• Aucun résultat trouvé

Le syndrome de l’économie périphérique

L‘imparfaite intégration d‘une part importante de la population inuit au marché du travail est en partie tributaire de l‘économie de l‘Inuit Nunangat. Les Inuit de l‘Inuit Nunangat tirent la part la plus importante de leur subsistance du travail salarié, mais le salaire, pour nombre d‘entre eux, ne couvre pas tous les besoins : ils recourent donc aux transferts gouvernementaux, à l‘artisanat de même qu‘à la chasse et à la pêche pour combler le manque. L‘industrie n‘y est pas aussi diversifiée que dans les centres urbains et le volume de l‘offre d‘emploi diffère fortement, l‘emploi occasionnel et saisonnier étant courant dans la région. La région importe la majeure partie des produits qu‘elle consomme, alors que la quasi-totalité de ses exportations est constituée de ressources naturelles peu ou pas transformées ; son secteur d‘activité le plus développé est l‘administration publique et la région dépend des transferts des paliers de gouvernement supérieurs (DUHAIME, 1991 : 114). Alors qu‘au moment de la construction des infrastructures de l‘Inuit Nunangat l‘offre d‘emploi non qualifié était plus importante, le volume a fortement diminué dans les décennies subséquentes ; de plus, l‘offre ne s‘est pas accordée à la demande croissante occasionnée par la croissance démographique inuit. Dans cette perspective, il est fort probable que la part de chômeurs inuit dans nos résultats est sous-estimée au profit de la population inactive, car, pour être considéré chômeur, il faut avoir été activement à la recherche d‘un emploi lors de la période ciblée par la collecte de données. Or, dans les petites communautés de l‘Inuit Nunangat, les personnes désirant un emploi nécessitant peu de qualification n‘en recherchent pas un activement comme on le ferait dans le Sud, car si un tel poste venait à être disponible, elles le sauraient via le babillard du magasin général

85 ou par l‘entremise de la radio locale (VAIL et al., 2002 : iii). Ainsi, peut-on affirmer qu‘une partie de la population inuit inactive désirant occuper un emploi n‘en recherche pas, sachant qu‘il n‘y en aucun de disponible? En ce sens, selon une enquête effectuée auprès des Inuit au chômage du Nunavut, la raison la plus fréquemment affirmée pour expliquer leur inactivité sur le marché du travail était le manque d‘emploi disponible (ITK, 2007 : 1). En ce sens, les caractéristiques socioéconomiques des populations inuit dépeintes dans notre analyse découlent, en partie, du contexte économique de la région.

La dépendance

Les caractéristiques de l‘économie de l‘Inuit Nunangat se profilent en symptômes d‘une économie périphérique. Les populations inuit de l‘Arctique canadien, d‘une façon analogue aux autres populations autochtones d‘Amérique, se sont heurtées à des forces sociales exogènes et, graduellement, ont été incorporées à une société plus large. Le marché est une force qui, combinée aux conjonctures, a largement contribué à la désagrégation de l‘organisation sociale traditionnelle inuit. Les premières relations commerciales entre les descendants des Européens et les Inuit ne constituaient certainement pas une action concertée visant à provoquer l‘effondrement du mode de vie traditionnel inuit, mais ces relations commerciales eurent néanmoins pour effet de transformer le rapport à la nature des populations autochtones. Les prélèvements dans la nature se sont multipliés afin de satisfaire les besoins nouveaux introduits par le marché, les ponctions surpassant désormais le nécessaire à la survie. Ceci n‘est pas sans rappeler les observations de White : les Inuit se sont progressivement insérés dans un tissu de relations commerciales, en dépendant de plus en plus des produits manufacturés pour lesquels ils n‘ont que pour seule monnaie d‘échange les produits de la trappe, la chasse et la pêche. Les conditions diffèrent, l‘issue est la même : l‘écroulement du marché de la fourrure, la rareté du gibier et les épidémies auront pour conséquences d‘enliser les populations inuit dans la dépendance. Si le marché a contribué à l‘effritement de l‘organisation sociale inuit, il a également participé au sauvetage des populations inuit, car l‘État a investi le Nord afin d‘assurer sa souveraineté et d‘étendre ses services aux populations de la région. Mais l‘État s‘est également implanté dans la région en vue de faciliter l‘exploitation des ressources disponibles : le développement des infrastructures dans l‘Arctique lié à la présence militaire dès les années

86

1940 et la découverte de pétrole en Alaska susciteront un intérêt pour les ressources naturelles de la région (BONESTEEL, 2008 : 106). Ainsi, l‘importation de l‘organisation sociale du Sud dans l‘Arctique n‘a pas que des visées humanitaires, elle vise aussi à répondre aux intérêts du capital. Dès les années 1950, et de façon encore plus marquée dans les années 1960, les projets d‘exploitations des ressources renouvelables et non renouvelables se multiplient. Des organes de développement du Nord, dont le Comité des affaires esquimaudes et le Comité consultatif de la mise en valeur du Nord, s‘instituent et œuvrent à mettre en place les conditions de la modernisation du Nord par le développement économique, la création d‘emploi et la formation professionnelle de la population ; l‘État vise à intégrer le Nord à la production nationale, à augmenter le niveau de vie des populations et à occuper le territoire (BONESTEEL, 2008 : 107). Cependant, à l‘instar de certaines tentatives de modernisation expérimentées en Amérique du Sud, les entreprises d‘exploitation de l‘Arctique d‘alors n‘ont que très peu profité aux populations inuit : en 1961, seulement 7,7% de la main-d‘œuvre du secteur minier est constituée d‘Autochtones (BONESTEEL, 2008 : 107).

La disjonction

Le capital s‘est progressivement enraciné dans le Nord, d‘abord dans une relation mercantiliste avec les Autochtones. Puis, avec l‘évolution des conditions politiques et technologiques, le capital s‘est intéressé à de nouvelles perspectives d‘affaires, principalement les ressources minérales et pétrolières, de même que le potentiel hydroélectrique du territoire. La traite de la fourrure a graduellement laissé place à la mise en valeur des ressources du sol de l‘Arctique et, d‘un même mouvement, le rôle des Autochtones dans ce système économique fut considérablement minimisé : alors que le marché de la fourrure dépendait largement de l‘apport des Inuit, l‘exploration et l‘exploitation des ressources renouvelables et non renouvelables amorcée dès les années 1950 reposent désormais sur la mobilisation de capitaux et sur le savoir expert. Malgré les volontés politiques d‘accroitre la salarisation et la participation des Autochtones au développement de la région, la mise en valeur du territoire s‘opère sans que ceux-ci ne soient consultés, leur emploi demeure minimal et se réduit aux emplois les moins qualifiés : en 1968, déjà, on estime que près de 80% des emplois des Territoires du Nord-Ouest

87 nécessitent un degré de qualification intermédiaire ou élevé (BONESTEEL, 2008 : 109). Le développement opéré dans le Nord fut orienté par le paradigme de la modernisation, paradigme fondé sur la croyance qu‘en développant les ressources, se développe l‘économie, s‘élève naturellement le niveau de vie, se mettent mécaniquement au diapason les pratiques et la culture. Mais comme le soutiennent Cardoso et les théoriciens de la dépendance, la forme de développement telle que schématisée par la théorie de la modernisation ne constitue pas la seule forme possible de développement. Si, selon la perspective de la modernisation, les sociétés « développées » peuvent participer au développement des sociétés « en développement », le développement exogène d‘un ensemble social peut l‘assujettir à des intérêts étrangers aux populations locales. L‘Arctique canadien semble occuper une position périphérique dans le système économique mondial, le développement de cette région dépendant d‘intérêts étrangers. Non seulement l‘activité de production se concentre dans l‘exportation de matières premières, mais les savoir-faire et les technologies nécessaires à l‘extraction sont en grande partie importés du Sud. Cardoso aborde le développement comme le résultat de la rencontre de forces sociales, de luttes d‘intérêts ; or, il semblerait que le développement de l‘Arctique se soit opéré sans que les populations locales en dirigent les orientations. Mais l‘activité de production, comme tout rapport social, présente un caractère dynamique : les Autochtones vont se mobiliser afin que leurs intérêts soient pris en compte dans le processus de développement, que soient reconnus leurs droits sur le sol. De ces mobilisations résulteront les accords sur les revendications territoriales des quatre territoires de l‘Inuit Nunangat : la Convention de la Baie James et du Nord québécois (1975), la Convention définitive des Inuvialuit (1984), l‘Accord sur les revendications territoriales du Nunavut (1993) et l‘Accord sur les revendications territoriales des Inuit du Labrador (2005) (BONESTEEL, 2008 : 189). Ainsi, à défaut de participer pleinement à la mise en valeur des ressources, les populations autochtones de l‘Arctique peuvent, par l‘entremise des organismes bénéficiaires des accords, accroître l‘activité économique dans les communautés.