• Aucun résultat trouvé

4. Chapitre 3 : Analyse des données

5.3 Des reculs inquiétants

Enfin, il nous semble primordial de revenir sur la fragilité des progrès réalisés dans les salles de rédaction. Nos répondantes les plus âgées reconnaissent qu’il y a eu des avancées quant au sexisme dans la salle de rédaction, mais elles craignent les reculs.

En cette période d’austérité et de remise en question dans les médias, la situation des femmes semble particulièrement précaire. En effet, lors de compressions budgétaires, il est commun de revenir à des modèles éprouvés, dont le succès paraît garanti. Comme le journalisme est traditionnellement considéré masculin, il serait dans l’ordre des choses pour les directions de l’information de revenir au modèle masculin et d’engager plus d’hommes, ou de leur offrir plus de promotions qu’aux femmes. Engager des femmes, dans des circonstances pareilles, reviendrait à courir le risque d’une nouvelle avenue : or, en période de compressions budgétaires, la prudence est de mise.

Ce retour à un modèle masculin semble bien illustré par le cas de Raymond Saint-Pierre. Ce journaliste d’expérience, travaillant à Radio-Canada depuis de nombreuses années, a obtenu en mai 2015 le poste de correspondant à Moscou. Or, la direction de Radio-Canada a nommé Saint-Pierre sans se plier au processus de sélection habituel, non obligatoire mais usuel depuis plus de 20 ans : « Le nouveau correspondant vient d’être désigné par la direction après le retrait de deux affichages de poste en juin et décembre [2014]. Des collègues de la salle de rédaction de Montréal parlent d’une décision "arbitraire" et de "favoritisme" » (Baillargeon, Le Devoir : 2015). Le processus de nomination avorté a soulevé l’ire du syndicat des employés de Radio-Canada, qui a dénoncé l’absence d’entrevues avec les cinq candidats en lice pour le poste.

Cette embauche, si elle peut s’expliquer par différents retards dans le processus de nomination, selon la direction de Radio-Canada (Baillargeon, Le Devoir : 2015), nous ramène tout de même à la question de

l’audace et du conservatisme dans une période de compression. M. Saint-Pierre est compétent, personne n’en doute : mais pourquoi ne pas donner sa chance à un jeune journaliste, ou à une femme? À notre avis, cela va au-delà de l’anecdote, et rappelle que les journalistes peuvent rencontrer des contraintes dans leur parcours professionnel qui relèvent moins de leurs choix personnels que de dynamiques organisationnelles et institutionnelles genrées.

Cette nomination est d’autant plus inquiétante que les femmes correspondantes sont littéralement disparues des ondes de Radio-Canada : sur sept correspondants, on compte une seule femme, Marie-Ève Bédard, assignée au Moyen-Orient (Baillargeon, Le Devoir : 2015). Au milieu des années 2000, c’était tout l’inverse : la société d’État comptait plusieurs femmes correspondantes, dont Alexandra Szacka en Russie, Joyce Napier à Washington et Sophie Langlois en Afrique. Ces femmes sont désormais assignées à des reportages nationaux, voire disparues des ondes, alors que des hommes ont été promus à des postes à l’étranger. Or, si le journalisme veut réellement se tirer de la crise dans laquelle il s’enfonce depuis une dizaine d’années, il lui faudra se tourner vers d’autres avenues que la simple multiplication des plateformes et l’information numérique. Ces temps difficiles peuvent devenir une ouverture pour l’essai de nouvelles formules : puisque le modèle traditionnel ne fonctionne plus, pourquoi ne pas en créer un nouveau? La manière de faire décrite par nos répondantes (approche plus humaine, journaliste subjectif créateur d’empathie, multiplication des voix) représente une avenue novatrice pour le journalisme, qui pourrait rejoindre un plus grand public, en intéressant davantage de femmes à l’information, en amenant à une compréhension plus riche des événements et en répondant au critère d’équité, multipliant les points de vue, plutôt qu’à celui d’objectivité, réduisant les perspectives à deux opinions opposées. Qui sait si ce « nouveau » journalisme défendu par plusieurs des femmes que nous avons interviewées n’est pas la voie de sortie de crise espérée par les médias traditionnels? Tant qu’une entreprise de presse n’aura pas trouvé l’audace de mettre à l’épreuve le journalisme « féminin », il sera impossible de le savoir.

Nous espérons avec cette analyse avoir fait la lumière sur les dynamiques genrées, voire sexistes, en journalisme et avoir contribué à la réflexion sur la structure de ce milieu professionnel. Le journalisme n’est pas une sphère professionnelle neutre : il est stéréotypé, typifié, genré dans tous ses aspects, et les dynamiques oppressives qui s’y déploient teintent l’expérience des femmes et des hommes qui le pratiquent. Les femmes, spécialement, se retrouvent souvent dans des situations où elles doivent doublement prouver leur compétence et jouer du coude pour obtenir leur place. À l’heure où les femmes en journalisme sont de plus en plus nombreuses, mais où cette tendance amorce peut-être un recul, il est plus que jamais primordial d’examiner et de critiquer les aspects structurels du journalisme pour le rendre plus adapté aux femmes. En conclusion, nous nous permettons d’espérer que les journalistes sauront négocier les enjeux du genre pour en arriver à une situation plus égalitaire et plus neutre pour les femmes et les hommes. Nous nous permettons de croire qu’ils sauront faire de leur milieu professionnel un espace neutre, où les normes journalistiques

seront déterminées non pas par les idéaux traditionnels masculins mais construites et négociées par tous les professionnels de l’information, pour transformer le journalisme en un espace où l’équilibre serait enfin possible entre subjectivité et objectivité. Plus encore, nous osons espérer qu’un jour, le journalisme deviendra un espace professionnel neutre où hommes et femmes bénéficieront de chances égales et s’épanouiront en tant que journalistes compétents et reconnus.