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4. Chapitre 3 : Analyse des données

5.2 Une structure profondément genrée

La salle de rédaction n’est pas un milieu neutre : les dynamiques de genre y sont nombreuses et se manifestent sous différentes formes. D’abord, les comportements machistes sont toujours présents : plus subtils qu’avant, ils restent partie intégrante du quotidien des femmes journalistes. Harcèlement sexuel, « double standard », réseaux informels et structure organisationnelle masculine comptent parmi les manifestations de ce machisme reconfiguré. Le harcèlement prend ainsi la forme de blagues à caractère sexuel ou de demandes de faveurs sexuelles de patrons envers de jeunes employées. Le « double standard » désavantage les femmes en ce qu’il exige d’elles plus d’efforts que de leurs collègues masculins pour obtenir la reconnaissance professionnelle : elles doivent en faire plus, et le faire mieux. Les réseaux informels, pour leur part, rendent la tâche difficile aux femmes cherchant à obtenir des promotions : en effet, les hommes se rencontrent hors des heures de travail, développant des affinités qui pourraient jouer dans l’attribution de postes de prestige ou de direction.

La structure même du journalisme est un désavantage criant pour les femmes : les horaires sont irréguliers et la disponibilité demandée, quasi permanente. Ces deux caractéristiques rendent la profession difficile pour les femmes, qui portent souvent la plus large part des tâches domestiques et familiales. Si elles obtiennent des postes de direction ou une spécialisation comme celle de correspondante à l’étranger, les exigences sont encore plus contraignantes. Entre vie de famille et vie professionnelle, le choix semble inévitable –et la conciliation presque impossible. Ainsi, la plupart des femmes obtenant des postes de direction les abandonnent peu après afin de consacrer plus de temps à leur famille; plusieurs femmes correspondantes quittent leurs fonctions pour avoir des enfants, ou refusent des affectations.

Par conséquent, le milieu journalistique est profondément genré, dans ses structures et dans sa culture : les dynamiques oppressives qui s’y déploient doivent être négociées avec soin par les femmes journalistes afin de tirer le meilleur de leur expérience professionnelle. La journaliste qui s’inscrit dans la stratégie du « one of the boys » se conforme aux normes masculines en vigueur pour s’extirper des stéréotypes féminins; celle qui

adopte le « one of the girls » cherche à modifier de l’intérieur les pratiques genrées, en subvertissant le modèle dominant; l’autre qui choisit la ghettoïsation accepte les stéréotypes en vigueur et répond aux attentes sexuées envers les femmes journalistes; enfin, celle qui utilise le retrait quitte la salle de nouvelle pour se lancer à son compte, en tant que journaliste indépendante. Ces stratégies remarquées dans la théorie et dans le discours de nos répondantes s’accompagnent d’autres moyens de négociation : la séduction et la « nunuche. » La première se produit lorsque la journaliste essaie de paraître le plus sympathique possible, en procédant à une certaine forme de séduction de son interlocuteur masculin. La « nunuche », elle, se fait passer pour plus ignorante qu’elle ne l’est, poussant ainsi sa source à lui dire tout ce qu’elle sait. Ces deux stratégies nous semblent particulièrement intéressantes puisqu’elles subvertissent les stéréotypes de la femme accueillante et de la femme un peu idiote pour les utiliser afin d’obtenir de l’information.

Une fois à l’étranger, ces stratégies sont aussi utilisées, mais elles prennent un sens différent. Les dynamiques genrées oppressives dans les sociétés d’accueil adoptent le plus souvent l’allure d’avantages : les femmes journalistes paraissent plus sympathiques et moins menaçantes que leurs collègues masculins, ce qui leur donne un accès plus facile aux sources, entre autres aux femmes. Cette perception leur permet aussi de profiter de la protection de certains hommes, voire d’obtenir de leur part des autorisations que leurs collègues masculins se voient refusées.

Par contre, des inconvénients émergent aussi des dynamiques de genre une fois hors du pays : en effet, la femme doit souvent composer avec le harcèlement sexuel, en plus de se conformer à un habillement genré afin de réaliser son travail. Aussi, elle rencontre parfois des difficultés dans les relations avec son fixeur, qui la considère comme inférieure. Les questions à propos de son état civil sont légion, et, si elle est célibataire ou non mariée, elle doit souvent mentir pour se protéger en affirmant qu’elle est mariée.

Qu’elles se présentent comme des avantages ou des inconvénients, les dynamiques genrées colorent l’expérience vécue par les journalistes québécoises correspondantes à l’étranger. Il est important de rappeler ici que toutes nos répondantes n’ont pas remarqué les mêmes éléments dans leur pratique professionnelle, la perception des dynamiques de genre étant subjective et variable. Ces différences de perception individuelles nous semblent particulièrement importantes dans notre échantillon : certaines femmes, ayant travaillé pour le même média durant la même période, ont tenu un discours tout à fait différent. Cela nous semble l’indice des différentes manières de négocier le genre selon les stratégies énoncées plus haut. Les différentes avenues de négociation du genre expliquent en partie les variations dans la perception des dynamiques inégalitaires. Le genre colore de plusieurs manières l’expérience de nos informatrices. D’abord, en tant que construction sociale, il varie d’une société à l’autre. Lors d’assignations à l’étranger ou dans la salle de rédaction, il ne prend pas le même sens, et ne se manifeste pas de la même manière. Ensuite, en tant que processus relationnel, il souligne les différences sexuées attendues des hommes et des femmes dans leur milieu professionnel. Nous avons ainsi pu remarquer que le style d’écriture attendu des journalistes varie selon qu’ils

soient femmes ou hommes. De plus, les comportements masculinisés attendus des journalistes ne seront pas perçus de la même manière selon qu’ils sont adoptés par un homme ou une femme : l’homme sera accepté comme tel, alors que la femme pourrait être perçue comme trop agressive ou masculine, et donc, dévalorisée. De plus, le genre en tant que rapport de pouvoir teinte fortement toutes les interactions dans la salle de rédaction et à l’étranger : le plus souvent, ce sont les hommes qui se retrouvent dans une position hiérarchique supérieure et utilisent leur pouvoir au détriment des femmes, la plupart du temps reléguées à des postes inférieurs. Même lorsqu’elles se trouvent en position de pouvoir, leur autorité est sapée par leurs collègues. Enfin, en tant que rapport social intersectionnel, le genre a un impact variable selon les contextes : le plus souvent, il s’imbrique à d’autres rapports d’oppression comme l’état civil ou l’âge pour créer une situation de domination particulière, entraînant des conséquences variables pour les correspondantes. Ainsi, le genre teinte de différentes manières l’expérience vécue par les femmes journalistes, tant dans la salle de nouvelles que lors d’affectations à l’étranger.