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CHAPITRE 1 LA QUESTION DU TOIT

1.3 La puissance symbolique du toit

1.3.4 La symbolique maritime

Enfin, le toit comporte une symbolique maritime qui se présente sous deux angles, soit celui des toits pris dans leur ensemble et celui du toit pris comme élément singulier du paysage. La symbolique maritime utilisée en association avec la ville et avec les toits n’est pas un phénomène récent comme l’explique Bachelard : « Quand l’insomnie (...) s’accroît de l’énervement dû aux bruits de la ville (...) je trouve un apaisement à vivre les métaphores de l’océan. On sait bien que la ville est une mer bruyante, on a dit bien des fois que Paris fait entendre, au centre de la nuit, le murmure incessant du flot et des marées. » (Bachelard, 2009 : 43) Pour illustrer son propos, l’auteur relate un épisode de la vie du peintre Gustave Coubert où celui-ci, alors qu’il est emprisonné à Paris en 1871, a l’idée de représenter la ville vue des combles de sa cellule : « J’aurais peint cela dans le genre de mes marines, avec un ciel d’une profondeur immense, avec ses mouvements, ses maisons, ses dômes simulant les vagues tumultueuses de l’océan... » (Courthion, 1948 : 278 cité dans Bachelard, 2009 : 44)

Du côté de la littérature, on constate également la présence de la symbolique maritime comme le démontre cet extrait tiré du roman Vie et Malheurs d’Horace de Saint-Aubin : « Une mer de toits que la mansarde d’Horace dominait comme un promontoire » (Sandeau, 1948 : s.p. cité dans Paquot, 2003 : 31). Paquot souligne que cette métaphore de Jules Sandeau sera reprise par des dizaines d’écrivains, dont Victor Hugo, Baudelaire, Zola et les frères Goncourt. L’image des toits de Paris rappelant l’eau se retrouve également au cinéma où « dès qu’on domine un peu la ville (...) les toits sont là, offerts nus à la vue de tous, et selon la lumière

semblent agités, comme une mer houleuse, ou au repos, endormis comme un lac étale. » (Paquot, 2003 : 22).

Fait particulièrement intéressant, si les différents médiums artistiques participent à la mise en scène de la symbolique des toits dans la ville, ce sont principalement les architectes qui envisagent le toit comme élément architectural évoquant les bateaux. Par exemple Le Corbusier dresse un parallèle entre le pont d’un navire et le toit-terrasse dans Une petite maison : « Appuyé sur la rambarde du navire... Appuyé sur le bord du toit. » (Le Corbusier, 1923 : 50 cité dans Paquot, 2003 : 85) Autre exemple, l’architecte Joseph Belmont associe le jardin du toit-terrasse à la cabine d’un bateau : « Le jardin suspendu ouvert sur Paris remplaçant en l’occurrence le pont ouvert sur l’océan. » (Belmont, 1977 : s.p. cité dans Eleb, 1994b : 175)

Martínez explique à ce propos que le paquebot24 avait tout pour devenir un objet de culte pour les architectes :

It was admired for its formal purity, its perfect functional enmeshing, its engineering precision and its zero concession to aesthetic whim. The liner constituted, moreover, an entire apartment building on its side, which freed up enormous flat deck surfaces in the shape, firstly, of ample platforms fore and aft, and next of long walkways at different levels communicating by number of stairways.(Martínez, 2005 : 57-58)

L’auteur souligne que malgré les progrès techniques, la traversée de l’Atlantique prend un certain temps, bouleversant le rythme habituel de vie des passagers. Le voyage se doit donc d’être divertissant et de recréer une vie à bord semblable à une vie à terre : les salons font penser aux théâtres de Paris et de Londres et le pont du bateau devient « the nerve centre of life on board. » (Martínez, 2005 : 58) Les passagers y prennent l’air, y font des promenades, y écoutent de la musique et y pratiquent une variété d’activités physiques, faisant du pont « a real symbol of the new ideology that was on it’s way in – life in the fresh air, sport – and also announced what would later become long association between machine and hygiene. » (Martínez, 2005 : 58) Jules Verne a immortalisé la vie à bord d’un paquebot dans son roman Une ville flottante :

24 « Liner » dans le texte, mais aussi nommé « steamer » par certains auteurs « in a way more in consonance

Le lunch terminé, les roufles25 se peuplèrent de nouveau. Les gens se saluaient au passage ou s’abordaient comme des promeneurs de Hyde Park. Les enfants jouaient, courraient, lançaient leurs ballons, poussaient leurs cerceaux, ainsi qu’ils l’eussent fait sur le sable des Tuileries. La plupart des hommes fumaient en se promenant. Les dames, assises sur des pliantes, travaillent, lisaient ou cousaient ensemble. Les gouvernantes et les bonnes surveillaient les bébés (...) Les officiers du bord allaient et venaient, les uns faisant leur quart sur les passerelles et surveillant le compas, les autres répondant aux questions souvent ridicules des passagers. (Vernes, 1871 : chapitre xi)

Il est nécessaire de faire une parenthèse ici afin de discuter du bâtiment fort probablement le plus iconique de l’association architecture, toit et symbolique maritime : l’Unité d’habitation de Marseille26 de Le Corbusier.

L’immeuble, « véritable opération expérimentale » selon Sbriglio (2009 : 92), résulte d’une commande de l’État français faite à l’architecte en 1945 devant allier « une grande rapidité d’exécution (...) de nombreux logements représentant les réalisations les plus modernes de l’hygiène, de l’esthétique et du confort. » (Lettre de Raoul Dauty cité dans Sbriglio, 2009 : 92). Pour Sbriglio, l’Unité d’habitation « [à] la fois ville et architecture (...) concentre en elle-même non seulement un rappel des théories issues du Mouvement moderne, mais aussi toute la pensée urbanistique et architecturale de Le Corbusier » (Sbriglio, 2009 : 120). En ce sens, le bâtiment fait état « d’un projet de société (...) destiné à améliorer le vivre en ville et, de toute évidence, le vivre ensemble » (Sbriglio, 2009 : 120).

Le bâtiment, construit entre 1947 et 1952, compte 18 niveaux et 337 appartements de 23 différents modèles. Outre les techniques et matériaux de construction et le design des unités d’habitation elles-mêmes, l’une des grandes particularités de l’Unité d’habitation est la place accordée à l’usage social dans l’architecture : « tout est pensé pour une vie collective » (Sbriglio, 2009 : 94). Ainsi, on retrouve une galerie de commerces située à la mi-hauteur du bâtiment et le toit-terrasse aménagé comprend une garderie, un bassin d’eau pour les enfants, un gymnase, un théâtre en plein air et une piste pour la promenade ou la course (Sbriglio, 2009). La vie collective et la santé sont réunies au sommet de l’Unité d’habitation où règnent

25 « Decks » dans la version en langue anglaise. 26 Également connue sous le nom de « Cité radieuse ».

la lumière, l’air pur et la tranquillité dans ce que Martínez nomme « a final, glorious episode of the hygienist dream. » (Martínez, 2005 : 133)

Figure 25 - La symbolique maritime et les symboliques de modernité et d’architecture idéale du toit : l’Unité d’habitation de Marseille

Source : Fondation Le Corbusier-ADAGP.

Contrairement à d’autres réalisations de l’architecte dont nous parlons dans ces pages, soit la villa Savoye et l’appartement de Charles de Beistégui, le toit-terrasse est ici complètement dénudé de végétation. Martínez souligne à ce propos « the brilliant and abstract link between the rooftop and its environs » (Martínez, 2005 : 133) où le bâtiment représente une ville verticale, le toit-terrasse son espace extérieur alors que la nature et les montagnes environnantes représentent son jardin et son parc. Cette image semble une parfaite réinterprétation du paquebot si cher aux architectes modernes en général et à Le Corbusier en particulier : les unités représentent les cabines, le toit-terrasse le pont du navire et la nature environnante l’océan ou la mer, mer que l’on peut réellement voir du toit-terrasse.

Martínez (2005), Picon (1994) et Paquot (2003), soulignent tous la relation entre l’image du paquebot et l’Unité d’habitation de Marseille. Cette relation se veut d’une part formelle. Ainsi, pour Paquot, « [l]es cheminées, les conduits d’aération, ainsi que le local technique des ascenseurs semblent sculptés et leurs silhouettes correspondent (...) à celle d’un énorme paquebot ancré entre montagne et mer. » (Paquot, 2003 : 86). Martínez abonde dans le même sens et mentionne que : [i]t constituted a formal homage to the nautical language Le

Corbusier so adored in the days of the magazine L’Esprit Nouveau – not only are the shapes of the funnels recognizable, but also those of the bridge and the companionways » (Martínez, 2005 : 134). Nous pouvons aussi ajouter à ces commentaires que tous les équipements sont concentrés au centre du bâtiment laissant du coup le « pont avant » et le « pont arrière » libres de même que les ponts latéraux faisant la liaison entre ceux-ci, ce qui correspond au tracée de la piste de promenade ou de course d’un paquebot. La relation entre le paquebot et l’Unité d’habitation de Marseille se veut également idéologique et philosophique : l’alliance entre la technologie – matériaux et machines – et les éléments naturels. De fait, selon Picon (1994), on retrouve chez les architectes modernes un désir de conciliation entre la technicité du bâtiment et la nature :

Tout se passe en effet comme si la sophistication de la construction devait trouver sa contrepartie dans l’éveil de sensations primordiales liées à la lumière et au vent, au ciel nocturne et aux étoiles, comme à bord d’un bateau. On comprend mieux dans ce contexte le sens que revêt l’aménagement du toit de l’Unité d’habitation de Marseille de Le Corbusier où la référence au paquebot se fait insistante. Un tel aménagement doit communiquer cette même impression de liberté que procure aux passagers embarqués le spectacle de la mer et du ciel. (Picon, 1994 : 41)