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suppression de ce qui, au contraire, garantit et incarne le mieux la stricte séparation entre le civil et le soldat : la justice militaire

La loi de 1905 sur le service universel est vite décevante pour des socialistes

qui, pour une partie (dont Jean Jaurès), l'ont votée. Sensibles à la réduction du temps de

service

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et voyant « dans le socialisme la continuation inéluctable du

républicanisme »

165

, ce vote constitue en réalité « un pari sur la République »

166

. Or,

favorables à « la disparition de l'armée de caserne », Jaurès ne manque pas, après

1905, d'accuser « ceux qui ont mis en pratique la loi (…) d'avoir travesti la nation

armée » et de constater que cette armée, qui méprise les réserves, est devenue

« irréformable et (…) plus adaptée ni à la nation ni à la société en ce sens qu'elle ne

[permet] pas l'intégration de la classe ouvrière »

167

. La rédaction de L'Armée Nouvelle

commence en 1908. Nous ne redirons pas ici ce que d’autres ont développé avec

précision sur cette oeuvre mais ces quelques extraits sont en eux-mêmes

particulièrement clairs et montrent que les conceptions pacifistes et internationalistes

de Jaurès et ses partisans ne sauraient être confondues avec « l'image antimilitariste

que leurs adversaires leur accolaient en les confondant avec les seuls hervéistes »

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:

« Une société nouvelle ne peut surgir que si les éléments en ont été déjà préparés par la société présente. Dès lors, l'action révolutionnaire et internationale, universelle, portera nécessairement la marque de toutes les réalités nationales. (…) Le socialisme (…) ne déserte pas la patrie ; il se sert de la patrie elle même pour la transformer et pour l’agrandir.L’internationalisme abstrait et anarchisant qui ferait fi des conditions de lutte, d’action, d’évolution de chaque groupement historique ne serait plus qu’une Icarie plus factice encore que l'autre et plus démodée (…).

Quand un syndicaliste révolutionnaire s'écrie au récent congrès de Toulouse : A bas les patries ! Vive la patrie universelle (…) il crie A bas l'égoïsme et l'antagonisme des patries ! A bas les préjugés chauvins et les haines aveugles ! A bas les guerres fratricides ! A bas les patries d'oppression et de destruction ! Il appelle à plein coeur l'universelle patrie des travailleurs libres, des nations indépendantes et amies.(...)

C'est dans les grands groupements historiques que doit s'élaborer le progrès humain. (…)

Dès maintenant, c'est une joie pour tous les militants du socialisme international, c'est une fierté et une force de faire appel, en vue de l’ordre nouveau, à ce que les patries ont de plus noble dans leur tradition, dans leur histoire, dans leur génie. (…)

L'Internationale ouvrière et socialiste rappelle aux prolétaires de tous les

164

On sait quel fût, une dizaine d'années plus tard, l'engagement des socialistes et en particulier de Jaurès contre la loi des 3 ans (1913).

165 Annie CRÉPIN, Défendre la France. Les Français, la guerre et le service militaire, de la guerre de Sept ans à Verdun, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p.375.

166

Annie CRÉPIN, « Avant L’Armée nouvelle : les socialistes, Jaurès et la défense nationale », Cahiers Jaurès, 2013, p. 22

167

Annie CRÉPIN, Défendre la France. Les Français, la guerre et le service militaire, de la guerre de Sept ans à Verdun, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 375.

pays le double devoir indivisible de maintenir la paix, par tous les moyens dont ils disposent, et de sauvegarder l’indépendance de toutes les nations. Oui, maintenir la paix par tous les moyens d’action du prolétariat, même par la grève générale internationale, même par la révolution

».

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Aussi, le pacificisme de Jaurès ne peut-il être réduit à un simple antipatriotisme.

L'armée de milices, que les socialistes appellent de leurs voeux et qui est l'objet de

propositions de loi, correspond à « l'incarnation la plus pure de la nation armée »

170

,

des positions qui ne manquent alors pas d'être critiquées, et caricaturées, à droite

comme à gauche d'ailleurs. Chez les socialistes, le devenir des juridictions militaires

embrasse donc, on l'a vu, des thématiques et débats beaucoup plus larges tout en

suscitant de nombreux clivages dont ils n'ont en rien le monopole. Des désaccords sur

le sujet se rencontrent entre autres au sein de la Ligue de Droits de l'Homme où

l'opposition de Ludovic Trarieux à l'abolition des tribunaux militaires tranche avec les

vues de son successeur à la tête de l'association, Francis de Pressensé

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, partisan très

actif de la cause abolitionniste. Proche d'Anatole France et de Jean Jaurès, partageant

avec eux la tribune le 27 novembre 1904 lors de la grande manifestation du Parti

Socialiste au Trocadéro en hommage à Émile Zola, il y prononce un discours, rélaté et

commenté dans L'Humanité, contre la justice militaire qu'il qualifie d' :

« institution mauvaise qu'il est nécessaire de supprimer parce qu'il est impossible d'avoir une justice militaire qui soit juste. Et c'est encore une institution qui est absolument contraire à tout régime démocratique. (…) On a recruté les juges parmi ceux qui commandent. Or ce sont généralement des conflits d'autorité que sont appelés à juger les conseils de guerre. Comment, alors, peut-il exister cette condition essentielle de tout tribunal, l'impartialité ? (…)

Le militaire ne doit, en effet, être considéré aujourd'hui, non plus comme

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Jean JAURÈS, L'organisation socialiste de la France : l'armée nouvelle, Paris, l’Humanité, 1915, p. 453-459.

170 Annie CRÉPIN, Défendre la France. Les Français, la guerre et le service militaire, de la guerre de Sept ans à Verdun, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 386.

L'auteure présente la proposition de loi de Jaurès en date du 14 novembre 1910, au moment de la publication de L'Armée Nouvelle (p. 375) : « Il prône l'organisation sur le modèle suisse, bien qu'il ne prononce pas le mot de milice tant il était soucieux de la démarquer de l'image d'armée improvisée dont elle était devenue synonyme. Non sans que quelques contradictions ne surgissent. Jaurès transforme involontairement la société française en nouvelle Sparte. Puisque l'armée de milices ne devait pas être improvisée, les Français devaient s'y préparer dès l'âge de dix ans et y adhérer tout au long de leur vie, du moins accepter les périodes d'entraînement jusqu'à trente-quatre ans. Par ailleurs, le projet comportait un point faible qu'il reconnaissait lui-même comme tel, l'absence d'une couverture permanente aux frontières. Surtout, cette « armée de milices » , étant la quintessence de la nation armée ne pourrait servir qu'à la défensive et en aucun cas être utilisée en vue d'une politique d'agression ou de conquête. En effet, derrière cette doctrine, il y avait chez Jaurès la préoccupation de la paix. Il oubliait, ce faisant, que la France était une grande puissance coloniale ».

171 Odile ROYNETTE, « Les conseils de guerre en temps de paix entre réforme et suppression (1898-1928), Op. Cit., p.58.

Voir aussi : Rémi FABRE, Francis de Pressensé et la défense des Droits de l'Homme : Un intellectuel au combat, Rennes, PUR, 2004, 417 p.

une individualité spéciale, mais bien comme un fonctionnaire, et l'on ne s'expliquerait pas l'idôlaterie dont il pourrait être l'objet dans notre régime républicain.

Mais, si nous avons (…) cette conception nouvelle du rôle des conseils de guerre, nous la devons surtout au procès de 1894, qui a permis de constater l'un des attentats les plus effroyables (...) commis contre la légalité (…). Abordant ensuite les faits les plus récents qui se sont produits au moment de l'application de la loi sur les congrégations, Pressencé cite le cas du colonel Saint-Rémy, condamné seulement à un jour de prison pour un très grave refus d'obéissance172

. Puis la révolte des officiers de Ploërmel, qui, traduits devant deux conseils de guerre furent acquittés173.

En regard de ces sentences, le citoyen Pressencé montre la sévérité implacable des condamnations prononcées contre les artilleurs de Poitiers qui furent condamnés à trois ans de prison174

. Il cite d'autres exemples qui prouvent combien la justice militaire est inexorable pour les simples soldats (…).

Il faut (…) obtenir la suppression complète, absolue, immédiate des conseils de guerre. Cette juridiction n'existe pas en Angleterre en temps de paix : pourquoi n'en serait-il pas de même en France ? Le moment est venu d'insister et l'opinion publique réclame plus que jamais cette suppression. La Ligue des Droits de l'Homme a recueilli plus de soixante mille signatures en faveur de cette juste mesure, et nombreuses sont les sociétés qui nous ont apporté, avec leur adhésion, le concours de leur influence morale.

Cette suppression des conseils de guerre fait partie intégrale du programme du parti socialiste qui réclame une modification profonde de l'organisation militaire.

Certes, la loi des deux ans n'est pas notre idéal définitif : mais nous arriverons par étapes à la création des milices nationales. La suppression des conseils de guerre sera un pas fait vers cet idéal de progrès. Et nous saluerons avec enthousiasme le jour où tomberont comme les murailles de Jéricho les murailles de la justice militaire »175

.

172 Nous aurons l'occasion de revenir sur ces acquittements d'officiers. Sur l'affaire du colonel Saint-Rémy, nous pouvons renvoyer à l'article d'Odile Roynette qui renvoie elle-même aux travaux de Mona Ozouf.

Odile ROYNETTE, « Les conseils de guerre en temps de paix entre réforme et suppression (1898-1928) », Op. Cit., p. 56.

Mona OZOUF, L'École, l'Église et la République 1871-1914, Paris, Armand Colin, 1963, rééd. Seuil, coll. « Points/Histoire », 1992, p. 183.

173

Nous avons aussi retrouvé trace aux Archives départementales d'Indre-et-Loire d'une affaire semblable. Condamnés le 22 avril 1904 par les conseil de guerre de Nantes à quatre mois de prison pour abandon de poste, les capitaines de Baudrap et Morel, ainsi que les lieutenants Boux de Casson, Torquat de Coulerie et Boulay de la Meurthe, voient le jugement être annulé (par trois voix contre deux) par le conseil de révision de Paris du 5 mai suivant. L'affaire est alors renvoyée le 27 mai 1904 devant le conseil de guerre de Tours où ils sont acquittés. Nous n'avons pu consulter sur cette affaire que le registre des jugements, le dossier de l'affaire n'étant pas conservé aux Archives départementales d'Indre-et-Loire.

Archives départementales d'Indre-et-Loire, 2 R155, Registre des jugements (1904). 174

Sans doute évoque-t-on ici l'affaire Saulot-Roy-Masson. Les trois militaires, du 20e

régiment d'artillerie de Poitiers, sont traduits devant le conseil de guerre de Tours le 18 février 1904 pour une affaire de coups et blessures. Les peines ne sont pas de 3 ans mais s'avèrent en effet particulièrement lourdes. Le premier, poursuivi pour coups et blessures volontaires simples, blessures volontaires ayant entraîné une incapacité de travail personnel pendant plus de vingt jours, rébellion avec arme envers un agent de l'autorité et ivresse manifeste, est condamné à 4 ans de prison et à des amendes séparées de 100 F et 5 F. Les deux autres, Roy (poursuivi pour complicité de coups volontaires simples, coups volontaires simples et ivresse manifeste) et Masson (poursuivi pour coups et blessures volontaires simples et ivresse manifeste) sont respectivement condamnés à 6 mois de prison avec 5 F d'amende et à 2 ans de prison auxquels il faut ajouter deux amendes de 50 F et 5 F.

Archives départementales d'Indre-et-Loire, 2 R155, Registre des jugements (1904). 175 L'Humanité, n°225, 28 novembre 1904.

La justice militaire, si elle continue toutefois de susciter des débats au sein des