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8. Conclusion

8.1. Synthèse de l’étude

Faut-il réformer l’accord du participe passé ? Cette question simple formulée par Béguelin [2002], je suis partie du sentiment qu’il fallait y répondre par l’affirmative. Au terme de mon étude, mon point de vue n’a pas fondamentalement changé : il s’est enrichi de nombreux arguments mais aussi de nuances et de subtilités qui imposent une considération prudente et circonspecte de la question.

Les règles d’accord du participe passé ne sont pas l’aboutissement nécessaire et prévisible d’une évolution de la langue française écrite et parlée. Elles semblent plutôt être le résultat d’un tâtonnement historique et d’aléas dont le résultat aurait pu être tout autre.

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Je ne crois pas, comme le défendent les travaux d’analyse générative présentés, que ces règles soient le reflet d’une organisation profonde de la langue et de la grammaire. Au contraire, il semble au contraire que l’on ait organisé la grammaire traditionnelle autour de cette règle d’accord, pour justifier a posteriori un construit en fait artificiel. Dans ces conditions, je ne pense pas que l’argument (déjà discutable en soi) « d’ancienneté » ou de respect de « l’histoire de la langue » soit valable pour conserver la règle actuelle. Cette règle n’est pas « ancienne » et ne reflète pas l’histoire de « la langue » : elle reflète l’histoire de la grammaire traditionnelle telle que cristallisée au 19e siècle.

Faut-il réformer l’accord du participe passé ? Pour quiconque considère qu’une règle se doit d’être « régulière », la norme telle qu’elle se présente actuellement constitue peut-être le meilleur argument en faveur de sa révision, comme en témoigne mon exposé de sa complexité et de son incohérence. On peut même douter du fait que, en dehors de certains cercles de professionnels de l’orthographe, la règle soit réellement en usage sous sa forme complète. Il y a fort à parier qu’une ou plusieurs versions « régularisées » des règles soient déjà en cours dans l’usage quotidien des locuteurs et scripteurs du français, ce que les études sur corpus semblent indiquer. Refuser de se pencher sur cet usage et de s’y conformer tient au mieux d’une certaine politique « de l’autruche » de déni de la réalité, au pire d’une attitude élitiste qui cherche à maintenir une norme que seule une partie hautement privilégiée de la société a les moyens de mettre en œuvre.

L’enseignement démocratique des règles semble voué à l’échec. Cette entreprise n’est pas seulement inutile (au vue de ses résultats médiocres), chronophage et couteuse, elle est aussi probablement responsable de la création chez les usagers d’un sentiment d’insécurité linguistique et d’une certaine aliénation par rapport au français, en particulier dans sa forme écrite. Si le participe passée est emblématique de la « grammaire » française et la « grammaire » emblématique de l’enseignement du français à l’école obligatoire, il n’est pas étonnant d’entendre si souvent les francophones dire : « je n’aime pas la grammaire », et les élèves affirmer : « je n’aime pas le français ». Il est aussi absurde de demander aux élèves de nourrir un respect masochiste de la difficulté pour la difficulté que de demander à l’école de réussir dans une entreprise aussi complexe et dénuée de légitimité. En effet, comment justifier la nécessité d’un bagage théorique aussi important et subtil pour une règle dont les aspects les plus développés ne concernent finalement qu’une poignée de cas, cas qui n’ont

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probablement pas de réelle nécessité pragmatique puisque la langue parlée s’en passe largement ?

Faut-il réformer l’accord du participe passé ? A cette question à laquelle je réponds par l’affirmative s’ajoute une autre question, hautement plus problématique : peut-on réformer l’accord du participe passé ? C’est ici que le bât blesse, car on le sait, ceux qui ont malgré tout réussi à s’attacher à la grammaire française et à l’orthographe (et il ne s’agit pas forcément de ceux qui les maitrisent le mieux) réagissent très fortement à la moindre velléité d’en changer une partie, si infime soit-elle. Alors s’attaquer au participe passé, le monument, voire le fondement de la grammaire traditionnelle, c’est remettre en cause tout une vision de l’orthographe, de la grammaire et même de l’école. Wilmet demande : « Les souvenirs nostalgiques des aînés vaudront-ils jamais la peine des cadets ? » [Wilmet, 1999 : 20], ce à quoi je réponds pour ma part par la négative. Seulement, c’est ces ainés nostalgiques qui devront prendre la décision de « désaffubler l’épouvantail de ses oripeaux » [ibid. : 20]. C’est donc eux qu’il faudra convaincre de faire preuve de générosité, pour qu’ils épargnent à leur « cadets » les peines par lesquelles ils été obligés de passer. Ces peines, les ainés les ont probablement investies de sens afin de les surmonter, et une réforme du participe passé nécessitera forcément le sacrifice de ce sens que de nombreuses générations ont inoculé dans les règles d’accord du participe passé. C’est pourquoi je pense que ce n’est qu’en permettant aux ainés de donner également du sens à ce sacrifice qu’ils pourront être convaincus de le faire. Quant au sens du sacrifice, il pourrait être développé longuement : permettre un accès plus démocratique à l’écrit, permettre l’enseignement d’autre secteurs, autrement plus riches de la langue, permettre une diffusion plus large du français… Il faudrait donc communiquer en priorité à propos de ce sens là pour espérer séduire les moins enclins à remettre l’orthographe en question.

Donner du sens est également rendu possible par la connaissance et l’information. Il est indispensable qu’une connaissance approfondie, objective et bien documentée de la question soit mise en place et qu’elle soit ensuite diffusée le plus largement possible au sein du public. A ce titre, le travail effectué par la Commission Orthographe du Conseil de la langue française et de la politique linguistique de Belgique est crucial et mérite d’être salué. Il faudrait pourtant le soutenir encore par d’autres travaux, des collaborations peut-être plus poussées, un investissement plus importants de la part d’autres acteurs sociaux si l’on veut

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donner une chance à une réforme de voir le jour, dans la sérénité. Car il faut bien constater que les recherches et travaux disponibles à l’heure actuelle sur la question sont très restreints. Si l’on ne considère que les recherches sur corpus, qui constituent selon moi l’élément crucial qui devrait guider les réflexions, les études sont aujourd’hui en très petit nombre, menées sur des corpus insuffisamment fournis et très limités en termes de genre discursif. Quant au caractère extrêmement fastidieux de ces études en raison du grands nombre de formes différentes concernées, il pourrait par exemple être fortement diminué par la création d’un algorithme de recherche et de classement automatisé des participes passés, algorithme qui pourrait profiter des solutions qui ont déjà été mises en place par les correcteurs automatiques d’orthographe.

Le manque de résultats réellement représentatifs et fiables sur l’usage actuel des locuteurs et scripteurs du français, résultats qui seraient selon l’avis de la plupart des auteurs partisans d’une réforme de l’accord des participes passés indispensables à la mise en œuvre d’une telle réforme, constitue actuellement une faiblesse trop importante à un projet de réforme qui se voudrait sérieux. Il faudrait donc envisager un tel projet sur du long terme. Ce temps nécessaire à l’étude approfondie de la question pourrait parallèlement être mis à contribution pour effectuer le travail de préparation « sur le terrain » que conseille de faire Béguelin [2002] afin de donner une chance à une éventuelle réforme de récolter les faveurs du plus grands nombre possible d’acteurs sociaux et de se réaliser ainsi dans la sérénité et de manière optimale.