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Du subli me tech-

Dans le document Le pittoresque aux limites du moderne II (Page 112-119)

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Antoine

Picon

Le sublime technologique

Je vais essayer de caractériser les rapports entre grands objets tech- nologiques, les territoires et les paysages. Avec comme constat le fait que la question est loin d’être simple car nous sommes à l’évi- dence dans une période de transition entre deux régimes. Le pre- mier avait caractérisé une certaine modernité technologique, que l’on peut faire remonter probablement à la charnière des 18e et 19e siècles. On ne sait pas très bien comment caractériser le nouveau régime des relations entre techniques territoires et paysages dans lequel nous rentrons.

En tout cas, une chose est sûre, certaines hypothèses tradition- nelles sur les rapports entre technologies, territoires et pay- sages ont cessé d’être évidentes. Je vais essayer de vous proposer un retour en arrière pour tenter cerner comment a été pensé le rapport entre infrastructures et

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Du sublime technologique

Je partirai du XVIIIeme siècle pour cerner cette ques- tion. La trame générale de mon propos, c’est que nous sommes peut-être à un moment de crise d’une certaine attitude héroïque qui avait caractérisé les rapports entre grands objets technologiques, territoires et paysages. Il me semble qu’aujourd’hui, on assiste à une crise, une mise en crise du modèle du sublime technologique. Pa- rallèlement, d’autres dimensions, longtemps refoulées du rapport entre grands objets technologiques, territoi- res et paysages resurgissent, notamment par exemple la dimension du pittoresque. Cela va de pair aussi, pour moi, avec ce que j’appellerai une remontée du poten- tiel narratif des infrastructures. Pendant longtemps, les infrastructures ne parlaient pas ; il semblerait qu’elles aient envie de dire des choses. Cela participe d’une mise en récits des espaces et des paysages qui pourrait bien constituer un des traits importants de ce qui se passe aujourd’hui. Cela sera le fi l conducteur de mon exposé, d’abord le passé et ensuite d’essayer de voir comment certaines choses entrent en crise aujourd’hui.

J’ai employé le mot infrastructure parce que je n’aime pas les grands objets technologiques (GOTs). Pourquoi ? Il y a un album de Babar avec des personnages appel- lés des Gogots. Plus sérieusement, parce que c’est peut- être la notion d’objet qui ne me plait pas. Parce que ce qui fait paysage au croisement de la grande échelle et de la technologie, ce ne sont pas forcément des objets au sens traditionnel, par exemple des ponts ou des choses comme ça. On pense à cela tout de suite mais par exemple, un terre-plein aujourd’hui, qui reçoit des containers, cela fabrique une sorte de paysage. L’infras-

tructure, cela va au-delà du paysage. Il me semble que dans le rapport entre infras- tructures et paysages, il y a autre chose que des objets qui sont peut-être capturés plus généralement par le terme infrastructure.

Encore une fois le terre-plein, cela peut faire paysage. Je pense qu’aujourd’hui beau- coup de paysages technologiques sont des paysages de terre-plein plus que des pay- sages de ponts.

Je vais commencer par le XVIIIe siècle et remonter à la seconde moitié du XVIIIe siè- cle. Pour plusieurs raisons. La première, c’est que c’est au XVIIIème siècle que se fait jour l’idée que la technique est à la fois une sphère étendue, puissante et autonome. Etendue, avec notamment l’idée, pour la première fois, qu’on peut ranger sous une même rubrique que l’on appelle encore les arts et métiers (plus tard, on l’appellera technique), on peut ranger sous une même rubrique toute une série de pratiques techniques. L’activité technique peut relever d’un regard unifi é ; c’est ce que l’on trouve dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, dans l’introduction à la tech- nologie de l’Allemand Beckman publiée dans les année 1870. Donc la technique cela existe, c’est énorme, c’est ce que l’on trouve dans toutes les activités du fer transfor- mé, etc. C’est autonome et cela relève pour une part de logiques qui appartiennent en propre à l’activité technique.

Autonome, car si la technique emprunte aux science et aux arts, il y a, dans la techni- que, quelque chose d’irréductible à d’autres domaines. En matière de génie civil, cela a toute une série de conséquences.

Première conséquence : en matière de technique, par exemple, la technique c’est uti- le. L’art de l’ingénieur ce n’est pas la même chose que l’architecture, c’est une branche spécifi que. Perronet écrira qu’il est le premier à avoir donné à ses ponts une ordon- nance qui ne doive qu’à l’économie de matières, à la performance structurelle, quel- que chose qui ne doit pas à l’architecture. Le grand paradoxe du XVIIIe siècle, c’est que se met en place une structure qu’on reconnaît encore largement aujourd’hui qui est l’idée que la technique c’est autonome, c’est irréductible au reste et, parce que c’est autonome, cela peut agir sur l’environnement. Par exemple, le pont est quelque chose qui peut faire paysage. On voit d’ailleurs apparaître sous certains rendus du XVIIIe siècle des débuts de paysage et que l’infrastructure, parce qu’elle est infrastruc- ture et irréductible à ce qui l’entoure, est capable de contribuer à la construction du paysage. Une petite chose à noter en passant, l’infrastructure vient prendre la place de quelque chose qui s’installait et créait du paysage avant, c’était la ville. La ville dans les tableaux anciens est une sorte de signature du paysage qui l’entoure. A partir du XVIIIe siècle, la ville tend elle-même à devenir paysage. On peut lire une partie de l’oeuvre de Piranese comme une réfl exion sur ce qui se passe lorsque la ville consti-

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Picon tue du paysage. Et se substituant à

la ville, la technique, au sein du ter- ritoire, va constituer du paysage. Mais la technique n’est pas artisti- que au sens traditionnel, d’où l’idée qu’elle n’est pas belle. Elle n’est ni belle ni laide : l’émotion esthétique qu’elle suscite appartient à un autre ordre, et c’est là que l’on rencontre la notion de sublime. L’infrastructu- re participe d’un espèce de combat contre la nature. L’idée de combat contre la nature est indissociable- ment liée à l’idée d’une espèce de

confl it à l’intérieur de la nature, puisque l’homme est naturel, etc, et liée à une étrange disproportion entre l’homme et la nature. Donc, cette idée de combat, de processus héroïque de conquête de la nature qui n’est fi nalement qu’un achèvement de la nature par elle-même. C’est quelque chose de très dialectique.

Le sublime technologique

Au XVIIIe siècle, on va commencer à réfl échir aux grands objets technologiques, la route par exemple, en terme de combats incessants contre la nature. Voici un tableau qui représente une route de montagne, avec l’avalanche, avec des ris- ques surmontés. Toute cette esthétique héroïque va naître au XVIIIe siècle, avec l’idée aussi que la conquête de la nature est aussi étrangemant un processus de civilisation de l’homme.

L’homme se civilise en conquérant la nature, l’utilité est tout à la fois physique et morale. Le sublime technologique est quelque chose qui va beaucoup se déve- lopper au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Avec le phare, par exem- ple, on est clairement dans cette espèce de lutte héroïque contre la nature. Une chose à noter d’ailleurs, l’objet technologique est sublime parce qu’il incarne un processus, c’est tout autant le processus que l’objet qui est sublime, cet espèce de combat contre la nature. On voit très bien ici le Pont du diable, tableau alle- mand du début du XIXe siècle où, fi nalement, ce qui est héroïque, c’est autant le chantier que le reste, d’ailleurs tellement héroïque que les personnages sont totalement eff ondrés !

Ce thème de la disproportion entre ce que peut encaisser l’âme humaine et ces forces démesurées contre lesquelles il s’agit de lutter est un thème important. Cela va caractériser pendant très longtemps le discours sur les grands objets technologiques.

Je franchis un siècle. 1902. Construction du viaduc du Vior, dans une vallée as- sez perdue de France. On est encore dans cette espèce de lutte héroïque contre les forces de la nature. Comme c’est une révélation de la nature à elle-même, c’est aussi un processus de civilisation de l’homme. Voici le même viaduc du Vior, aujourd’hui. Ce processus héroïque est l’une des caractérisations du sublime.

Le sublime va se développer un peu par- tout dans le monde. Un des pays où il va triompher le plus complètement, ce sont les Etats-Unis. Un Américain, David Neil, a d’ailleurs écrit tout un livre sur le sublime technologique, qu’il attribue unique- ment aux Américains, ce qui est habituel chez les Américains. Le Golden Gate est sublime etc., etc.

Une autre dimension du sublime est d’ailleurs que, par une espèce d’évidence de la démesure, il parle directement aux foules, aux masses. Au cours de la deuxiè- me moitié du XIXe siècle, toute une série de discours vont se développer sur le grand objet technologique dans une rela- tion directe aux foules ; le grand pont de Brooklin, cela plait à tout le monde, à la diff érence du beau en architecture qui lui requiert une certaine éducation. La tour Eiff el, de ce point de vue, est aussi une bonne illustration de ce type de choses.

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