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Entre engagement et distanciation

2.3 Faire de la subjectivité un matériau

2.3.2 L’idéal de l’extériorité totale

Les tenants d’une approche « dure » de l’observation considèrent qu’une extériorité totale au terrain d’étude est possible, moyennant le respect de certains principes et l’application de règles méthodologiques.

L’une des solutions les plus couramment proposées consiste à travailler sur sa propre subjectivité afin de s’en détacher, d’analyser son impact sur l’interprétation et d’empêcher qu’elle ne l’oriente. Il s‘agit, par exemple, d’interroger sa propre histoire personnelle, afin de mettre au jour « ses propres catégories de perception de la réalité ». Cette « auto-analyse » serait une « parade contre un autre risque de la participation à une situation, celui de la mobilisation inconsciente de préjugés » (Arborio, 2007,

p. 33).

La posture radicale consiste, en outre, à ne rien renseigner sur sa situation, toute dérogation à cette règle entraînant une altération des informations recueillies. C’est la position de Peneff(2004), qui considère que l’annonce du titre de chercheur impose un discours auprès des enquêtés, biaise en conséquence les résultats et limite son indépendance et sa neutralité.

Cette posture radicale se caractérise, plus généralement, par l’accent mis sur la nécessité d’objectiver le recueil de données. Certains manuels préconisent ainsi un guide d’observation qui, à l’instar du guide d’entretien, encadrerait l’observation en précisant les éléments à observer. Sans aller jusqu’à construire un tel guide, la plupart des penseurs de l’observation participante préconise une certaine rigueur. L’observateur doit certes mobiliser ses sens, mais rester objectif en décrivant de la manière la plus précise possible ce qu’il a vu, entendu et ressenti (Arborio, 2007). Il est possible de parler, à ce propos, de « mesure instrumentale » des sens (Peneff, 1995).

Pour atteindre cette rigueur, l’enquêteur doit notamment avoir à l’esprit un cer-tain nombre d’éléments à observer, tels que le poids du contexte, et notamment des règles organisationnelles, sur les pratiques sociales, mais également identifier les res-sources mobilisées par les acteurs dans leurs pratiques, réaliser un examen détaillé de scènes de vie sociale, ou encore saisir le sens que les acteurs donnent aux pratiques so-ciales, à travers leurs discours et le contexte du discours (Arborio, 2007). Dans cette perspective, la parole comme pratique est recueillie, et non la parole sur la pratique.

Peneff (1995) propose, lui, d’observer les propriétés liées à l’action, telles que la division des actes professionnels et leur enchaînement, l’autonomie dans le travail, les diverses formes de freinage ou d’accélération, ainsi que l’autorité exercée ou subie. Il évoque également le croisement des variables, ou la concentration sur une variable particulière afin d’observer les situations dans lesquelles elle apparaît et ses combi-naisons les plus fréquentes ou rares avec d’autres variables. Il préconise également de s’intéresser aux conflits, en tant que « composante du jugement que les agents portent sur leur travail », ou encore de réaliser des enquêtes biographiques, afin de retracer la carrière de l’acteur, au sens de Becker(1985).

Dans cette approche dure, un gage de fiabilité de l’observation est le temps passé sur le terrain. En effet, le temps long permet à l’observateur de constater le même phénomène à de nombreuses reprises, et donc de donner du crédit à son interprétation. Cette préconisation s’inscrit dans une réflexion plus générale sur le rôle du comptage, celui-ci apparaissant comme central afin d’assurer l’objectivité des données recueillies. Ce souci du comptage systématique a par exemple permis àPeneff(1997) d’analyser les nombreuses activités hors opérations des chirurgiens. L’importance du comptage pour cette approche est particulièrement bien illustrée par l’étude deBecker (1971) sur la profession médicale, de par le souci accordé à l’itération d’un phénomène :

« Dans l’observation de la Faculté de Médecine (Becker et al., 1961), une trentaine de tableaux, et de nombreux diagrammes sous-tendent les ana-lyses. Chaque résultat est l’aboutissement de centaines d’observations re-coupées par plusieurs chercheurs (. . . ), sur une longue durée (3 ans) qui a conduit à un volume important de notes de terrain (5 000 pages). La va-lidité de l’observation est garantie par les données numériques concernant les caractéristiques des attitudes, la fréquence des interactions, la distribu-tion spatiale des phénomènes. Cette accumuladistribu-tion, selon Becker, manifeste l’évidence de la preuve : « Chaque conclusion du livre basée sur ces chiffres a été soumise à des centaines et des milliers de tests. Non seulement l’ob-servateur a vu beaucoup d’évènements et entendu beaucoup d’opinions qui justifient ses résultats mais il en a vu et entendu beaucoup d’autres qui servent d’évidence pour infirmer les autres alternatives explicatives. Quand nous comptons les faits sur une longue durée, nous observons la plupart des comportements et nous sommes capables de deviner quelles sont les excep-tions, sans nous tromper » (Becker, 1977, pp. 53-56 ) » (Peneff, 1995, p. 123).

Un autre procédé d’objectivation des données d’observation consiste à mobiliser la comparaison systématisée. Burawoy (1990) propose, ainsi, l’étude de cas généralisable, c’est-à-dire « une sélection des faits hors de la situation initiale et la mise à l’épreuve de cette comparaison systématique » (cité parPeneff, 1995). Enfin, Peneff propose d’améliorer la fiabilité des analyses en y joignant la présentation des données, sous forme de carnet d’enquête ou de journal de terrain, et de renseigner « le nombre de cas observés, d’évènements recensés, la fréquence des situations. Ces comptages rendraient les mesures objectives plus visibles, au lieu de les traiter implicitement ou de les dissocier du travail sociologique qui risque alors d’apparaître comme intuitif ou peu précis » (p. 136). Arborio (2007) propose également de rendre publics les comptes rendus d’enquête.

L’objectif serait de parvenir à une homogénéisation des pratiques d’observation, in-atteignable en l’état actuel de la pratique par la faute de chercheurs continuant à se fier à leur « instinct ». Cette citation de Schatzman et Strauss (1973), reprise parPeneff (1995), décrit bien l’opposition entre deux approches différentes de l’observation :

« quelques-uns aiment traiter des données informelles et anecdotiques dont le recueil dépend presque entièrement du hasard ou de leur intuition. A l’op-posé, on rencontre des chercheurs minutieux qui codent scrupuleusement les informations et leur appliquent des techniques systématiques, incluant des méthodes statistiques pour parvenir à de véritables théories » (p. 136).

La présentation de cette approche reste une typification, dont l’objectif est de décrire les différentes approches de l’observation. La vision « dure » cohabite avec une vision plus souple, ces deux dimensions étant toujours en tension. L’extériorité totale du chercheur semble être une chimère, qui n’a peut-être d’autre fonction que celle de faire la démonstration de la scientificité de la démarche entreprise.