SUITE ET FIN DES DEUX PRÉCÉDENTES
1. — Je pense que ce qui a été dit de la concentration occasionnelle suffit pour donner une idée générale du sommeil lucide et de tout ce qui le concerne. Nous allons nous occuper maintenant de dire quelques mots de la concentration nécessaire, pour faire sentir la différence entre elle et la précédente. Il est inutile que nous nous entretenions de la concentration libre, comme celle qui est commune à toute l'espèce humaine elle est étrangère au sujet que nous avons entrepris de traiter.
Nous avons dit que la concentration nécessaire est une abstraction des sens, mais provoquée par une cause interne, indépendante de la volonté propre. Elle ne dérive que de la densité du sang, conséquemment d'une cause tout à l'ait opposée à celle qui
produit la concentration occasionnelle, et qui dérive toujours de la liquidité
extraordinaire de ce fluide. La concentration nécessaire ne tombe donc que sur les personnes qui s'évanouissent, soit momentanément soit pour un certain laps de temps, comme sont les cataleptiques ; parce que l'abstraction des sens où ils sont plongés pendant leur crise est tout à fait étrangère à leur volonté.
C'est cet état qui est proprement une crise, et non l'état de sommeil lucide. La crise n'est qu'un état contraire au cours ordinaire de la nature ; et le sommeil lucide, qui n'est qu'un sommeil naturel, mais plus profond que le sommeil ordinaire et commun à la plus grande partie de l'espèce humaine, est si conforme au cours de la nature, que dans sa privation, elle ne pourrait pas faire autrement que d'en éprouver de funestes suites. Les spasmes et les malaises qui parfois l'accompagnent, ne proviennent pas de sa nature : ils appartiennent foncièrement aux préventions de l'épopte. Ceux qui l'appellent crise, en le distinguant du repos que la nature exige toutes les nuits, ne font donc qu'abuser du mot, en le jugeant sur les apparences.
L'évanouissement, et conséquemment la catalepsie qui n'en est qu'un complément malheureux, sont réellement des crises, parce qu'ils sortent des bornes de l'état naturel de l'homme. Quoique le sommeil lucide soit aussi une maladie, néanmoins c'est une maladie qui entre dans la catégorie de celles qui sont inséparables de la condition humaine. Nous avons déjà remarqué que l'homme, en naissant, doit appartenir, par une nécessité fatale, ou à l'état de faiblesse, ou à celui d'engorgement : l'état d'équilibre est devenu pour lui un état absolument fantastique. L'évanouissement et la catalepsie renchérissent sur les maladies ordinaires, et sont étrangères à ces deux états capitaux : ils placent l'homme, en certaine façon, hors des efforts ordinaires de la nature.
2. — La catalepsie et, en général, tout évanouissement diffèrent du sommeil lucide, et dans l'exercice des facultés physiques, et dans celui des facultés intellectuelles. Le mouvement nécessaire y est absolument insubordonné à l'empire de la volonté,
quelques efforts que fasse le directeur pour le maîtriser. La conviction intime, qui est la source de toutes les actions corporelles ou intellectuelles dans les époptes, n'existe, ni ne peut exister chez les cataleptiques ; parce que la densité du sang, qui est la cause dominante de leur état, n'est pas compatible avec l'existence de cette modification de l'âme qui exige dans le sang une liquidité extraordinaire.
L'intuition dans les cataleptiques est, par une raison contraire, beaucoup plus claire et plus nette que dans les époptes. Toujours assujettie par la nature à ignorer la précision du temps et des lieux, ainsi qu'à être moins exacte dans la connaissance de l'intérieur des corps opaques que celui des corps animés, qui pour les êtres intuitifs ont une espèce de diaphanéité, l'intuition des cataleptiques dévoile le passé, découvre à distance, et prévoit l'avenir sans direction, et accompagne ses annonces de toutes les circonstances caractéristiques des événements. Lorsque nous parlerons de la différence qu'il y a entre l'inspiration surnaturelle et la prévision des époptes et des cataleptiques, nous nous entretiendrons plus particulièrement en ces entraves qui obstruent leur intuition. En attendant, nous faisons observer que la liberté interne est, chez les cataleptiques, beaucoup plus étendue que chez les époptes : elle est toujours, dans ces êtres intuitifs, en raison inverse de la liberté externe.
Ce n'est pas dire cependant que les cataleptiques ne puissent, dans leurs crises, agir avec leurs membres. Ils se remuent même parfois avec une souplesse qui naturellement ne convient pas à l'espèce humaine. C'est dire seulement que tant qu'une impulsion interne spontanée ne leur donne pas cette agilité merveilleuse, ils ont dans leurs crises l'air de blocs stupides, plutôt que d'êtres animés. Ils n'obéissent à personne dans le mouvement de leurs membres : ils ne fléchissent pas sous l'empire de personne par le défaut de flexibilité dans leurs muscles.
Ils jouissent aussi de l'intuition dans la crise, comme parfois les époptes sans le sommeil
; mais leur intuition, quoique plus claire que celle de ces derniers, n'y est jamais aussi précise que dans les crises. On peut môme dire que les cataleptiques sont des êtres constamment intuitifs, tant que dure leur maladie ; parce qu'ils sont presque toujours absorbés en eux-‐mêmes, et abstraits des sens. Aussi, toutes les fois qu'on leur soumet des questions sur les événements, ils en donnent la solution sur-‐le-‐champ même ou après un peu de temps nécessaire pour s'abstraire des sens.
La supériorité de l'intuition des cataleptiques sur celle des époptes provient de la condition même, de leur état, qui n'est plus subordonné aux lois de la marche régulière de la nature. L'intuition de l'état du sommeil commence où finit l'abstraction des sens dans l'état de veille ; l'intuition de la catalepsie commence où finit l'abstraction des sens dans le sommeil ; et l'intuition pure commence où finit l'abstraction des sens dans la catalepsie. C'est dire que la catalepsie et la mort sont limitrophes. Il parait que l’intuition pure se développe dès qu'on est agonisant ; parce qu'il est des annonces de moribonds qui portent le cachet des prévisions exactes.
3. — Mais il est avantageux de développer ici comment le sang, dans ses modifications diamétralement opposées, produit des effets semblables, quoique non identiques. Il faut remarquer d'abord que nul être animé ne peut vivre avec le sang également épais partout, ni également liquide. Ceux chez qui il est épais dans la plus grande partie de sa masse, en ont toujours une liquidité du moins dans le diaphragme, et peut-‐être dans quelques autres organes internes ; et ceux chez qui il est liquide dans la majorité de sa masse, en ont toujours une densité dans quelques parties du corps qui sont
indéterminées, et qui varient suivant la complexion des personnes.
Il faut remarquer ensuite que cette densité et cette liquidité générale, qui ont leurs nuances et leurs degrés, sont en opposition diamétrale avec cette portion de sang qui,
dans quelques parties du corps, diffère de leur nature. C'est dire que plus le sang est épais dans la majorité de sa masse, plus il est liquide dans la minorité où il se recèle, et vice versa ; de sorte que ceux chez qui il est passablement plus épais qu'il ne doit l'être dans la majorité de sa masse, n'en ont qu'une liquidité passablement supérieure à celle qu'il doit avoir par sa nature dans la minorité où il se recèle et vice versa.
Il faut remarquer que lorsqu'on dit que le sang est épais dans certaines parties du corps, et liquide dans les autres parties, on n'entend parler que de ce sang qui, extravasé des veines, vivifie les chairs. Il est indubitable que le sang qui circule dans les artères, a constamment et invariablement la même densité dans toute partie donnée du corps. La majorité et la minorité de sa masse, dont il est question ici, ne regardent que celui qui se trouve hors de sa circulation périodique.
On n'a pas besoin d'observer que la nature de la majorité de la masse de sang extravasé dans les chairs suit toujours l'intensité de celui qui circule dans les artères et dans les veines. Ce n'est qu'un flux, que l'économie animale procure à tout le corps pour sa vivification et pour sa conservation, de la source principale, destinée par la nature à répandre les bienfaits de son arrosement sur toute l'étendue de sa merveilleuse course.
Les parties du corps qui ne se conforment pas à la nature et à l'intensité de ce flux, indiquent qu'il existe des entraves survenues qui en empêchent la communication et l'expansion ; et il y en a toujours qui, dans tous les individus de l'espèce humaine, s'écartent constamment de l'uniformité avec le reste du corps, en raison du défaut d'équilibre dans ses solides et ses fluides.
4. — Tout évanouissement, et plus particulièrement la catalepsie, sont des effets de la densité du sang dans la plus grande partie de sa masse. Dans la catalepsie, surtout, cette densité est si frappante qu'elle rend la circulation du sang imperceptible. Souvent les cataleptiques paraissent aux sens privés de la palpitation, de la pulsation et la
respiration. Aussi il est arrivé plus d'une fois qu'on en a enterré comme morts, pendant qu'ils ne demandaient qu'à vivre.
Par contrecoup, la liquidité du sang dans le diaphragme, et peut-‐être ailleurs, est chez eux si extraordinaire qu'elle dépasse dans sa nature la liquidité du sang de tout autre individu de l'espèce humaine. C'est là où ces infirmes donnent les signes de vie, toutes les fois qu'on leur parle en y appliquant la bouche. Nous avons déjà observé que
l'intuition est proportionnée à la liquidité du sang. Il est donc clair qu'étant plus grande chez les cataleptiques que chez les époptes, elle doit aussi provoquer une intuition supérieure chez les premiers à celle des seconds.
Nous avons dit, à la vérité, que dans les époptes il faut, pour leur intuition, que la majorité de leur sang soit extraordinairement liquide ; mais il faut remarquer que c'est cette majorité qui ajoute aux degrés de son intensité. Aussi une intuition claire ne dérive pas de la quantité de sang liquide, mais de l'intensité qui en résulte. En exigeant donc dans les époptes la majorité de la masse de leur sang extraordinairement liquide, on ne cherche que ce degré de liquidité qui est susceptible d'intuition, et qui autrement ne se développe pas.
Toutefois, dans tout évanouissement en général, l'âme n'a sur le corps qu'une action restreinte, tandis qu'elle y a une action expansive dans le sommeil lucide.
Pour bien comprendre ce que c'est que cette action restreinte et expansive de l'âme, il faut savoir que ce principe moteur n'agit pas de la même manière dans l'état de
sensations sur toutes les parties du corps. Il agit plus particulièrement sur le cœur, sur le diaphragme, sur la glande pinéale, et sur quelques autres organes internes, que sur tout le reste du corps. Aussi toute impression externe qui serait légère ailleurs, est toujours grave dans ces parties, appelées avec raison les parties nobles, parce que ce sont elles qui contribuent à la conservation de l'aptitude de la machine au mouvement vital.
5. — La simplicité de l'âme n'empêche pas qu'elle n'agisse simultanément et à la fois sur plusieurs lieux de son enveloppe. C'est pour ne s'être pas formé une juste idée de sa nature, qu'on s'est occupé vainement dans les écoles d'en déterminer le siège précis. Ce qui est in conscriptible à l'espace peut-‐il être circonscriptible à un lieu ? Ce que le corps n'enferme pas peut-‐il avoir un siège dans le corps.
Il est hors de doute que 1 esprit ne peut agir immédiatement sur la matière. Celle-‐ci ne se meut que par contact, et l'esprit étant simple, est hors d'état de toucher les corps. Il n'agit donc sur eux que par. un intermédiaire qui, quoique matériel aussi, est néanmoins destiné par la nature à ce genre exclusif de fonctions. Tels sont ces esprits animaux, ce fluide vital ou nerveux, dont nous avons déjà parlé plus haut, et dont nous parlerons plus amplement dans la suite. Toutefois, la manière dont l'âme agit sur les parties nobles du corps, n'est pas la même que celle dont elle agit sur le reste.
Une piqûre qui serait légère et imperceptible ailleurs, est toujours grave ou du moins pénible sur le cœur, sur le diaphragme, sur la glande pinéale. Cette différence fait voir que l'action de l'âme est plus directe sur ces parties que sur tout le reste du corps, et que là où elle est indirecte, les impressions externes, dans la propagation de leur
mouvement, perdent beaucoup de leur intensité primitive ; de sorte que souvent une impression égale à quatre ne produit pas une sensation égale à deux.
C'est en raison de cette inégalité des sensations dans l'égalité des impressions externes, que nous appellerons immédiate l'action de l'âme sur les parties nobles du corps, et médiate celle qui s'étend partout ailleurs, quoique dans la rigueur du terme ce principe moteur ne puisse jamais agir immédiatement sur la matière.
Dans le sommeil lucide, l'action de l'âme est expansive, c'est-‐à-‐dire, immédiate sur toutes les moindres parties du corps qui sont exemptes de sang épais, et suivie de la restriction de sa liberté interne ; de sorte que ce principe, intelligent dans sa distraction, est autant étranger à toute sensation même légère d'une impression vive, que dans son attention il est susceptible d'une sensation vive de toute impression la plus légère. Les époptes donnent tous les jours des preuves évidentes de cette économie dans tous leurs sommeils.
Toutefois, cette action expansive n'est pas aussi énergique dans le sommeil lucide sur tous les corps, qu'elle l'est ordinairement sur les parties nobles dans l'état de sensations
; parce que la circulation du sang qui s'y ralentit, force les organes internes de se
relâcher de l'exercice de leurs fonctions habituelles, et que tout en donnant une nouvelle vigueur aux autres parties du corps, tout en contribuant à restreindre la liberté interne, elle ne prive pas le cœur, le diaphragme, et la glande pinéale, du droit inaliénable d'entretenir dans la machine le mouvement vital.
Dans les évanouissements, l'action de l'âme est restreinte, c'est-‐à-‐dire immédiate, seulement sur le diaphragme, et peut-‐être aussi sur le cœur et sur la glande pinéale, mais elle est presque nulle sur les autres parties du corps. Aussi les cataleptiques, dans leurs crises, sont-‐ils inaccessibles à toute espèce de douleur dans le reste de leur corps.
Chez eux, le sang ne circule qu'avec une lenteur imperceptible en raison de sa densité extraordinaire ; et ce motif suffit non seulement pour priver l'âme de son action
expansive, mais encore pour la rendre étrangère aux perceptions correspondantes aux impressions que peut recevoir le reste du corps.
6. —De cette différence de l'état physique entre les cataleptiques et les époptes, il résulte que ceux-‐ci, malgré l'imperfection de leur intuition, peuvent se guérir de toute maladie sans traitement, et que les premiers ont toujours besoin de médicaments effectifs, quoique indiqués par eux-‐mêmes. La raison en est déjà connue : c'est la différence du sang qui ne se modifie pas de la même manière aux ordres du directeur, ou, pour mieux dire, qui, dans les cataleptiques, est toujours rebelle à la modification voulue, en raison du défaut d'exercice de leur liberté interne.
La liberté externe dans notre sujet est une faculté de maîtriser au. gré du concentrateur tous les mouvements libres et nécessaires du corps ; et la liberté interne est celle de replier l'attention au gré des désirs et du besoin sur tout objet qui sourit à l'esprit. La liberté externe dans ces êtres intuitifs est en raison inverse de la liberté interne, c'est-‐à-‐
dire : plus la liberté externe est étendue et plus la liberté interne est rétrécie, et vice versa. Il s'ensuit que la lucidité est toujours en raison directe de la liberté interne c'est-‐à-‐
dire : plus la liberté interne est étendue et plus la lucidité est solide.
La liberté externe ne s'entrave qu'autant que s'affaiblit le commerce de l'âme avec le corps. Par là, comme dans cette progression décroissante, l'âme, en se concentrant autant que possible, se dégage du corps et prend son essor vers la jouissance de ses facultés spirituelles ; elle trouve sa liberté interne en opposition avec sa liberté externe, et sa lucidité suit les degrés de la première. Voilà la raison pour laquelle les
cataleptiques en crise, et en général toutes les personnes évanouies qui sont plus concentrées que celles qui dorment du sommeil lucide, sont plus exactes dans leurs annonces et plus entravées dans le mouvement de leurs membres que ces dernières.
Toutefois, la plénitude de la liberté interne n'est jamais compatible avec aucune de ces espèces de concentrations. Elle n'existe, ni ne peut exister hors de l'état de parfaite jouissance des sens, ou de la pure spiritualité de l'âme après sa séparation d'avec le corps. Même dans l'état de sensations, elle est encore incomplète, quoique suffisante pour être responsable du mérite et du démérite, comme nous le verrons dans la suite. La liberté interne perd autant que l'âme s'écarte de son intuition pure dans son union avec l'enveloppe qu'elle informe. C'est pour cette raison que nous avons déterminé dans la définition générale de la concentration, que c'est une abstraction des sens avec la restriction de la liberté interne.
7. — La raison pour laquelle la densité du sang dans les cataleptiques, et en général dans les personnes évanouies, contribue plus à l'abstraction des sens que sa liquidité dans le sommeil lucide, peut être puisée dans la considération même de la nature des deux concentrations. Le sommeil qui se divise en engourdissement, en assoupissement et en un sommeil proprement dit, est toujours un état naturel ; et il appartient à la nature de
conserver dans son intégrité, autant qu'il dépend d'elle, l'ouvrage qu'elle dirige et surveille au milieu des vissicitudes auxquelles il est assujetti. Mais puisque l'état naturel de l'homme est la jouissance des sens, la nature tâche que la concentration dont elle est obligée de faire usage pour la réparation des forces perdues, ne dépasse pas les bornes de ses droits et de sa juridiction. Il faut donc que, quelque profonde que soit dans le sommeil l'abstraction des sens; elle se lie toujours, du moins indirectement, à l'état de sensations. Aussi tout épopte, étant engagé à replier son attention sur lui-‐même pour ce qui concerne ses annonces et ses décisions, garde au réveil une parfaite mémoire de tout ce qui lui a été recommandé pendant son sommeil.
conserver dans son intégrité, autant qu'il dépend d'elle, l'ouvrage qu'elle dirige et surveille au milieu des vissicitudes auxquelles il est assujetti. Mais puisque l'état naturel de l'homme est la jouissance des sens, la nature tâche que la concentration dont elle est obligée de faire usage pour la réparation des forces perdues, ne dépasse pas les bornes de ses droits et de sa juridiction. Il faut donc que, quelque profonde que soit dans le sommeil l'abstraction des sens; elle se lie toujours, du moins indirectement, à l'état de sensations. Aussi tout épopte, étant engagé à replier son attention sur lui-‐même pour ce qui concerne ses annonces et ses décisions, garde au réveil une parfaite mémoire de tout ce qui lui a été recommandé pendant son sommeil.