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Le tabou menstruel

2. LE SANG ET LES PHANÈRES, PUISSANCE ET DÉGOÛT

2.3 Le tabou menstruel

Freud décrit les tabous en termes de prohibitions très anciennes.

[...] Ces prohibitions portaient sur des activités qu’on devait avoir une grande tendance à accomplir. [...] Le maintien du tabou a eu pour effet que le désir primitif de faire ce qui est tabou a persisté chez ces peuples. Ceux-ci ont donc adopté à l’égard de leurs prohibitions tabou une attitude ambivalente ; leur inconscient serait heureux d’enfreindre ces prohibitions, mais ils craignent de le faire ; et ils craignent, parce qu’ils voudraient le faire ».51

James George Frazer rapporte que « les Maoris [...] n’appuient jamais leur dos contre le mur d’une maison indigène. Car le sang des femmes passe pour avoir des effets désastreux sur les hommes »52. Dans la tribu de la baie de la Rencontre en Australie, il note que la vision du sang des femmes peut provoquer un affaiblissement et des cheveux gris. Les croyances proscrivent aussi de répandre ou de faire couler le sang à même la terre, qu’il soit de nature alimentaire ou humaine. Une règle semble interdire dans les cultures primitives tout contact avec le sang et surtout avec le sang des femmes. Les indiens Carrier de la Colombie britannique obligeaient les jeunes-filles - considérées comme une menace

50 Salvatore D’Onofrio, « Le cube des fluides », Cahier 06 d’anthropologie sociale, Poils et sang, Édition de l’Herne, 2010, p.77.

51 Freud, Le tabou de la virginité, La vie sexuelle, p. 70-71, in Bruno Bettelheim, Ibid, P. 167 manque édition

52 James George Frazer, Le Rameau d’Or- Le roi magicien dans la société primitive-Tabou et les périls de l’âme, Robert Laffont, 1981, p. 628.

- à s’isoler pendant trois ou quatre ans lors de leurs premières menstruations, les mettant ainsi en danger.

Selon Bruno Bettelheim, les jeunes filles sont socialement désavantagées par rapport aux jeunes hommes. Chez les Indiens, au sein de la tribu Cuna, la cérémonie concernant la puberté féminine est plus importante que celle concernant les rites de la naissance, du mariage, de la mort, signe d’une reconnaissance formelle, de l’accès à un âge de femme. « Mais, en dépit de la fertilité qu’on leur envie, les filles sont socialement désavantagées et, comme les hommes, elles éprouvent une certaine ambivalence à l’égard de leur propre sexe et de celui de l’autre [...] Je pense que les rites de puberté des filles sont plus affectés par l’attitude des hommes devant la menstruation que par l’événement physiologique lui- même. » 53

Par contre, dans certaines cultures, une dignité est conférée à la femme qui a ses règles, par exemple, les prêtres Apaches s’agenouillent devant de petites filles pour obtenir, par l’attouchement, leur bénédiction.

Ce tabou du sang se confirme par l’exercice de la saignée thérapeutique. Pensée pendant l’antiquité, pratiquée pendant la Renaissance, dans le but de purifier le mauvais sang, la théorie des humeurs fut élaborée par Hippocrate (460 env.-370 av.J.-C.). Elle eut un impact considérable sur l’histoire de la civilisation occidentale et a laissé son empreinte dans l’histoire de la médecine jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Cette théorie établit un lien entre la santé du corps et l’équilibre des humeurs – soit le sang, le phlegme, la bile jaune, la bile noire - et les qualités physiques qui lui correspondent, le chaud, le froid, le sec, l’humide. Galien (129 env.201 av.J.-C.) ajoute à l’influence des humeurs sur le corps, le trouble provoqué par les quatre éléments que sont l’eau, le feu, l’air, la terre ; ainsi que l’action de la lune, les anomalies propres aux tissus et aux organes du corps. En lien avec cette théorie des humeurs, les saignées étaient appliquées sur les femmes enceintes afin d’éviter toute intoxication du sang alimentant l’embryon. Dans cette même logique, les femmes ménopausées reçoivent des sangsues leur permettant d’être délivrées du sang

empoisonné. L’extrait de Pline l’Ancien donne la mesure de ces croyances, avec comme idée majeure, celle du sang menstruel considéré comme un poison et la ménopause perçue comme l’arrêt de son évacuation.

« Difficilement trouvera-t-on rien qui soit aussi malfaisant que le sang menstruel. Une femme qui

a ses règles fait aigrir le vin doux par son approche, en les touchant frappe de stérilité les céréales, de mort les greffe, brûle les plants des jardins ; les fruits de l’arbre contre lesquels elle s’est assise tombent ; son regard terni le poli des miroirs, attaque l’acier et l’éclat de l’ivoire ; les abeilles meurent dans leurs ruches ; la rouille s’empare aussitôt de l’airain et du fer, et une odeur fétide s’en exhale. Les chiens qui goûtent de ce sang en deviennent enragés, et leur morsure inocule un poison que rien ne peut guérir. …Ce flux d’une telle virulence revient chez la femme tous les trente jours, il est plus abondant tous les trois mois. » 54

Selon l’ethnologue Dimitri Karadimas, le duo pilosité-sang est souvent intégré dans la catégorie des « choses impures », au même titre que les excréments, les rognures d’ongles, les fluides tels que le sperme, la salive, l’urine, sécrétés par le corps humain. Cette association du sang à l’idée de souillure peut induire une certaine forme de dégoût.