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Supériorité et vulnérabilité – C’est très souvent que la dignité est présentée comme synonyme ou marque de la certitude en la supériorité de l’Homme : supériorité en

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Section II : Les consolidations modernes

L ES EFFETS JURIDIQUES DE LA FRONTIÈRE H OMME / ANIMAL

76. Supériorité et vulnérabilité – C’est très souvent que la dignité est présentée comme synonyme ou marque de la certitude en la supériorité de l’Homme : supériorité en

société de certains Hommes sur d’autres, mais également – surtout – supériorité ontologique de l’Humanité sur le reste du Vivant (et, a fortiori, sur le monde de la matière inerte). Reste qu’il n’est pas à exclure que, en réaction à la barbarie nazie, la raison d’être fondamentale de la mobilisation de la dignité humaine ait radicalement changé : depuis lors, en effet, s’il est toujours question d’affirmer l’irréductibilité de l’Homme à l’animal ou à la chose, c’est moins parce que l’humain (de par sa nature rationnelle, son aptitude au libre arbitre…) leur apparait supérieur que parce qu’il peut être animalisé, réifié – i. e. qu’il peut précisément être déshumanisé, rabaissé au rang de la bête ou de l’objet. Plus que la conviction de la supériorité de l’humain (A), c’est donc bien plutôt la conscience de sa vulnérabilité (B) qu’exprime désormais la référence faite à la dignité.

A – La dignité comme conviction de la supériorité de l’Homme

77. La dignitas, ou la supériorité de l’Homme sur l’Homme en société – La Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, en son article 6, dispose que, tous les citoyens étant égaux devant la loi, ceux-ci sont « également admissibles à toutes dignités, places et

personnalité sont donc liées. Adde, J. Rochfeld, Les grandes notions…, op. cit., Notion no 1 : La personne, no 25, p.

51 : « la proposition d’une personne, sujet de droit reconnaissable à sa faculté d’exprimer une volonté, est renouvelée aujourd’hui par F. Zenati-Castaing et T. Revet ».

1347 V. supra, ce même développement. Dans leur Manuel de droit des personnes juste auparavant cité, F. Zenati-Castaing et T. Revet distinguent précisément la « personne juridique » et la « personne réelle », c’est-à-dire la personne humaine (no 1, p. 15 ; v. aussi no 248, p. 206).

1348 C’est-à-dire au moyen de la capacité juridique, de l’aptitude à exercer un droit et non pas seulement à en jouir.

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emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». Dans la Déclaration française des droits de l’Homme, et à l’envers de l’acception de la dignité par exemple retenue dans la Déclaration universelle de 19481349, la dignité est donc synonyme de fonction, de charge ou de titre – avec, en creux, l’idée que la dignité ainsi conçue offre à l’individu une certaine place dans la société, l’installe à « un rang éminent »1350. Pour ne pas confondre cette référence au rang social avec la dignité entendue au sens de « valeur éminente qui s’attache […] à toute personne humaine »1351, on la désigne alors généralement sous sa terminologie latine : dignitas1352.

De la dignité appréhendée en tant que dignitas, il était déjà question dans le De Officiis de Cicéron : la dignitas y était vue comme une « charge honorifique »1353, un synonyme d’honneur1354 ; et le même Cicéron notait également, cette fois-ci dans De l’invention oratoire :

« Le respect consiste dans les marques de déférence qu’on témoigne aux hommes supérieurs en mérite et en dignité »1355. Cette référence faite aux « hommes supérieurs » est d’importance : elle met en évidence que, lorsqu’elle est appréhendée sous son jour « socio-politique »1356, c’est-à-dire, ainsi qu’il vient de l’être relevé, en tant qu’elle désigne « le rang éminent auquel on élève une personne en raison de son mérite ou de sa fonction » (« ce que traduit [au demeurant] son dérivé “dignitaire” »1357), la dignité implique nécessairement l’existence d’une supériorité en société de certains Hommes sur d’autres, i. e. l’existence, au plan social, d’une hiérarchie humaine1358. Ou pour le dire à la suite de Xavier Bioy : « selon le principe de la dignitas […], toute dignité valorise hiérarchiquement un côté d’une frontière qui se trace selon les sociétés »1359. Et, de fait, Cicéron, encore lui, avait

1349 V. infra, no 78.

1350 M. Pauliat, De la Dignitas à la Dignité, in S. Gaboriau et H. Pauliat (textes réunis par), Justice, éthique et dignité, préface J.-D. Bredin, PULIM, 2006, p. 29, cit. p. 30 ; P. Pedrot, Avant-Propos. La dignité de la personne : principe consensuel ou valeur incantatoire ?, in P. Pedrot (dir.), Ethique, droit et dignité de la personne. Mélanges Christian Bolze, Economica, 1999, p. XI : « Hier, ce terme [la dignité] faisait référence à la notion d’honneur, de charge ou de titre éminent » ; J. Andriantsimbazovina, H. Gaudin, J.-P. Marguénaud, S. Rials et F. Sudre (dir.), Dictionnaire des Droits de l’Homme, PUF, coll. « Quadrige Dicos Poche », 2008, Vo Dignité humaine, par M. Fabre-Magnan : la dignité peut avoir le sens de « fonction ou charge qui donne à quelqu’un un rang éminent ».

1351 G. Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, op. cit., Vo Dignité.

1352 M. Pauliat, art. préc. ; S. Hennette-Vauchez, Une dignitas humaine ? Vieilles outres, vin nouveau, Droits 48/2009. 59.

1353 Cicéron, De Officiis, I, 12.

1354 Ibid., II, 19. On notera que la dignité comprise comme dignitas, pour renvoyer au rang social d’un individu, peut aussi s’attacher à une institution (v. S. Hennette-Vauchez, Une dignitas humaine ?..., art. préc., p. 61) : c’est ainsi que, dans son De Officiis (I, 34), Cicéron attachait une dignité à la Cité (« Le premier point pour un magistrat est de savoir qu’il représente la cité, qu’il doit veiller à ce qu’elle ne subisse aucune atteinte à sa dignité ») ; et c’est ainsi, également, que, encore auujourd’hui, on parle volontiers de la dignité de la Justice (à ce dernier égard, lire B. Louvel, Dignité et Dignités, in S. Gaboriau et H. Pauliat (textes réunis par), op. cit., p. 37).

1355 Cicéron, De l’invention oratoire, II, 53.

1356 C. Neirinck, La dignité humaine ou le mauvais usage juridique d’une notion philosophique, in Mélanges Christian Bolze, op. cit., p. 39.

1357 Ibid., pp. 39-40.

1358 S. Hennette-Vauchez, Une dignitas humaine ?..., art. préc., p. 61.

1359 X. Bioy, La dignité : questions de principes, in S. Gaboriau et H. Pauliat (textes réunis par), op. cit., p. 47.

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parfaitement su insister sur le principe hiérarchique inhérent à la dignitas, qui distinguait entre le « simple particulier » et l’Homme « revêtu de quelque dignité »1360, entre les fonctions nobles, telle

« la dignité consulaire »1361, et les métiers « sans dignité », tels ceux relevant de l’artisanat1362. De la pensée de l’orateur romain au Droit romain lui-même, la situation ne sera guère différente : dans la Rome antique, la dignitas (expressément évoquée par le Codex et le Digeste de Justinien1363, et dont les termes existimatio, fama et opinio étaient tenus pour synonymes1364) n’était pas reconnue aux étrangers, aux esclaves ou aux femmes1365 ; elle ne l’était qu’aux citoyens romains1366 (et encore ce prestige en société pouvait-il n’être que temporaire, si d’aventure l’individu concerné venait à perdre son status civitatis ou libertatis1367).

Sous l’Ancien Régime, la dignité devait continuer à exprimer « l’idée qu’une personne occupait dans un ordre propre un rang éminent »1368 : à preuve, dans La grande monarchie de France (1519), de Seyssel proposait une classification évoluant « des élites aux plus humbles à partir d’une hiérarchie des dignités »1369 ; au siècle suivant, c’est un Traité des ordres et simples dignités (1610) que publiait Loyseau1370 ; et, sensiblement à la même période, et alors « que la couronne vacill[ait], [Henri III1371], comme s’il sentait la nécessité absolue […] de raffermir le tissu social » 1372, décidait de promulguer plusieurs édits pour « rappeler, confirmer la hiérarchie des honneurs, donc des dignités »1373. Toutes choses auxquelles s’ajoutait, toujours dans le sillage du Droit de Rome, le fait que la dignitas, non pas absolue et donc définitivement acquise ou intangible, était à l’inverse

1360 Cicéron, De l’invention oratoire, II, 9.

1361 Cicéron, De Officiis, I, 39.

1362 Ibid., I, 42 : « Tous les artisans exercent […] un métier sans dignité : il ne peut y avoir dans un atelier rien qui convienne à un homme né libre ».

1363 Justinien, Cod., 12, 1 : « Des dignités » ; Dig., 47, 10, 2 ; 49, 16, 6, 1 ; 50, 3, 1 ; 50, 4, 3, 15 ; ou encore 50, 14, 2.

1364 M. Madero, Note sur la dignité de l’homme dans le droit romain médiéval, Droits 53/2011. 241, spéc. 242.

Les termes existimatio, fama et opinio renvoient à l’estime, à la réputation, donc au regard porté sur un individu par les autres membres du groupe ou de la société. Le Droit civil les connaît encore, en tout cas celui de fama, dont il fait un critère de la possession d’état.

1365 M. Pauliat, art. préc., p. 30.

1366 Ibid., pp. 30 et 31. De la situation de Rome, on rapprochera celle de la Grèce ancienne : s’y était constituée

« une aristocratie de la dignité attachée au statut d’homme libre » (X. Bioy, La dignité : questions de principes, art. préc., pp. 52-53).

1367 V. supra, no 71, sur la capitis deminutio. Adde, X. Bioy, La dignité : questions de principes, art. préc., p. 50, qui note que, à Rome, « la dignité peut se perdre par “dégradation” ».

1368 P. Pedrot, Avant-Propos…, art. préc., p. XII.

1369 C. Lecomte, Dignités et indignités. XVIème – XXème, in E. Gojosso (dir.), Cahiers poitevins d’Histoire du droit, Premier Cahier, LGDJ, 2007, p. 107, cit. p. 110.

1370 Adde, la classification des différents ordres de personnes en société faite par Pothier au XVIIIème siècle dans son Traité des personnes et des choses, supra, no 72.

1371 Qui règna de 1574 à 1589.

1372 C. Lecomte, Dignités et indignités…, art. préc., p. 110.

1373 Ibid.

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regardée relative, susceptible de plus comme de moins1374 : c’est ainsi que « la dignité de fonction »1375, pour pouvoir s’acquérir par le travail ou le mérite, pouvait symétriquement être retirée pour cause d’indignité1376 ; et c’est ainsi, également, que, bien que jouissant d’une

« dignité de naissance », le noble n’en perdait pas moins ses privilèges par déchéance (i. e. perdait sa dignité sociale) en cas de condamnation à une peine infamante1377. Cette dernière logique était aussi celle de la mort civile, institution dont on sait qu’elle ne sera abolie que plusieurs dizaines d’années après la Révolution française, en 18541378 : allant jusqu’à réduit à rien les droits du sujet, réputant l’humain mort pour la société civile, elle était la sanction paroxystique de l’indignité1379 à lui reprochée. Avec la mort civile se révélait donc l’échelon le plus bas que certains Hommes pouvaient occuper dans la hiérarchie sociale humaine1380, échelon qui était en même temps l’exact opposé du rang suprême auquel d’autres êtres humains étaient installés : celui marqué du sceau de la plus haute dignitas, et, ce faisant, constitutif d’une « élite »1381 en société.

78. La dignité, ou la supériorité de l’Homme sur le reste du Vivant – On y

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