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II. QUELLE PROFONDEUR ET QUELLES NUANCES ATTRIBUER AUX PERSONNAGES FEMININS ?

II.4. Les super-mamies

Les grands-mères ne sont qu’au nombre de trois, toutes les trois issues du corpus germanophone, Mamie Frieda dans Superhugo startet durch, Mamie Hartmann dans Fett Kohle et Vera dans Max und die wilde 7. (Le tableau récapitulatif se trouve en annexe 4-e.)

Mamie Frieda est le seul personnage féminin de Superhugo starte durch. Elle est systématiquement nommée « Oma Frieda ». Non seulement, elle a un prénom féminin, mais elle porte une jupe ou un tutu sur plusieurs illustrations, elle est parfois désignée par « sie » (pronom personnel féminin) et porte presque toujours une pointe de

rose.

Elle pratique assidument le yoga et la danse au point qu’elle est presque toujours représentée en train de danser ou de faire du yoga (7 représentations sur 9 au total), elle danse même en partant faire les courses (p.8). Si la danse et le yoga sont des activités plutôt féminines, Mamie Frieda est une experte dans ces domaines, elle était

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danseuse professionnelle 195 et l’illustration la représente extrêmement douée au yoga. (p.34, elle est dans une position presque impossible à réaliser.) Multitâche, elle est même capable de faire du yoga tout en tricotant. (p.5) Son passé de danseuse la rend d’ailleurs particulièrement élégante, comme le montre autant l’illustration que le texte : « Tout ce qu’elle faisait était élégant. Elle se tenait debout élégamment. Elle s’asseyait élégamment. Et elle mangeait élégamment. »196

De plus, Mamie Frieda est un stéréotype de grand-mère idéale. Son apparence est un stéréotype de grand-mère, elle a en effet les cheveux blancs en chignon et porte de grandes lunettes (dont elle possède trois paires de couleurs différentes). Elle tricote et fait la lecture à Hugo (p.11), des activités qu’on attend typiquement d’une grand-mère. L’illustration n’omet pas non plus de montrer son âge. Outre les cheveux blancs, son mobilier est exagérément vieillot : un gramophone (p.11, 13, 17, 37), un lustre à bougies (p.13), un fauteuil à bascule (p.11, 13, 34, 36) et une méridienne (p.12). A la fin d’une journée, elle se fait même un bain de pied, confortablement assise dans son fauteuil à bascule. (p.11) Enfin, elle est toujours représentée de bonne humeur, souriante, les joues rosies.

Cependant, Mamie Frieda n’est pas pour autant exempte de défauts qui la rendent d’autant plus humaine. Dès le début, son excentricité est frappante : elle vit seule avec son chien et depuis longtemps197, porte des vêtements bariolés, associant des couleurs et motifs géométriques divers et va même jusqu’à sortir faire les courses en tutu. De plus, elle est désordonnée, preuve en est les pelotes de laine qui trainent sur toutes les images (jusque dans le panier de Hugo). Son excentricité est marquée positivement dans le système axiologique du narrateur.

Bien qu’elle soit appelée « Mamie » tout le long du texte, il n’est jamais question d’une famille en dehors de son chien Hugo, même l’illustration ne montre aucun portrait de potentiels petits-enfants. Cette appellation pourrait faire référence à une tradition allemande consistant à choisir une grand-mère de substitution, communément appelée « Nennoma », à son âge ou à sa relation quasi parentale avec Hugo. (Elle lui fait par exemple la lecture.) En tout cas, nous pouvons dire que ce personnage joue sur la figure de la « vieille fille aux chats »198, sans famille, un peu dérangée et vouée à son animal. Pourtant, Mamie Frieda est une « super-grand-mère ». Sans omettre certains clichés, le narrateur textuel comme le

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« Früher war sie Tänzerin gewesen. » Salah Naoura, Superhugo startet durch, Oetinger Verlag 2014 : p.17. 196

« Alles, was sie tat, war elegant. Sie stand elegant. Sie sass elegant. Und sie ass elegant. » Idem. 197

« Oma Frieda und Hugo wohnten schon lange zusammen. » Ibid. p.5. 198

« Les femmes amatrices de félins sont souvent associées à cette expression, devenue synonyme de vieille fille et de pathétique. » Nadia Daam, À quel moment les femmes célibataires sont devenues des «femmes à chat»?, Slate.fr 16 janvier 2017 : http://www.slate.fr/story/134552/femmes-celibataires-chat [consulté le 19.04.2018].

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narrateur iconique s’attèle à en faire un personnage fort, positif et attachant, une grand-mère active, sportive, excentrique, bordélique, souriante, qui danse, fait du yoga, tricote et fait la lecture à son chien.

Le personnage de Mamie Frieda est un personnage secondaire essentiel à la narration. Par contraste, son personnage souligne en effet les défauts d’Hugo, un chien gros, fainéant et maladroit. Ces caractéristiques sont déjà discrètement résumées

sur la première double-page où apparait encore le sommaire. En arrière-plan, on voit en effet 5 cadres, alternant des ombres chinoises de chien et de danseuse. Deux des cinq cadres représentent une danseuse en tutu, on s’imagine alors qu’il s’agit de photos de la jeunesse de Mamie Frieda. Un cadre montre une empreinte de patte de chien. Les deux derniers représentent clairement Hugo : sur le premier il est illustré le ventre pendant, sur le deuxième il est en train de se marcher sur l’oreille.

Cette insistance sur la maladresse et la fainéantise de Hugo, mise en exergue par le contraste avec l’énergie, l’habileté et l’élégance de Mamie Frieda, qui se poursuit tout le long du récit, en texte (« En effet, Hugo était malheureusement un peu maladroit : il s’emmêlait dans les pelotes de laine. Il trébuchait sur ses oreilles. Il tombait dans les escaliers. »199, « Mais Hugo trouvait le sport stupide. La télé, c'était beaucoup mieux. Avec de délicieuses chips! »200) et en image, prend tout son sens lorsqu’il découvre le costume de Superchien et décide de devenir lui-même un super-héros. Cet écart entre espoir et réalité (réalité explicitée par le narrateur tout au long du récit) crée évidemment le suspense.

Malgré ce contraste, Mamie Frieda est d’une gentillesse désintéressée avec son chien. Elle l’encourage à faire du sport et lui fait la lecture. D’ailleurs, elle ne lui lit pas n’importe quelle histoire, elle lui lit les histoires de Superchien, ce qui donnera à Hugo l’idée de devenir à son tour un super-héros. Toutefois, c’est bien les seules choses que Mamie Frieda apporte réellement à l’intrigue. Elle n’a pas de rôle dans le schéma actanciel. Ses paroles au discours direct sont assez limitées : elle parle de la maladresse d’Hugo ou l’incite à faire du sport (p.5, 6, 17 et 36), elle se demande où elle a pu mettre les clés qu’Hugo lui a volées (p.9) ou elle lui fait la lecture (p.10, 11, 38 et 39). Toutes ses paroles tournent autour d’Hugo, comme on peut aussi le voir dans l’illustration : Par deux fois, elle est même représentée avec une bulle de paroles « Hugo, Hugo ! » (p.5) et « Hugo ? » (p.13)

199

« Hugo war nämlich leider etwas ungeschickt: Er verhedderte sich im Strickzeug. Er stolperte über seine Ohren. Er fiel die Treppe hinunter. » Superhugo startet durch, op.cit.: p.6.

200

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Mamie Frieda est une « super-grand-mère » dans son quotidien, un personnage fort mais humain, alors que Hugo voudrait être Superhugo, mais n’y parvient que par inadvertance grâce à sa maladresse légendaire. Cependant, d’un point de vue narratologique, le personnage de Mamie Frieda apporte uniquement ce contraste, ses paroles tournent exclusivement autour du personnage principal et il faut attendre son absence pour que la réelle aventure d’Hugo ne commence. A la fin de la journée, Mamie Frieda est rentrée mais ne semble pas avoir remarqué l’absence d’Hugo : l’aventure (dans la cave cachée sous l’appartement puis à l’extérieur) pourrait-elle n’être qu’un rêve à l’image de trop nombreuses lectures des histoires de Superchien ? Ce serait une interprétation de lecture intéressante qui expliquerait en partie l’absence de l’humain (et de l’adulte) dans les aventures du héros. Quoiqu’il en soit, nous retenons dans cet album un personnage féminin construit, qui joue avec les clichés, non en les reniant, mais en les dépassant.

Mamie Hartmann dans Fett Kohle est la voisine du meilleur ami du héros et une victime du cambriolage de la banque.201 Elle est un peu excentrique : « son dentier claque très bizarrement » quand elle rit202, « elle porte un gigantesque chapeau avec une plume bleue »203, « elle sent la menthe »204, elle vit seule avec ses chats et elle est d’une sincérité désarmante. (« Depuis

quelques jours, je suis une femme pauvre. »205, « A vrai dire, vous êtes assez gras comme ça. »206 ) On apprend également qu’elle exerçait une profession, à savoir traductrice207, un fait assez rare en Allemagne pour cette génération.

Mamie Hartmann est donc décrite d’une façon tout à fait originale par rapport aux descriptions des personnages féminins de notre corpus, aucune description ne la désigne clairement comme une femme ou comme une grand-mère, à l’exception de son appellation systématique, « Mamie Hartmann » (« Oma Hartmann »), et des pronoms qui la désignent.

Elle est victime du cambriolage dont le héros a récupéré l’argent, c’est pourquoi son meilleur ami et lui se font un devoir de l’aider en lui déposant anonymement de l’argent afin qu’elle puisse continuer à nourrir ses chats. On pourrait certainement la considérer comme une typique « demoiselle en détresse », mais elle se démarque des autres personnages par son sens moral. Quand Niklas doit acheter de la bière pour son beau-père, elle déclare :

201

« Sie hat ihre ganzen Ersparnisse auf der Bank. Zweitausendeinhundert Euro! Die sind jetzt alle weg. » Fett Kohle, op.cit. : p.46.

202

« Sie kicherte, ihr Gebiss klapperte dabei ganz komisch. » Ibid. p.73. 203

« Sie trug ein riesen Hut mit blauer Feder » Ibid. p.201. 204

« Sie roch nach Pfefferminze. » Ibid. p.202. 205

« Ich bin seit ein paar Tagen eine arme Frau. » Ibid. p.72. 206

« Eigentlich sind sie ja fett genug. » Ibid. p.202. 207

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« Normalement, [la caissière] n’a même pas le droit de t’en vendre. Mais tant que tu ne la bois pas toi-même, ce n’est pas si grave. »208 A la fin du récit, elle apprend à Niklas qu’elle va rendre l’argent qu’ils lui avaient anonymement déposé : « Je vais rendre à la banque l’argent que vous m’avez donné. Après tout, je n’ai rien perdu finalement. Ce qui est juste doit rester juste. »209

Le personnage de Mamie Hartmann, comme celui de Mamie Frieda dans Superhugo startet durch, fait appel au mythe de la vieille fille aux chats, sans famille, vouée à ses animaux et un peu dérangée. Elle occupe le rôle de destinataire dans le schéma actanciel, étant même la seule à profiter personnellement de l’arrestation des cambrioleurs (si on omet la célébrité du héros). De plus, les éléments fournis (bruit de son rire, odeur…) compensent son incomplétude et l’éloignent du cliché pour en faire un individu possible. Enfin, son sens éthique est marqué positivement dans le système axiologique du narrateur.

Dans Max und die wilde 7, la « 7 téméraire »210, également qualifiée de « folle »211, « complètement cinglée »212 et « crainte »213 (« l’infirmière en chef en a peur »214) fait référence au numéro de la table à laquelle le groupe d’amis octogénaires s’assoient dans le réfectoire de la maison de retraite. Cette

tablée est composée de Vera, Kilian et Horst. Vera est la première des trois à rencontrer le héros, Max, et celle qui le présente aux deux autres.

La description de Vera pose d’ores et déjà un portrait particulier de la « Mamie folle »215 : « De longs cheveux blancs. Des yeux vert clair. Et malgré la grande chaleur, un manteau rouge feu flottant au vent. »216 Les phrases nominatives et les trois couleurs donnent déjà littéralement l’impression d’une personnalité dynamique et haute en couleurs. Le décalage entre la saison, la forte chaleur et son manteau illustre sa folie supposée. « Tout autre que simplement normale »217, une bonne « poigne »218, intelligente, « meilleure que la

208

« Eigentlich darf [die Kassiererin] dir das gar nicht verkaufen. Aber solang du es nicht selber trinkst, ist es nicht so schlimm. » Idem.

209

« Ich werde das Geld, das ihr mir zugesteckt habt, der Bank zurückgeben. Schließlich habe ich jetzt j agar nichts verloren. Was Recht ist, muss auch Recht bleiben. » Ibid. p.202.

210 « die wilde Sieben » Max und die wilde 7, op.cit. : p.26. 211

« verrückt » Ibid. p.27. 212

« völlig durchgeknallt » Ibid. p.34. 213 « gefürchtete » Ibid. p.27. 214

« Vor der hat sogar die Oberschwester Cordula Angst! » Idem. 215

« die verrückte Oma » (4 occurrences) Ibid. p.26 et 27. 216

« Langes weißes Haar. Hellgrüne Augen. Und trotz Superhitze ein flattriger, feuerrotter Mantel. » Ibid. p.26. 217

« Alles andere als Stinknormal » Ibid. p.58. 218

« Wie die zudrückt! Mindestens so fest, wie die Möbelpacker, die Max und seiner Mama beim Umzug geholfen haben. » Ibid. p.28.

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mère de Max à détecter des pensées secrètes »219 et sympathique, Vera est une célèbre actrice de télévision220, elle collectionne des objets d’art modernes (de « drôles de choses : Partout des statues, on dirait qu’un bambin a entassé de la boue. »221) et souhaite que Max la tutoie afin de ne pas « se sentir vieille. » 222 Elle est donc un individu possible aussi fort et excentrique que Mamie Frieda et Mamie Hartmann. Son incomplétude est compensée au fil du récit par de nombreux détails biographiques.

Max rejoint l’équipe de la 7 téméraire. Ensemble, ils décident de démasquer le cambrioleur, tous les quatre sont par conséquence les sujets du schéma actanciel. D’ailleurs, chacun a son moment de gloire dans le récit : Vera, par exemple, parvient à récupérer un indice capital dans le bureau au nez et à la barbe de l’infirmière en chef en mettant à profit ses talents d’actrice. L’œuvre met ainsi l’accent sur le travail en équipe : quand Max et la Sept téméraire se disputent, la résolution de l’enquête

n’avance plus. Ce n’est qu’ensemble qu’ils parviennent à trouver des indices et à résoudre l’énigme.

Les rares illustrations présentent Vera en

manteau, les cheveux relevés. Elles portent des boucles d’oreille et du rouge à lèvres, mais ces attributs typiquement féminins restent discrets surtout en comparaison aux physiques extravagants de Kilian, un professeur d’université très grand et très mince en costume et nœud papillon, tenant à la main un pistolet de collection, et Horst, un sportif chauve et grassouillet affublé d’un jogging.

Le personnage de Vera est donc un individu possible, fort et excentrique, marqué positivement par le narrateur. Elle joue un rôle essentiel dans le schéma actanciel et dans l’intégration de Max dans le groupe. Les illustrations la représentent avec des attributs féminins, mais sans l’exagération caractéristique relevée précédemment chez les mères et les filles.

Pour résumer, nos trois grands-mères sont des femmes indépendantes, fortes et excentriques. Elles ne sont pas exemptes d’attributs féminins stéréotypés, mais elles ne s’y limitent pas et dépassent au contraire les clichés. Mamie Frieda et Vera excellent même dans leur pratique professionnelle d’antan, bien que ces métiers soient typiquement féminins. Loin,

219

« Diese Vera ist ja noch besser im Geheime-Gedanken-Hören als Max’ Mama! » Ibid. p.28. 220

„eine berühmte Schauspielerin » Ibid. p.56. 221

« … komische Sachen zu sammeln: überall stehen Figuren herum, die aussehen, als ob sie ein Kleinkind aus Matsch zusammengepampt hätte. » Ibid. p.60.

222

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donc, d’être des caricatures, elles sont aussi importantes pour l’intrigue et occupent généralement une fonction dans le schéma actanciel. Enfin, il est intéressant de remarquer qu’aucune de ces femmes accomplies professionnellement n’a de famille, comme si la dichotomie vie familiale-vie professionnelle était impossible à dépasser.