SÉANCE XII
DE L'INCOMPATIBILITÉ DE L'IMAGINATION AVEC L'INTUITION DES ÉPOPTES
1. — Auprès de beaux esprits, l'imagination est aux actions humaines qui ne s'expliquent pas d'une manière intelligible ce qu'auprès des physiciens le fluide est aux effets de la nature qui ne se lie pas aux causes connues. Ces deux mots magiques développent tout chez les uns et les autres dans les deux mondes intellectuel et sensible.
Les médecins déduisent de l'imagination toute maladie qu'ils ne connaissent pas, et les naturalistes attribuent à un fluide tout effet qui ne se range pas sous les lois ordinaires.
On sent très bien que l'ignorance peut se croire éclairée par ces pitoyables subterfuges;
mais entend-‐on que la science qui n'admet que ce qui est démontré, puisse se payer de cette fausse monnaie?
Les magnétiseurs eux-‐mêmes sont tombés dans cette extravagance, en rapportant à l'imagination les merveilleux effets oui se développent sur les époptes. Il faut croire ou que ces propagateurs de l'utilité du sommeil lucide ignorent absolument ce qu'est l'imagination, ou qu'ils cherchent à décrier ce qu'ils ont l'apparence de tant défendre.
L'imagination, d'après Wolf, est un acte de l'esprit par lequel il se représente comme actuel ce qu'il a aperçu autrefois. L'imagination n'est donc autre chose que la faculté de reproduire comme présentes à l'esprit les idées des objets et non les objets qui autrefois sont tombés sous les sens.
La mémoire, qui, dans cette définition, semble se confondre avec l'imagination, s'en distingue essentiellement ; parce qu'elle n'est qu'une faculté de reconnaître les idées
reproduites pour être les mêmes que l'esprit a aperçues autrefois. La mémoire peut donc exister sans l'imagination mais jamais l'imagination sans la mémoire.
La faculté de feindre n'est que le pouvoir qu'a l'esprit de combiner et de modifier ce que l'imagination se représente. Elle n'est donc qu'un enfant de l'imagination, et souvent se confond avec elle. Aussi des idées de l'or, des diamants, d'une montagne, que reproduit l'imagination,. on peut forger une montagne d'or et de diamants, et considérer cette fiction comme une production de l'imagination.
Voilà ce que c'est qu'une chimère et un fantôme. C'est un être de raison qui, quoiqu'il ne puisse pas, d'après l'ordre de la nature, exister dans son ensemble, existe néanmoins dans ses éléments. Vulgairement on fait une différence entre la chimère et le fantôme. La première n'est qu'une fiction inanimée, et le second une fiction animée. Nous pouvons ajouter ici la connaissance des spectres, qui n'est que l'idée de l'image d'un mort.
Les anciens ont fait de la chimère un être naturel et féroce, combattu par Bellerophon.
Le vulgaire fait des fantômes des êtres réels qui tombent sous les sens ; et les physiciens font du spectre une image colorée que peignent sur une muraille des rayons rompus par un prisme.
2. — Il n'est plus difficile de sentir que l'empire de l'imagination se borne seulement aux idées connues ; et que conséquemment elle ne peut agir que sur l'esprit. Toutes les foi»
donc que les sens et le corps éprouvent des effets réels qui ne se lient à aucune cause connue, il est toujours certain et démontré que ces résultats proviennent de toute autre source que de l'imagination. Tout homme étant doué de cette faculté, doit en obtenir tout ce qui est possble à un autre. Autrement ce n'est qu'abuser du mot, et substituer une cause évasive à une cause naturelle.
Les époptes ne sont étonnants devant la raison humaine que par leurs connaissances profondes sur toute espèce de sujets, sans les avoir jamais puisées dans l'étude et dans la méditation. Ils maîtrisent tous leurs mouvements nécessaires ; ils atteignent les objets à toute distance de temps et de lieux est conséquemment à travers tous les obstacles : ils lisent, sans le secours des yeux, tout livre même fermé : ils dévoilent la pensée même, lorsqu'elle est constante ; Us provoquent mille autres effets sensibles et réels, ainsi que nous l'avons exposé dans les séances précédentes.
L'imagination est une faculté commune à tout homme. Pourquoi tout homme n'est-‐il donc pas apte à développer les mêmes effets ? Cette faculté ne peut faire autre chose que reproduire les idées qui ont été assujetties à son domaine. Comment se fait-‐il donc qu'elle embrasse la science du passé, du possible et du présent à distance de temps et de lieux, qui lui a été constamment inconnue ?
D'après ce développement il est évident que si ce que la philosophie appelle le fantôme tombe sous les sens, if ne peut plus être déduit de l'imagination mais de toute autre cause réelle et physique. Les histoires de toutes les nations et de tous les temps déposent qu'il y a eu de ces êtres qui ont été vus, palpés, flaires et entendus non seulement par des personnes seules, mais aussi par des assemblées entières et nombreuses. Si sans mépriser les lumières de la saine raison, on peut attribuer à une imagination déréglée les impressions réelles que ces objets ont sensiblement produites
sur les organes externes, comment démontrera-‐t-‐on que l'homme, dans son état de veille, jouit du parfait exercice de toutes les fonctions de ses sens ?
3. — Pour éviter d'introduire des néologis-‐mes, nous conserverons toujours la
dénomination de fantôme, mais non considéré comme un enfant de 1 imagination. Nous l'admettrons comme un être réel et positif ; et tant qu'il aura le caractère d'être sensible à tout le monde, nous l'appellerons absolu ; autrement il ne sera dénommé que relatif;
c'est-‐à-‐dire tant qu'il no sera sensible qu'à une seule personne.
Dans l'un et l'autre cas, il est clair que l'imagination ne contribue en rien à son existence, parce qu'elle n'a son empire que sur la conception et non sur les sensations. Ou peut quelquefois confondre sans inconvénient les opéra-‐rations intellectuelles qui se distinguent les unes des autres par leurs objets ; mais les confondre avec celles qui produisent les différentes modifications sur les organes sensoriaux, c'est bouleverser toutes les notions établies entre l'entendement et la volonté. Le premier conçoit et forme les idées, la seconde exécute et produit les sensations qui y sont analogues.
L'imagination est une branche du premier, et n'a rien à démêler avec la seconde.
L'amour, la haine, le contentement, le chagrin, le calme et la frayeur, diffèrent certes entre eux, d'après le mode dont l'esprit en conçoit les objets, mais tant qu'ils n'existent que dans la conception, ils se rangent tous sur la ligne de simples idées. Ils se changent en différentes affections, ou plus proprement en passions, dès que la volonté les caresse et en poursuit la direction. Les sensations ne deviennent nécessaires et indépendantes de la volonté que lorsque par le mécanisme des organes sensoriaux, elles proviennent de l'action des objets externes. Dès lors les idées qui y répondent dans l'âme en sont les effets et non la cause.
La volonté ne devient énergique et efficace que d'après la force des motifs do la
conception, ou si l'on veut, de l'imagination ; et dans l'état ordinaire de la disposition de la niasse du sang, elle n'exerce sa puissance que sur le mouvement libre ou censé libre.
Mais lorsqu'elle maîtrise toute espèce de mouvement libre et nécessaire, elle se trouve mue par une autre impulsion que par la conception, qui, parfois, se confond avec
l'imagination ? C'est la conviction intime dont nous avons déjà parlé ailleurs, et qui ne se développe que par la liquidité du sang. Le motif dont elle s'étaye est si différent de tout autre motif de ce genre qu'il autorise l'esprit à disposer en souverain de son enveloppe, dans les parties seulement qui les font naître.
Le fantôme relatif a son origine dans cette source. La personne qui en assure l'existence jouit de la conviction intime, et dispose par là avec précision ses organes externes à le lui représenter sensiblement, comme s'ils en avaient reçu des impressions réelles. Le
fantôme absolu, dès qu'il tombe sous les sens de tout le monde, ne peut être considéré que comme un corps positif, indépendant de toute opération de l'esprit.
4. — Voici quelques exemples qui concernent les fantômes absolus. Elisabeth,
impératrice de Russie, fut vue pendant plusieurs jours, assise tous les matins sur son trne, seule sans aucune personne de sa suite et avec toutes les marques de sa dignité, tandis qu'elle était en même temps dans sa couche sans nullement se douter de ce
dédoublement de son individu. Le commandant de sa garde, qui la trouvait tous les jours dans la salle du trône communique à la dame du service ce qu'il appelait un caprice de
l'impératrice ; celle-‐ci constate le lait, court dans la chambre de la princesse, et, non contente de la voir dans son lit elle la palpe. Elisabeth, s'éveille à cet attouchement, et instruite du motif, s'habille à la hâte et veut être témoin d'un phénomène aussi
extraordinaire. Elle se présente devant le fantôme, s'y reconnaît, et ordonne à sa garde de faire feu sur lui. On exécute l'ordre, le fantôme disparait, et l'impératrice meurt au bout de huit jours.
M. le comte Brossin, chambellan de l'empereur Alexandre me rapporta aussi l'anecdote suivante, comme attestée par des personnes dignes de foi. Un ami en invite un autre à diner. Le convié en se rendant à son invitation rencontre son hôte en chemin. L'un et l'autre se regardent mutuellement et ne se saluent pas. Le convié devant cette marque d'indifférence, vacille sur l'exécution de son projet, et, après un moment de réflexion, se décide à aller inscrire son nom dans l'antichambre de son ami. Le domestique qui l'y reçoit, lui annonce que son maître est chez lui. Le convié est introduit ; il voit son ami tel qu'il vient de le rencontrer dans la rue et reste effaré de l'aventure. L'autre, étonné de son trouble, lui en demande la cause, et eu étant instruit il ajoute tranquille nient : Oh oui : on dit qu'un fantôme qui me ressemble parfaitement, rôde dans ce quartier ; et tout à coup, en regardant sous ses fenêtres, le voilà, poursuivit-‐il : est-‐ce le même que vous avez vu en chemin ? Le convié reconnaît le fantôme pour être le même qu'il avait
rencontré, et son ami s'égaye sur la singularité du phénomène. Ils dînent ensemble et se quittent : quelques jours après le convié apprend que son hôte avait cessé de vivre.
L'aventure du lord Lidleton est célèbre dans toute l'Angleterre. Une nuit, en se faisant déshabiller par son valet de chambre, ce seigneur entend une voix sonore qui lui dit : A deux heures précises je t'attends devant le tribunal de l'Eternel, pour te demander compte de ta conduite envers moi. Le lord se trouble et demande à son domestique s'il n'a pas entendu aussi le terrible appel. Celui-‐ci, sans nier ce qui était si distinctement proféré, cherche à interpréter à sa manière le sens des paroles, et ne parvient point à calmer l'agitation de son maître. On fait de vaines perquisitions par tout l'hôtel pour découvrir l'auteur de la prétendue supercherie : on appelle des médecins pour calmer les angoisses du lord ; on prend toutes les mesures nécessaire pour le détourner de ce qu'on appelait sa fixation. Les deux heures prescrites sonnent et le lord expire. Le public attribua cette foudroyante assignation aux mânes d'une fille qui, violée par lui était morte de douleur.
5.—Mille autres anecdotes de ce genre peuvent être rapportées, et nous en citerons plusieurs autres arrivées devant des armées nombreuses, en parlant de la différence entre les époptes et les énergumènes ; mais celles-‐ci suffisent pour faire voir qu'elles sont indépendantes de toute opération de l'esprit.
Il est vrai qu'elles ne se rangent pas sous les lois connues de la nature : mais faut-‐il pour cela en nier l'existence, ou les expliquer par des causes évasives ? N'est-‐il pas plus noble d'avouer franchement que ces faits sont inexplicables que de les attribuer à
l'imagination, qui n'y a pas plus de part qu'à l'existence des corps ?
La témérité de ceux qui n'y voient que les résultats d'une supercherie occulte, inconnue à tous les témoins présents et à leurs siècles, est encore plus impardonnable que
l'orgueilleuse présomption des autres. Les hommes de tous les temps ont toujours pensé en faveur de la supériorité de leurs lumières sur celles de tous les âges antérieurs et
futurs ; mais ceux qui en se dépouillant de leur amour-‐propre ont sondé la profondeur de leur savoir n'ont pas rougi d'avouer que l'homme, tout en apprenant beaucoup, ne sortira jamais de l'abîme de son ignorance. Son partage inaliénable est de vivre dans un mélange de quelques vérités et de beaucoup d'erreurs.
Ceux qui prononcent péremptoirement sur ce qui s'est passé loin d'eux, contre l'avis des personnes qui en font le récit, ne sont donc que des imprudents et des téméraires.
L'existence des fantômes absolue est attestée par les nations de tous les temps, et par beaucoup d'auteurs du plus haut mérite et de la plus stricte exactitude. Il nous suffît de démontrer qu'ils n'ont aucun rapport avec l'imagination, qu'elle que puisse en être la cause précise.
Il faut convenir que ces faits sont extra-‐naturels, parce qu'ils ne se répètent pas avec une constance régulière et à des périodes déterminées ; mais il faut convenir aussi qu'ils ne s'opposent pas aux lois connues de la nature. Si l'on considère l'âme humaine sous le juste point de vue qui lui convient, on trouvera que les anecdotes citées se rangent sous sa puissance et sous les perfections de sa nature. Ce que nous dirons sur l'âme dans la suite, rendra encore ce sujet beaucoup plus intelligible.
Ce qui me reste à décider ici, c'est que l'âme humaine, dans cette espèce de
métamorphoses et d'avis extraordinaires, n'agit pas librement d'après son option : elle ne peut exercer naturellement des fonctions sensibles qu'avec le corps qu'elle informe, et qui pendant avec son union avec lui, contribue constamment à son individualité. Elle y obéit donc à d'autres lois qu'aux lois connues.
Je n'ai pas besoin de citer ici des exemples de fantômes relatifs. Ils sont si communs qu'il est rare de trouver quelqu'un qui dans sa vie n'en ait éprouvé les influences. C'est ce que le vulgaire appelle l'illusion des sens, ou l'effet d'une imagination frappée.
On peut rapporter à cette môme catégorie ce que provoquent les transports, le délire et l'ivresse, non comme des résultats identiques, mais qui y sont semblables. Il est question ici de démontrer que ni les uns ni les autres n'appartiennent à l'empire de l'imagination, et non de relever la différence caractéristique qui les rend étrangers les uns aux autres.
Nous nous en occuperons plus particulièrement lorsque nous tracerons la ligne de démarcation entre l'intuition et les maladies dites mentales.
En attendant, il suffira d'observer que les fantômes relatifs, dans ceux à qui ils se
rendent naturellement sensibles, sans maladie et sans l'usage des breuvages spiritueux, se lient à l'état intuitif par la conviction intime et que dans les autres, ils ne proviennent que de la conviction intime, et ne se rapportent à leur état intuitif. Nous avons déjà dit ailleurs que cette conviction qui ne provient que d'une fluidité du sang extraordinaire, fortifie la volonté dans l'exercice de son empire sur les fluides internes, et con-‐
séquemment sur le mouvement nécessaire. Ce qui distingue les uns des autres, c'est que dans les premiers la fluidité du sang est permanente et naturelle, et que dans les seconds elle ne dépend que de causes passagères.
Pour déterminer que ces fantômes relatifs ne sont qu'une illusion des sens, Il faut prouver qu'il est des occasions où ces intermédiaires ne se trompent jamais dans leur message. Tout démontre, au contraire, qu'ils ne sont jamais exacts dans leurs rapports,
ni ne peuvent l'être. Aussi il n'est pas deux hommes dont les sens donnent du même objet la même idée. L'illusion dans les sens est donc l'une de leurs propriétés et non un dérangement.
Une glace qui est à la vision de l'homme ce que sont les sens aux connaissances externes qu'ils transmettent à l'esprit, trompe-‐t-‐elle dans la représentation de l'objet qui reflète sur elle ? Ayant été construite pour remplir ce genre de fonctions, elle ne fait que ce que naturellement il lui appartient de faire. Les sens tels qu'ils conviennent à l'homme dans son état actuel, ont de même une destination semblable : ils ne peuvent jamais
transmettre à l'idée de l'objet donné, telle qu'elle doit être, mais d'après les impressions qu'ils en reçoivent.
7. — Cette doctrine qui a l'apparence d'être paradoxale, peut être mise à la portée de tout le monde, avec un exemple aussi commun que conforme à notre sujet. Toute personne trouve qu'un bâton plongé dans l'eau se ploie dans lu direction de la ligne de sa surface. Quoiqu'une raison éclairée connaisse que cet effet ne provient que de la réfraction du rayon visuel qui passe par un moyen plus épais que l'air, néanmoins il n'est pas moins vrai qu'en s'en rapportant au seul témoignage des yeux, on est obligé de conclure qu'un tel effet a une existence réelle.
Or, les yeux sont à l'esprit, pour lui transmettre les idées des objets de son domaine, ce qu'est aux yeux l'intermédiaire de l'eau qui semble courber un bâton. Il n'y a d'autre différence entre les uns et les autres que celle-‐ci, c'est que l'eau est un intermédiaire absolu et commun à tout le monde, et que les yeux ne sont qu'un intermédiaire relatif et propre à chacun. Il résulte qu'en raison de cette énorme différence, on peut démontrer sensiblement l'erreur que produit le premier intermédiaire, et l'on ne peut démontrer que par raisonnement celles qui proviennent du second. Des données de convention supposent indispensablement des bases absolues.
Les couleurs de l'arc en ciel, qui frappent de leur éclat la vision dans un moyen commun à tout être vivant sur le globe, existent-‐elles dans les lieux qui semblent les développer ? Ce que nous disons ici des yeux doit de même, proportion gardée, être appliquée aux autres sens. L'ouïe, le goût, l'odorat et le tact, se règlent sur d'autres pivots, mais sur d'autres pivots toujours relatifs et non absolus ? Ces organes dans leur construction ont tous un modèle commun, mais un modèle qui les range sous des espèces avec des différences individuelles, de même que les traits et les proportions de la forme humaine placent les hommes sous une seule espèce, avec des différences individuelles.
Les couleurs de l'arc en ciel, qui frappent de leur éclat la vision dans un moyen commun à tout être vivant sur le globe, existent-‐elles dans les lieux qui semblent les développer ? Ce que nous disons ici des yeux doit de même, proportion gardée, être appliquée aux autres sens. L'ouïe, le goût, l'odorat et le tact, se règlent sur d'autres pivots, mais sur d'autres pivots toujours relatifs et non absolus ? Ces organes dans leur construction ont tous un modèle commun, mais un modèle qui les range sous des espèces avec des différences individuelles, de même que les traits et les proportions de la forme humaine placent les hommes sous une seule espèce, avec des différences individuelles.