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L’ECRITURE DE L’INTIME

CHAPITRE III INCISION : LA COUPURE ÉCRITURE

4. L’ECRITURE DE L’INTIME

sensuel inévitablement semblable à un pénis »139.

Les effets de superposition des plans du film donnent à voir une matière qui n’est pas sans rappeler que Greenaway a été peintre avant de réaliser des films. Fil de chaine, fil de trame, Greenaway joue sur la prégnance et la richesse des images et des sons qui saturent l’espace filmique et demeurent présents tel un palimpseste. Parfois traités sur le mode de l’incrustation comme le ferait un tatouage sur la peau, ils existent aussi parfois sur le mode de l’effacement. « L’histoire du Livre est l’histoire de son effacement [...] écrit Marc- Alain Ouaknin. Effacement particulier qui n’est pas nécessairement effacement du texte puisque – paradoxe – cet effacement a lieu par l’ajout de paroles, de textes supplémentaires [...]. »140

D’ailleurs, la question du Livre pourrait aussi être envisagée au travers du personnage joué par Jérôme. Le spectateur déduit de la fin du film que Jérôme est le père de la fille de Nagiko. Dans les premiers scénarios du film, Jérôme mourait plus tôt, en 1997 et de ce fait ne pouvait être le père de l’enfant. Or, ce choix pourrait être mis en parallèle avec le personnage biblique qu’est Saint Jérôme, le traducteur de la bible.

Poursuivons sur ce sujet du désir avec le travail artistique de Marion Laval-Jeantet axé sur la relation de l’homme à l’animal.

4. L’ECRITURE DE L’INTIME

Marion Laval-Jeantet - « Que le Cheval vive en Moi » - Performance – 2011

La performance Que le Cheval vive en Moi, préparée par Marion Laval-Jeantet et Benoit

138 Nestor Alberto Braunstein, « The Pillow Book Peter Greenaway et la psychanalyse », In Depuis Freud,

après Lacan. Déconstruction dans la psychanalyse, 2008, p.207.

139 Nestor Alberto Braunstein, Ibid, p.208.

Mangin s’est tenue le 22 février 2011, à la galerie kapelica à Ljubljana. (Illustration 9) L’intitulé laisse apparaitre le geste d’inoculation du sang de cheval, à l’artiste. Benoit Mangin injecte à Marion Laval - Jeantet le sang compatibilisé. Le projet artistique, au- delà du fait d’être une critique de l’anthropocentrisme actuel, exprime un désir profond d’appréhender l’essence animale, en l’occurrence celle du cheval, afin d’en ressentir avec conscience la présence étrange dans son propre corps. L’enjeu est d’être en empathie et d’entrer en communication avec l’animal, tout en donnant une visibilité au geste.

Ce geste d’hybridation entre l’animal et l’humain inscrit les deux artistes dans le Bio-art. Au travers de ce mouvement né à partir des années 80, les artistes utilisent des biotechnologies - notamment des techniques de manipulation génétique - en vue de modifier le vivant. Parmi les artistes procédant à une intervention directe sur leur corps, Stelarc se fait greffer une oreille « issue de cultures de cellules sur l’avant-bras » en 2008, ORLAN met en œuvre des Opérations-Performance depuis les années 90, Eduardo Kac développe ce qu’il nomme un art transgénique basé sur le recours aux techniques de « l’ingénierie génétique afin de « transférer des gènes synthétiques aux organismes. Le but est de créer des êtres vivants inédits. 141 C’est une lapine fluorescente verte qui voit

ainsi le jour en 2000, mis au point par Louis-Marie Houdebine, chercheur à l’INRA. Elle se nomme Alba, elle se colorise lorsqu’elle est placée sous une lumière bleu.

Selon Marion Laval-Jeantet, le fait d’être face à face avec le public nécessite de ritualiser, donner des indices pour permettre de comprendre, ce qui est en train de se passer. « La performance est un état, la ritualisation, un modus operandi. Pour nous, il s’agit d’un mode de vie »142 déclare les artistes. Une ritualisation apparait effectivement pendant la

performance avec un protocole défini. Benoît Mangin porte une blouse blanche, une façon de mettre en scène la science de manière rituelle. Mais le geste de l’artiste s’affirme davantage comme une prise de pouvoir que comme une ritualisation, puisque les artistes s’emparent et retourne les techniques de la science pour mieux en comprendre les contours.

141 « L’art transgénique », Dominique Moulon, mcd 57, pp.22-25.

Cette expérience pose notamment la question de l’intime et du rapport de l’intime à l’animalité. L’intime se situe dans le secret de « mon » intériorité, il est donc la métaphore du viscéral, du dedans très profond, de l’essentiel. Le geste de l’artiste interroge ce partage « d’intime » entre elle et l’animal.

Comme le remarquent Gilles Deleuze et Georges Guattari, les animaux hantent l’art et le cheval tout particulièrement, traverse la littérature et le cinéma. En 1889, Nietzsche voit un cheval en train d’être fouetté, il embrasse le cheval qui s’écroule mort. Béla Tar met

en scène dans un silence immobile, un fermier, sa fille et un cheval, dans le film « Le cheval de Turin », en 2011. Parallèlement, il y a aussi la démarche des artistes qui souhaitent pénétrer l’univers animal et expérimenter physiquement ce qui se passe de l’autre côté du miroir. A l’instar de La Métamorphose de Kafka, Marion Laval-Jeantet se fait inoculer du sang de cheval. Elle fait partie des artistes qui mettent les animaux à l’intérieur de leur création et s’inscrivent ainsi dans une logique réparatrice. Prise de risque de l’artiste pour amener à une prise de conscience de l’homme. Peut-être celle d’une distanciation installée entre l’homme et l’animal ? Si nous avons conservé un rapport domestique avec le chien et le chat, nous nous éloignons à grand pas du monde animal avec lequel nous avons eu une relation symbiotique pendant des millions d’années. D’ailleurs, le débat actuel sur l’abattage des animaux vient confirmer ce constat d’éloignement de l’homme dans son rapport à l’animal. D’une autre manière, Derrida s’interroge sur le terme animal, sur la réalité de ce mot et sur le fait de vouloir classer tous les vivants non humains sous la catégorie homogène et universelle de l’animal. Tout classer sous le vocable animal constitue une absurdité et le début de la violence, selon Derrida.

La Performance de Marion Laval-Jeantet interroge cette relation d’intimité avec l’animal. Nous pouvons être dans une démarche d’empathie avec l’animal, de compréhension de l’autre et de se comprendre soi-même à travers l’autre, mais jusqu’où peut-on se rapprocher de l’animal ? L’expérience interpelle au niveau de cette intention artistique consistant à se rapprocher de l’animal et d’accepter un état de conscience biologiquement

modifié par l’autre. Quelque chose qui est de l’ordre du renouvellement, de l’élargissement de la conscience.

7- Santiago Sierra - Ligne de 250 cm tatouée sur six personnes - 1999