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Une connivence inédite entre narrateur et narrataire Dans les études littéraires, on a l’habitude de classer les œuvres par genre mais cette tentative,

3. Le style fragmentaire

Si l’on insiste sur l’importance de l’écriture fragmentaire910 des moralistes, « c’est parce que

c’est là que se trouve l’indice le plus sûr d’une nouveauté911 ». L’esthétique fragmentaire possède des

caractéristiques comme « les traits d’esprits [et le] jeu d’ellipse, derrière lequel se déploie un méca- nisme plus complexe que la seule pointe […] [et] font, que la lecture doit être active pour que le texte soit vu et compris sous tous les angles912 ». L’écriture discontinue « ne s’inscrit pas seulement dans

la forme du livre ; elle marque aussi bien le temps de l’écriture913 », et toujours dans le but « d’inven-

ter de nouvelles formes d’écriture pour toucher un nouveau public914 ». Elle introduit aussi, au XVIIe

siècle, une nouvelle approche car elle met « l’accent sur un rapport nouveau entre le livre et son lecteur915 ».

Le problème de l’écriture fragmentaire, c’est qu’elle peut être mal perçue, voire mal reçue. « Le problème esthétique est […] de savoir […], comment donner un souffle [au discontinu]. La rhétorique classique a donné sa réponse, […] en édifiant une esthétique de la variation916 ». C’est

encore un genre qui n’est pas tellement reconnu comme tel à l’époque classique, car « la société tolère mal qu’on ajoute à la liberté qu’elle donne, une liberté qu’on prend917 ». Il est effectivement question

de liberté dans l’écriture de Marivaux. Elle remet en question le « protocole [de la littérature, qui] enferme l’être et le sens » de cette dernière. « Le livre est une messe dont il importe peu qu’elle soit dite avec piété, pourvu que tout s’y déroule dans l’ordre918 ». Paradoxalement, malgré l’apparent dé-

sordre du récit de L'Indigent philosophe de Marivaux, la désinvolture du narrateur est un leurre qui n’empêche pas le récit de se dérouler avec ordre. La fragmentation n’est donc pas synonyme d’inco- hérence. Cette forme a même le pouvoir de définir l’écrivain dans L'Indigent philosophe de Marivaux en ce qu’il « n’est pas défini par l’emploi des outils spécialisés qui affichent la littérature […] mais par le pouvoir de surprendre au détour d’une forme, […] c’est-à-dire d’un sens ». Dans ce cas, la forme a un pouvoir de « surprise. […] La forme guide, la forme veille, elle instruit, elle sait, elle

910 Les formes fragmentaires correspondent aux « formes, qui se caractérisent à la fois par leur incomplétude (en quoi

elles sont fragmentaires) et par leur brièveté (en quoi elles sont formes brèves). […] À l’instar du latin fragmentum (de

frangere = ‶briser″, ‶rompre″), fragment désigne ‶un morceau d’une chose qui a été brisée en éclats″ » (É. Littré, s. v. « Fragment », », Dictionnaire de la langue française, op. cit., URL : http://www.littre.org, consulté le 27 avril 2018.

Cité dans B. Roukhomovsky, Lire les formes brèves, Paris, Nathan, coll. « Université », 2001, p. 89-90.).

911 F. Jaouën, De l'art de plaire en petits morceaux. Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère, op. cit., p. 155.

912 M. Badufle, « Fragments et non-dits dans Mes Pensées de Montesquieu », dans P. Schnyder et F. Toudoire-Surlapierre

(dir.), De l’écriture et des fragments. Fragmentation et sciences humaines, op. cit., p. 315.

913 B. Parmentier, Le siècle des moralistes. De Montaigne à La Bruyère, op. cit., p. 18. 914 Id.

915 Ibid., p. 155.

916 R. Barthes, « Littérature et discontinu », dans Essais critiques, Paris, Seuil, coll. « Essais », [1964] 1981, p. 191-192. 917 Ibid., p. 181.

pense, elle engage919 » et elle inculque tous ces apprentissages à son lecteur, dont les auteurs attendent

de lui « les qualités du lecteur idéal ». On lui demande la qualité du « discernement, qui ne consiste pas à deviner les choses sous les mots, […] que le but n’est pas de déjouer l’illusion, mais d’en jouer et d’en être joué920 ».

L’écriture fragmentaire nécessite un montage de l’écrivain de toutes les séquences, qui créent le discontinu. Il « ne voit le sens des unités inertes […] qu’en les rapportant : l’œuvre a donc ce caractère à la fois ludique et sérieux qui marque toute grande question921 ». Ça serait donc la frag-

mentation du texte qui donnerait aux Journaux de Marivaux cette double visée à la fois polémique et didactique. Le lecteur, en étant provoqué par la forme du texte et son contenu, reçoit un double mes- sage. Cependant, le montage des séquences de l’énoncé, leur « discontinuité [peut être] constituante de sens922 ». Le montage programme alors « une dynamique de lecture et […] un certain nombre

d’effets […] conditionnent la production de sens923 ». Dans L'Indigent philosophe, la discontinuité

du texte tient « moins [de] la fragmentation que [du] renouvellement incessant de l’attaque » du lec- teur. Finalement, le livre n’est qu’un « objet que l’on fabrique, c’est-à-dire que l’on bricole à partir de matériaux discontinus924 ». L’écriture fragmentaire témoigne d’un choix de l’auteur. Il décide de

reconstituer les éléments discontinus en un tout, sans chercher à correspondre à la tradition. Quand il choisit un « usage approfondi […] du fragmentaire, [il] confèr[e] un élan dynamique à la production, l’écriture s’en trouve plus rythmique et le propos […] mémorable925 ». Marivaux a inscrit son œuvre

dans cette dynamique, il crée son rythme, sa cadence, toute théâtrale, cette esthétique naturelle et nouvelle, qui insinue la vie dans son œuvre et la transmet à son lecteur.

En définitive, avec L'Indigent philosophe, Marivaux reprend l’alliance des notions du pla- cere926 et du docere927, propre à l’esthétique classique, ce qui en fait l’héritier des moralistes comme

919 Ibid., p. 187.

920 F. Jaouën, De l'art de plaire en petits morceaux. Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère, op. cit., p. 33. 921 Ibid., p. 193.

922 M. Escola, La Bruyère. Rhétorique du discontinu, op. cit., p. 132. 923 Id.

924 Ibid., p. 183.

925 M. Badufle, « Fragments et non-dits dans Mes Pensées de Montesquieu », dans P. Schnyder et F. Toudoire-Surlapierre

(dir.), De l’écriture et des fragments. Fragmentation et sciences humaines, op. cit., p. 319.

926 « Plaire est à la fois une fin et un moyen de la rhétorique. […] La visée première de toute activité oratoire étant la

persuasion, le moyen, de loin le plus efficace, […] pour entraîner l’auditoire selon l’orientation que l’on veut est évidem- ment de lui plaire, c’est-à-dire de lui être agréable, de le charmer, de le séduire. Cette séduction est absolument amorale, tout en étant volontaire, déterminée et calculée. Elle s’appuie sur des qualités de mœurs, sur toutes les parties de l’art, […] mais spécialement sur l’ensemble des prestiges de l’élocution et du style en général. C’est relativement à cet enjeu de plaire que s’est progressivement constitué et augmenté l’ensemble […] des qualités comme l’élégance, le plaisant, l’in- géniosité, la raillerie. C’est par rapport à la même exigence que s’est diversement appréciée la hiérarchie […] des niveaux des styles et des genres » (G. Molinié et M. Aquien, Dictionnaire de rhétorique, op. cit., p. 314.).

927 Instruire le lecteur est « l’une des fins traditionnellement désignées à la rhétorique. […] Le principe posé est qu’il

existe une masse de connaissance objectives qu’il faut nécessairement porter à la connaissance du public avant toute autre considération, et qu’il revient à la rhétorique d’assumer cette tâche. […] L’intérêt de cette fonction rhétorique est son présupposé : on ne discute de manière civilisée, intelligente et utile que sur la base de connaissances préalablement bali- sées en commun » (Ibid., p. 206-207.).

La Fontaine. L’écriture du fabuliste, qui doit contrer la censure stricte du XVIIe siècle, utilise le « dé-

tour, voil[é], ironique [où] la vraie réflexion morale est cachée928 » tout en élaborant « une conception

positive du divertissement929 ». Le « ton amusé du badinage permet de faire passer comme si de rien

n’était une réflexion morale beaucoup plus profonde930 ». Telle est l’ambition des moralistes clas-

siques et après eux, celle de Marivaux. Le moraliste est un « auteur qui traite des mœurs, mais qui ne les considère par en tant qu’observateur impartial, puisque son but est d’enseigner931 ». Souvent, les

conversations transmettent leur enseignement, « sur le modèle du Courtisan, où la morale s’énonce dans le détour d’une fiction932 ». Marivaux apporte une visée didactique, assez feinte, aux Journaux,

grâce à l’esthétique conversationnelle, car elle « apparaît […] comme la méthode pédagogique la plus subtile, et la forme d’encyclopédie la plus complète sous son apparente discontinuité933 ». Marivaux,

dans le sillage de l’esthétique conversationnelle et de l’écriture fragmentaire des moralistes construit une relation particulière entre narrateur et lecteur, dont le cœur est bien de plaire et d’instruire.

928 A. Génetiot, Le Classicisme, op. cit., p. 169. 929 Id.

930 Ibid., p. 397.

931 L. Van Delft, Le Moraliste classique. Essai de définition et de typologie, op. cit., p. 18. 932 Ibid. p. 269.

933 M. Fumaroli, « La conversation », dans Trois institutions littéraires, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 1994,

BIBLIOGRAPHIE

1. Les Journaux de Marivaux