recours à des moyens strictement médicaux93. Ils se destinent aux personnes étant dans l’incapacité d’exprimer leur ressenti, aussi bien verbalement que corporellement, comme le sont les malades d’Alz-heimer. Ces outils sont dénommés non médicamenteux, non pharmacologiques, inter-ventions psychosociales ou encore soins de support, et marquent une volonté d’encadrer l’humanisation de la prise en charge, en technicisant les émotions. Leur légitimation passe par une adoption des codes du monde médical, et notamment la mise en place de tests standardisés évaluant leur efficacité. Ce faisant, ils intègrent les émotions au cadre formel de la relation entre professionnels et résidents. Dit autrement, le résident est envisagé comme une personne agissant en accord avec son statut, puisque les émo-tions représentent, dans la situation qui est la sienne, un moyen de communication à privilégier.

Les approches non médicamenteuses ont pour objectif de dépasser l’unique dimen-sion technique du soin. L’action des soignants ne vise pas, ici, à guérir le patient ou à atténuer les effets de la maladie, mais à lui offrir un accompagnement qui soit le plus respectueux possible de son individualité. En d’autres termes, la visée poursuivie est la « réhabilitation », et non la curation (Gzil, 2007 ; Zeisel, 2013).

Plus précisément, elles ont pour fonction d’assurer l’entrée en contact avec des personnes semblant coupées du monde extérieur, afin de coller au mieux à leurs « vo-lontés » et ainsi contribuer à l’amélioration de leur bien-être. Les solutions non médica-menteuses s’apparentent donc davantage à des « interventions » qu’à des « thérapies ». 93. Conférence de Consensus(2004). « Liberté d’aller et venir dans les établissements sanitaires et médico-sociaux, et obligation de soins et de sécurité »

Cet objectif passe par la création d’un lien avec la personne malade, à travers la mo-bilisation de ses capacités sensitives et créatives perdurant malgré le déclin cognitif. La sensibilité à la musique et plus généralement à l’art, aux expressions du visage ou encore au toucher permettrait aux soignants d’entrer en relation avec les malades.

Les approches psychosociales comprennent notamment l’activité physique, la sti-mulation sensorielle ou snoezelen, le massage, le toucher, la gestion du comportement, l’animation, la stimulation cognitive, l’aromathérapie, ou encore la thérapie en pré-sence d’un animal (Vasse et al., 2012). L’intervention directe sur la cause présumée d’un trouble du comportement, comme par exemple l’insatisfaction d’un besoin, est parfois considérée comme telle (Gitlinet al., 2012). Ces dispositifs cherchent donc, à travers la spécification d’activités bien particulières et d’un temps dédié à leur réalisa-tion, à provoquer la manifestation d’émotions chez le résident, l’hypothèse sous-jacente étant qu’elles perdurent malgré la maladie. Puisque ce type de contact serait absent et non spontané du côté des professionnels, il faut des dispositifs dédiés afin de le provoquer.

Parmi les activités proposées, certaines mobilisent le rire afin de générer du plaisir et de l’émotion chez les personnes malades. Les expériences d’interventions de clowns de proximité en unité spécifique facilitent l’entrée dans le jeu relationnel et les échanges improvisés, ce qui a un impact positif sur les résidents (Chalumeau et al., 2011). Les soins esthétiques permettent également d’entrer en contact avec le résident et d’assurer son bien-être. Le fait d’appliquer du rouge à lèvres, de réaliser une manucure, d’appliquer une crème sur le visage ou encore de choisir avec le résident les couleurs permet de personnaliser le contact et de créer un moment de plaisir (Prat, 2013).

La thérapie par réminiscence consiste, de son côté, en l’évocation de souvenirs an-ciens afin de solliciter la mémoire autobiographique. Ce type d’expérience permet de « consolider les repères personnels par la réminiscence d’épisodes marquants de la vie des patients, de leurs expériences de vie et des sentiments et émotions qui leur sont associés. La thérapie par réminiscence renforce de fait l’identité et l’estime personnelle et selon les travaux elle aurait un impact sur le sentiment de bien-être et l’humeur »

(SeuxetDe Rotrou, 2009, p. 203). L’évocation de ces souvenirs mobilise deux types de mémoires. La mémoire non déclarative tout d’abord, correspondant aux répercus-sions inconscientes non verbalisées d’expériences, et restant longtemps intactes chez la personne âgée. La mémoire épisodique ensuite, replaçant une expérience émotionnelle et affective significative sur l’axe temporel biographique (Croisile, 2009). La stimu-lation mnésique n’a, dans cette perspective, pas de visée thérapeutique, mais bien celle d’une entrée en contact avec le résident et la création des conditions du bien-être.

L’utilisation de dispositifs matériels favorisant l’autonomie et le respect de la di-gnité de la personne malade fait elle aussi partie de ce type d’intervention. L’album photo numérique permet de renforcer l’autonomie, l’estime de soi, le sens de la vie et la confiance, à condition que l’utilisation de cette technologie soit personnalisée (

Har-refors, Axelssonet al., 2013 ; Harrefors, Sävenstedtet al., 2012). Ces outils facilitent également la reconnaissance de l’individu derrière le malade, à travers par exemple des cadres accrochés au mur de la chambre du résident, mettant en valeur l’histoire de vie du malade et ses préférences personnelles.

Un autre exemple est celui d’un logiciel dont l’objectif est de faciliter la connais-sance de la personne malade à travers la création d’une « personnalité externe vir-tuelle », fondée sur les informations personnelles et sociales telles que l’environnement d’enfance, le service national, le mariage, les enfants, l’arbre généalogiques, les va-cances en famille, ou encore les activités préférées94. Il est possible de parler, à ce propos, d’« identity cues » (Vézina et al., 2011).

Ces dispositifs techniques visent à encadrer la mobilisation des émotions dans des temps institutionnels dédiés. Si la maladie requiert une communication par les sens, il faut alors intégrer cette particularité dans le cadre qui définit la relation entre professionnels et résidents. Les émotions, pour être manipulables, doivent entrer dans le champ du médical, et notamment en adopter les codes.

Il faut, pour cela, montrer scientifiquement l’efficacité de ces dispositifs. Elle est no-94. G. Webster (2011). « Multimedia profiles as external personalities to support people with dementia and their carers. » Thèse de doct. University of Dundee

tamment évaluée à travers l’observation de l’agitation et de l’affect (Cohen-Mansfield, 2013 ; Cohen-Mansfield et al., 2012). Une étude montre ainsi que les ateliers de musique, de peinture ou de cuisine améliorent à court terme l’état émotionnel des rési-dents, bien que les bénéfices soient plus importants et durables après une intervention musicale (Narme et al., 2012). L’efficacité de la musicothérapie est attestée par de nombreuses études, concernant la dépression et les fonctions cognitives (ChouetLin, 2012), l’agitation (Janata, 2012), ou encore les troubles psycho-comportementaux (Potter et Scott, 2012). Il est nécessaire de démontrer l’efficacité de ces ateliers par des tests standardisés, afin de légitimer leur intégration dans le cadre d’une prise en charge institutionnelle.

Les recommandations de bonne pratique de la HAS95 témoignent de cette vo-lonté de médicalisation des dispositifs psychosociaux. Elles évoquent les interventions non médicamenteuses/pharmacologiques en des termes distanciés, s’en tenant à un registre presqu’exclusivement médical. Les troubles du comportement doivent ainsi être mesurés à l’aide d’échelles de mesure96, et les approches non médicamenteuses systématiquement rapportées à un objectif curatif d’amélioration de l’état de santé du malade. La musicothérapie, l’aromathérapie, la stimulation multisensorielle, la « rea-lity orientation », la réminiscence, la thérapie assistée d’animaux, les massages, la thérapie de présence simulée (vidéo familiale, luminothérapie) doivent permettre de lutter contre les manifestations de la pathologie, et notamment les troubles du com-portement. L’identification des « spécificités » du malade, à partir de la biographie individuelle, des « facteurs psychosociaux » ou l’analyse du comportement ne servent également qu’à atteindre un objectif curatif.

Au-delà des dispositifs non médicaux, cette volonté de technicisation se retrouve 95. Haute Autorité de Santé(2011). « Recommandation de bonne pratique, Maladie d’Alzhei-mer et maladies apparentées : diagnostic et prise en charge ».Rapport d’orientation. Haute Autorité de Santé

96. Parmi ces échelles, le QDC (Questionnaire de Dyscontrôle Comportemental) ou le NPI (Neuro-psychiatric Inventory). Ce dernier permet d’évaluer les changements de comportement, notamment chez les malades d’Alzheimer. Elle se base sur les symptômes comportementaux suivants : apathie, dépression, anxiété, euphorie, désinhibition, dysphorie, sommeil, appétit, hallucinations, délire, com-portement moteur aberrant, irritabilité. H.Amievaet al.(2007).Maladie d’Alzheimer : enjeux scien-tifiques, médicaux et sociétaux. Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), p. 588

dans les outils d’évaluation de la personnalisation de la prise en charge, mis à la dis-position des établissements. Ils ont pour objectif d’inclure la personnalisation dans l’évaluation des institutions médico-sociales, grâce par exemple au tableau de bord de pilotage de la performance de l’ANAP97. L’ANESM propose également des recom-mandations concernant l’évaluation de la qualité des prestations en EHPAD. Parmi les cinq axes, la personnalisation de l’accompagnement98.

Les approches non médicamenteuses légitiment leur existence en se rapprochant au maximum des dispositifs médicaux classiques. Elles en adoptent le langage et les codes. Est systématiquement mise en avant leur efficacité thérapeutique99., protocoles scientifiques à l’appui. Il serait d’ailleurs tout à fait intéressant de montrer l’évolu-tion du discours entourant ces approches, qui montrerait certainement des arguments strictement médicaux à leurs débuts (renforcement des compétences résiduelles à tra-vers la stimulation cognitive et mnésique) pour ensuite basculer tra-vers une intégration des émotions. Celle-ci n’a pu se faire qu’à une condition, celle de la démonstration scientifique de leur efficacité thérapeutique.

La personnalisation s’attache donc à réhabiliter l’individu malgré la maladie, à travers la prise en compte de ce qui le « définit ». Ce sont ses préférences, établies à partir de ce qu’il « était avant la maladie », ses choix en matière de prise en charge, mais également ses émotions, qui représentent un medium de communication à privi-légier. Finalement, la place des émotions n’est jamais questionnée, et c’est au cadre de s’adapter à cette situation particulière.

Le résident est envisagé comme une personne qui agit en accord avec son statut, les professionnels se devant d’aller rechercher ce qui la définit, derrière la maladie. Dans la manière dont sont présentés ces dispositifs, tout est fait comme si, finalement, le résident se comportait en accord avec son statut. C’est donc à l’institution de 97. Agence Nationale d’Appui à la Performance(2012). « Piloter la performance dans le secteur médico-social »

98. ANESM(2012a). « L’évaluation interne : repères pour les établissements pour personnes âgées dépendantes »

99. Même si celle-ci reste faible, aussi bien pour les traitements médicamenteux que non médica-menteux (SeuxetDe Rotrou, 2009)

s’adapter à sa situation particulière, en intégrant l’une de ses particularités, à savoir la persistance des émotions, dans le cadre de la relation formelle entre professionnel et résident.

Une préoccupation accompagne ce lieu à part que constitue l’unité spécifique, celle d’un oubli de la personne prise en charge. A partir des années deux mille, se déve-loppent des guides de bonnes pratiques, portés par les pouvoirs publics ou des struc-tures privées, dont l’objectif est précisément d’assurer le respect de l’individu, même aux stades les plus avancés de la maladie. Il faut, pour cela, enjoindre les profession-nels à faire preuve d’humanité et de bienveillance, à charger leurs actes d’une véritable intention d’assurer le bien-être d’autrui. Car le fond du problème est précisément si-tué dans la pratique du personnel. Celui-ci serait insuffisamment formé à la prise en compte des particularités de cette population et notamment à la reconnaissance de l’individu, malgré des troubles qui semblent le couper du monde extérieur.

Voir la personne derrière la maladie suppose un effort d’accession à l’identité vé-ritable et authentique que masquent les troubles. Le terme de « personnalisation », abondamment mobilisé dans les guides, traduit précisément ce processus qui consiste à établir les préférences, les goûts et les envies de malades étant dans l’incapacité de les exprimer verbalement. L’entrée en contact avec ces personnes implique également de positionner l’échange sur le plan des émotions, étant acquis le postulat selon lequel celles-ci perdureraient, même aux stades les plus avancés de la maladie. C’est donc aux professionnels de mobiliser ce levier afin de communiquer avec les résidents, en chargeant leurs actes d’une sincère intention de faire le bien.

Le comportement des résidents est normalisé, au sens où sont intégrés à son statut les gestes ou les paroles déplacés. Si la personne se comporte étrangement, c’est parce que ses troubles l’empêchent d’appréhender la réalité de la situation qui se joue, ou en raison de l’incapacité des soignants à accéder à ses véritables volontés. Les troubles sont, de cette manière, intégrés au cadre formel de la relation entre professionnel et résident : la conduite en apparence irrationnelle du résident est normale et attendue, et

c’est au personnel d’investiguer sur la demande nécessairement rationnelle du malade. L’enjeu est de taille, puisque cette initiative ne peut être laissée à la seule initiative des professionnels, étant donné les « dérives » auxquelles elle a conduit jusqu’ici. Il faut donc encadrer ce travail d’accession à la « véritable » personne afin de le contrôler, allant même jusqu’à indiquer aux professionnels la manière dont ils devaient la regarder ou la toucher.

Pour ces guides de bonnes pratiques, l’humanisation du rapport à l’autre passe par l’élaboration d’un référentiel commun et partagé, construit au niveau institutionnel ou porté par des méthodes vendant des solutions « clés en main ». Il est donc construit en dehors de la pratique, au sens de l’action qui se joue à l’instant présent.

Une autre manière d’aborder cette question consiste précisément à l’ancrer dans cette temporalité. Alors que l’ « éthique » est envisagée sous l’angle du contrôle par les guides, elle peut apparaître comme radicalement indissociable de la pratique, et donc nécessairement portée par les professionnels qui en définissent continuellement les contours. C’est, pour reprendre une terminologie classiquement mobilisée en sociologie, le système social qui porte cet arbitrage quotidien.

Plus encore, tout contrôle dénature l’esprit qui anime ce travail. La perspective ducare permet de penser cette lecture du travail accompli par les professionnels. De dimension fondamentalement locale, il cohabite mal avec le formalisme ou toute autre forme de contrôle. Le care montre ce travail souterrain, généralement invisible, qui consiste à rendre acceptable les situations vécues.

Plutôt qu’un don unilatéral d’attention qui irait du professionnel vers le résident, le careprend en considération l’ensemble des acteurs en présence, faisant en sorte que les choses « fonctionnent » dans un environnement donné. Ce travail ne s’arrête pas à une « humanisation » de la pratique, puisqu’il vise, avant tout, à assurer une régulation entre engagement et distanciation des émotions. Cette perspective est explorée dans le chapitre suivant.