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III. PAR LEURS PAROLES, LES PERSONNAGES FEMININS PARVIENNENT-ILS A S’EMPARER DE LA NARRATION

III.3. La parole des personnages féminins comme « prise de pouvoir »

III.3.3. Savoir s’imposer

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Peu de personnages parviennent à s’imposer dans le récit, mais il y en a. Nous chercherons à analyser ici, grâce au dialogisme de Bakhtine, les dissonances entre parole du narrateur, parole du personnage féminin et actions. Nos personnages féminins sauront-ils occuper l’espace libre laissé par ces dissonances pour s’affirmer en tant qu’individu ?

Dans Ein Krokodil taucht ab, trois voix résonnent dans le récit, celle du héros et narrateur interne Paul, celle de Elektra en discours direct et enfin celle de l’autrice. Nomen est omen : Le prénom Elektra vient de l’héroïne de la mythologie grecque Elektre qui sauva son frère Orestre et prédit le rôle qu’Elektra aura dans l’intrigue.

Paul décrit Elektra comme « aussi grande que lui et probablement également âgée de 10 ans »350 avec de « longues boucles rousses »351. Les cheveux roux connotent, comme pour Laura dans Max und die wilde 7, le mal, le feu infernal et le pêché, mais aucune sensualité ou amourette ici. Dans le mode mimétique, la narration en interne use du champ lexical de la maladie (« bacille »352), d’adjectifs péjoratifs (« terrible Elektra »353, « attentat odieux »354) et d’injures (« bique »355, « chèvre »356, « monstre »357). On apprend également les goûts d’Elektra : elle aime le rose, son petit chien et la mousse de bain « Fleurs de provence »358, des goûts considérés comme typiquement féminins. Assimilée à sa mère, Elektra est immédiatement interprétée comme un facteur perturbateur par le narrateur. (« Ces deux biques, qui veulent soudain tout changer »359, « « Nous allons vider la chambre avec le terrarium pour Elektra. » Il aurait pu tout aussi bien dire : Noël est aboli. Ou : Le monde va sombrer demain. »360) La compétition est engagée dès le tout début, la description compare l’âge et la taille, d’ailleurs la première parole d’Elektra au discours direct est une moquerie condescendante. Parlant de leurs smartphones respectifs, elle dit : « Tu as encore l’ancien. J’ai déjà le nouveau. »361

La narration en interne dépeint donc un portrait particulièrement négatif et cliché. Elektra est un personnage-type, rappelant le mythe de la femme rousse et immédiatement dévalorisée dans le système axiologique du narrateur interne, qui la considère comme

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« etwas so groß wie ich und wahrscheinlich auch zehn Jahre alt. » Ein Krokodil taucht ab, op.cit.: p.14. 351

« lange rote Locken » Idem. 352

« Bazillus » Ein Krokodil taucht ab : p.14, 17, 27, 29 et 192. 353 « schrecklichen Elektra » Ibid. p.14 et 29.

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« gemeinen Anschlag » Ibid. p.21. 355 « Zicke » Ibid. p.16, 19 et 72. 356 « Ziege » Ibid. p.16, 20, 64, 66, 84 et 177. 357 « Monster » Ibid. p.15, 30, 65, 191 et 192. 358 Ibid. p.177. 359

« Diese beiden Zicken, die plötzlich alles anders haben wollten » Ibid. p.19. 360

«« Für Elektra räumen wir das Terrarienzimmer. » Er hätte auch sagen können: Weihnachten wird abgeschafft. Oder: Morgen geht die Welt unter. » Ibid. p.18.

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superficielle et agaçante. Le personnage est proche du lecteur et traité de façon familière et saisissable, de manière à ce que le lecteur ne doute à aucun instant de la véracité de l’analyse.

Cependant, à la moitié du récit, Elektra réapparait. « C’est le monstre ! (…) Elle est seulement venue pour faire de ma vie un enfer, ici aussi ! »362 Sûr de lui, Paul continue à la dépeindre négativement. (« Elle ment quand elle ouvre la bouche »363, « une méchante et impitoyable destructrice »364), mais ce marquage négatif se restreint à présent au discours direct de Paul tandis que la narration reste neutre. C’est la première fois que les deux personnages dialoguent réellement, permettant à Paul d’exprimer ses reproches et à Elektra de se défendre : « Je n’ai rien contre les crocodiles. Tu as quelque chose contre moi. »365 « Tu es un crapaud répugnant et égoïste, qui ne pense qu’à lui ! »366 Les deux campent sur leurs positions, mais ce dialogue permet surtout au lecteur de prendre de la distance vis-à-vis du discours monologique de la première moitié. Le personnage de Jakob, chef de la bande souterraine, sert ici de porte-parole au message de l’autrice : « Chaque histoire a au moins deux vérités »367, dit-il à Paul.

Les deux enfants sont obligés de vivre ensemble au sein du groupe. Cette obligation et la volonté sincère d’Elektra d’aider Paul à retrouver le crocodile finissent par avoir raison des réticences de Paul. Le lecteur découvre au fur et à mesure un personnage bien loin du cliché superficiel et agaçant dépeint par la narration dans la première moitié du récit. Au contraire, Elektra devient peu à peu un individu possible, marquée positivement par le système axiologique de Paul.

La polyphonie construit deux portraits contradictoires du même personnage et place Elektra dans un rôle de faux-actant : d’abord considéré comme une opposante dans le schéma actancielle, elle se révèle être une adjuvante de poids puisque c’est même elle qui a l’idée de chercher le crocodile dans une partie des canalisations où l’eau est particulièrement chaude.

Elektra est donc une exception à bien des égards. D’abord présentée comme un personnage-type particulièrement stéréotypé et dévalorisé par la narration, elle parvient à s’affirmer comme individu, à investir un rôle d’adjuvant et à conquérir l’amitié de son nouveau quasi-frère tout en évitant l’éternel écueil de l’amourette. Ses paroles se montrent à la hauteur des reproches et des insultes colorées de celui-ci. A travers la bivocalité, le message

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« Das ist das Monster! (…) Sie ist nur gekommen, um mir auch hier das Leben zur Hölle zu machen! » Ibid. p.191. 363

« Sie lügt, wenn sie den Mund aufmacht » Ibid. p.194. 364

« Eine gemeine, rücksichtslose Zerstörerin » Ibid. p.195. 365

« Ich habe nichts gegen Krokodile! Du hast was gegen mich. » Ibid. p.193. 366

« Du bist eine ekelige, egoistische Kröte, die nur an sich denkt! » Ibid. p.256. 367

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de l’autrice est cependant assez monologique et clairement exprimé par le chef de la bande, elle valorise ainsi l’empathie.

Fett Kohle est construit sur un dialogisme semblable à celui d’Elektra dans Ein Krokodile taucht ab. Dans Fett Kohle, la narration est prise en charge en interne par Niklas, le héros. Comme nous l’avons déjà vu, il décrit sa mère comme tyrannique et peu concernée, il pense que sa mère ferait une « crise cardiaque » et appellerait aussitôt la police s’il lui racontait son problème368. Au début de l’œuvre, cette mère s’exprime d’ailleurs par de nombreuses injonctions qui semblent confirmer tout d’abord le tableau que nous avons dépeint précédemment. (III.3.1.)

Pourtant, un premier changement opère durant la conversation entre mère et fils pages 60 à 64. Pour la première fois, la mère de Niklas lui pose une question qui dépasse celles du quotidien : « Qu’est-ce qui s’est passé, Niklas ? »369, mais cette question reste encore dans le contrôle de ses faits et gestes. Elle lui rappelle « Les services à l’enfance nous ont déjà à l’oeil. »370

La conversation suivante entre mère et fils ne vient que 60 pages plus tard, à plus de la moitié du roman. Pour la première fois, la mère de Niklas dit « je » et se constitue en sujet de son propre discours : « je t’ai déjà dit »371, « Je crois que tu es fou ! »372 « Je viens d’arriver à la maison »373, « J’allais appeler la police à l’instant »374, « Je suis totalement déçue par toi »375. Elle formule donc ses pensées et ses sentiments et raconte comment elle a vécu l’absence de son fils, mais en filigrane, elle exprime surtout son angoisse.

Le parallèle entre le discours direct de la mère et les réactions du narrateur interne permettent de voir le décalage entre mère et fils. Niklas réalise bien que « Ca ne s’annonce pas bien du tout »376, qu’il a fait quelque chose de « totalement stupide »377, mais il considère toujours que ce n’est pas de sa faute et qu’il ne peut pas raconter la vérité à sa mère sans

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« Mama konnte ich das nicht erzählen, die hätte einen Anfall gekriegt und wäre gleich zur Polizei gerannt. » Fett Kohle, op.cit. : p.31.

369

« Was war denn los, Niklas ? » Ibid. p.60. 370

« Das Jugendamt hat uns schon auf dem Kerbholz. » Ibid. p.61 : Elle fait ici une erreur dans l’expression idiomatique « auf dem Kieker haben », son mari la reprend immédiatement : « « Kieker » dit Kaminski. « Pardon ? » Maman lui lança un regard furieux. « On dit auf dem Kieker haben, pas auf dem Kerbholz. »» (« « „Kieker“ sagt Kaminski. „Bitte?“ Mama starrte ihn wütend an. „Das heißt auf dem Kieker haben, nicht auf dem Kerbholz.“»)

371 « ich habe dir schon gesagt » Ibid. p.121. 372

« ich glaub, es hackt! » Idem. 373

« Ich bin eben erst nach Hause gekommen » Idem. 374

« ich wollte gerade die Polizei anrufen » Idem. 375

« ich bin total von dir enttäuscht » Ibid. p.122. 376

« Das lief jetzt gar nicht gut. » Idem. 377

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mettre en péril son plan.378 Quand son beau-père intervient, il préfère se retrancher dans une réaction toute en enfantillage : « Ils étaient tous si méchants, même Maman. »379

Malgré les changements entrevus dans les deux dialogues entre mère et fils, celui-ci continue à voir dans sa mère un opposant à son plan : « Je ne devais en aucun cas laisser Maman m’arrêter. »380. Quand celle-ci arrive pour le sauver, « pressée »381 et « en colère »382, il qualifie son arrivée de « gênante »383. « [Il] attend que Maman commence enfin à le gronder. Mais elle ne le fait pas. »384 Elle ne se conforme pas aux attentes de son fils.

Cette polyphonie construit deux portraits contradictoires du même personnage, à travers la narration en interne et les paroles au discours direct de la mère, et permet un portrait nuancé du personnage. Cependant, les actes de la mère, encore plus que ses paroles, donnent à voir un personnage très différent de la perception du narrateur interne.

En effet, à l’opposé des attentes de Niklas vis-à-vis de sa mère, c’est elle qui le sauve en fouillant toute sa chambre pour savoir où il s’est rendu385 et en appelant la police, ce qu’elle revendique haut et fort : « Tu m’en fais voir de toutes les couleurs. D’abord les pompiers débarquent pour ces fichues poubelles, maintenant il faut même que j’appelle la police. »386 Plus tard, alors que le policier reproche à Niklas de mentir, elle lui témoigne pour la première fois son amour387 et le soutient.388 Notons l’utilisation du déterminant possessif dans le groupe nominal « mon garçon »389 pour désigner Niklas. Enfin, Niklas ouvre les yeux : « J’étais totalement scié. Je n’avais jamais vu Maman comme ça. »390

Le personnage de la mère de Niklas est donc construit en même temps par la narration en interne, ses paroles au discours direct et ses actes. Le narrateur interne la dépeint comme une mère autoritaire et sévère, peu préoccupée par son fils, mais par ses paroles et par ses actes, elle s’affirme en sujet, pensant et actant, et en mère fière de son fils. Elle est celle qui

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« …aber es war doch nicht meine Schuld. Und ich konnte Mama nicht die Wahrheit sagen, dann wäre unser Plan hinüber gewesen. » Idem.

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« Alle waren so gemein, auch Mama. » Idem. 380

« Auf keinen Fall durfte ich mich von Mama aufhalten lassen. » Ibid. p.152. 381 « gehetzt » Idem. 382 « wütend » Idem. 383 « peinlich » Idem.

384 « [Er] wartete, dass Mama endlich anfing zu schimpfen. Macht sie aber nicht. » Ibid. p.155 385

« hab dein Zimmer durchsucht » Ibid. p.163. 386

« Mit dir macht man ganz schön was mit. Erst rückt die Feuerwehr an wegen der blöden Mülltonnen und jetzt muss ich auch noch die Polizei rufen. » Ibid. p.162.

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« Mama gab mir ein schellen Kuss auf die Wange. „Ich bin auch so stolz auf dich, am liebsten ohne Bankräuber.“ » Ibid. p.166.

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« Si mon garçon dit que l’argent était ici, c’est que c’est vrai. », « Wenn mein Junge sagt, dass das Geld hier war dann stimmt das auch ! » Idem.

389

« mein Junge » Ibid. p.166. 390

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sauve le plan de Niklas en appelant la police qui arrive juste à temps, se révélant être l’adjuvent le plus important du récit.

Grâce au dialogisme de Bakhtine, nous avons pu mettre en évidence dans Fett Kohle et Ein Krokodil taucht ab un décalage entre le discours des héros narrateurs, le discours des personnages et leurs actes. Dans les deux cas, les narrateurs avaient un discours marqué plutôt négativement qui se voit contrecarré par le discours puis les actes des personnages féminins. Ces personnages féminins s’emparent donc de la narration et se constituent en sujet actif de leur propre construction.

Peu de personnages féminins ont un nombre de répliques au discours direct assez conséquent pour pouvoir permettre une réelle analyse. Les mères dans Coolman und ich, Fett Kohle et Je porte la culotte, le jour du slip, par leurs injonctions permanentes, semblent tenter une prise de contrôle sur l’intrigue, mais n’exprimant jamais leur « je », elles restent des personnages-types et leurs ordres demeurent généralement sans conséquences. Les injonctions comme mode de communication et comme prise de pouvoir sont un échec. Ginette dans Heu-reux ! est l’exemple par excellence des personnages féminins qui joue un rôle dans la narration sans en jouer dans l’intrigue. Durant tout l’album, cette poule s’exprime uniquement par des injonctions extrêmement courtes qui restent lettres mortes ou des onomatopées qui commentent l’action, il faudra attendre le seuil de l’ouvrage pour trouver une réelle prise de parole des personnages féminins. A l’inverse, la mère de Niklas dans Fett Kohle et le personnage d’Elektra dans Ein Krokodil taucht ab parviennent à renverser la narration à leur avantage en affirmant leur « je » et en prenant le pouvoir sur leur construction et l’intrigue.

III.4. Les personnages féminins comme personnage collectif : Vive la France ! ; Heu-reux ! ;