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A. L’ACTION

3. Une structure organique

L’intégration « organique » de la scène d’action au récit, c’est le passage imprévisible, sans rupture apparente, de la continuité narrative au spectaculaire, du calme à la tempête, de la marche à la course. La poursuite en voiture de French Connection débute de façon soudaine : lorsque Popeye Doyle rentre chez lui, un tireur caché sur le toit d’un immeuble voisin ouvre le feu sur lui et touche une passante. Popeye se lance à sa poursuite, d’abord dans la rue puis dans le métro et enfin au volant d’une voiture, tentant de rattraper le métro aérien dans lequel s’est réfugié le tireur. La scène est régie par le régime de la « surprise » qu’Hitchcock opposait à celui du « suspense »137

. Ce dernier repose sur des effets d’annonce qui sont autant de signes au spectateur qu’il va se passer quelque chose. L’effet de surprise est lui à la fois un élément de rupture, de basculement soudain dans le registre du spectaculaire. C’est aussi un moyen de présenter l’action comme un prolongement direct d’un événement du quotidien, un événement a priori mineur du récit (le policier rentre chez lui). L’expansion progressive de la scène, d’un coup de feu tiré en pleine rue à une longue poursuite automobile au milieu de la foule, est justifiée par la rage de Popeye qui fait progresser la scène par à- coups imprévisibles.

Figure 74 – Bullitt Figure 75 - Franch Connection

Cette scène repose sur l’interaction entre la poursuite (régime du spectaculaire) et le quotidien de la ville (cadre du récit). La ligne droite pulsionnelle de la voiture de Popeye s’oppose au long détour effectué par celle de Steve McQueen dans Bullitt, la confrontation avec le réel contre son contournement. Selon William Friedkin, « dans mes séquences de

poursuite, il y a toujours des gens dans le cadre qui participent à l’action et qui se retrouvent en danger. Tandis que dans celle de Bullitt, les rues ont été vidées. […] J’ai tourné la poursuite de French Connection contre celle de Bullitt, à la Contre Sainte-Beuve si vous voulez »138. Il résulte de ces traitements opposés d’un même motif deux sentiments contraires :

137 François Truffaut op.cit., p.54. 138

alors que la poursuite de Bullitt repose sur une sensation d’étirement du temps et de l’espace presque onirique et tend vers l’abstraction à force de se prolonger sans finalité, celle de French Connection agit comme une convulsion, prend la réalité à bras le corps et fonce droit à travers elle. Il n’y a pas de réalisme dans le cinéma d’action, seulement une recréation fantasmée du monde sur le mode du spectaculaire. Il n’en reste pas moins qu’il est possible de communiquer une impression de réalité en traitant, comme dans French Connection, la scène d’action sur le même niveau « axiologique » que le récit, en montrant celle-ci interagir avec les décors de notre quotidien, plutôt que les contourner comme le fait la voiture de Steve McQueen dans Bullitt.

Figure 76 - Point Break

Dans Point Break, la course poursuite à pied entre Johnny Utah (Keanu Reeves) et Bohdi (Patrick Swayze) traverse un quartier résidentiel et les personnages doivent composer avec les éléments du quotidien auxquels ils se heurtent : « En opposition aux grands espaces

des scènes de surf et de parachute, le conflit est ramené à sa dimension intime, domestique »139. Traversant jardins et pavillons de banlieue, Bohdi et Utah interrompent le quotidien des riverains : ils évitent des enfants à vélo, se prennent les pieds dans une piscine en plastique, heurtent une femme qui arrose son jardin. Une autre femme se jette sur Utah avec un balai lorsqu’il pénètre dans sa maison et Bohdi attrape un chien et le lance sur le policier pour le ralentir. Ces saynètes domestiques sont autant de poches sédentaires de récit qui sont percées et traversées par l’action, la course des deux personnages. La poursuite est un

« moment démocratique »140 qui met en crise l’espace quotidien par sa violence dynamique mais qui, en un même mouvement, relie entre elles des portions déconnectées de l’espace public et leur population. « En passant en continu d’une backstreet sordide au hall d’un hôtel

luxueux, d’une propriété privée à un terrain vague, la poursuite brave en effet les frontières physiques et sociales, et se dresse contre cette topographie urbaine qui reproduit, voire

139 Stéphane du Mesnildot, « Bohdi Double ». Nicole Brenez et Sébastien Clergé [dir.], op. cit., p.214.

140 Jean-Baptiste Thoret, « Poursuite ». Thierry Jousse et Thierry Paquot [dir.], La Ville au cinéma, Paris,

amplifie, les différences culturelles, économiques et ethniques »141. La scène d’action n’est alors plus simplement intégrée au récit, elle devient le moteur même de la narration, celui sans qui le monde de la fiction resterait figé.

Au contournement de Bullitt (fuir la ville et la réalité, pour offrir une action libérée de toute motivation et de toute contrainte), Utah et Bohdi (comme de nombreux autres héros de film d’action) opposent une stratégie du choc et surtout de l’adaptation : ils se heurtent au monde « réel » du récit et composent avec lui en le réinventant. Le quartier résidentiel devient un labyrinthe et un terrain de sport où les barrières qui séparent les petits jardins sont autant de haies que les personnages doivent sauter dans leur course. Dès que les personnages approchent des maisons, l’espace se réduit : il est enclavé par les clôtures des jardins, alors que l’architecture basse et horizontale de ce type de lotissements est censée privilégier l’espace. Les clôtures dessinent à l’écran des lignes de fuite, des ruelles dans lesquelles Utah et Bohdi s’engouffrent sans distinguer leur direction. L’espace devient un labyrinthe symbolique dans lequel se cristallise la relation entre les deux personnages. Leur amitié, contrariée par leur véritable identité (l’un est un braqueur de banques, l’autre un policier infiltré) justifie ce jeu de poursuite et d’évitement dans un espace lui aussi multiple, tout en recoins et en chausse-trapes. Le décor se transforme pour accueillir la scène d’action qui continue de reposer sur un basculement dans un autre monde, une nouvelle configuration de l’espace, mais la course des personnages unifie l’espace-temps dans le flux de l’action et crée une impression de simultanéité du récit et de l’action spectaculaire.

De même dans Une journée en enfer, les scènes d’action ne reposent plus sur un glissement du quotidien dans une autre dimension mais au contraire sur l’irruption du spectaculaire au milieu de la diégèse quotidienne. Le film s’ouvre sur des images de New York au petit matin. La ville s’éveille, la caméra s’attarde sur la circulation routière, les habitants qui vaquent à leurs occupations, se rendent à leur travail : des embryons de récit pris sur le vif à la manière d’un documentariste. Soudain, une gigantesque explosion met brutalement un terme à cette insouciance, dont la force est d’être filmée par McTiernan dans la continuité spatio-temporelle de ce qui a précédé : l’attentat n’est plus un moment de suspension spectaculaire (ce qu’étaient les explosions de Piège de Cristal) mais un accident du réel, une étape du récit plutôt qu’un basculement dans une contemplation non-narrative. Tout au long du film, McTiernan travaille de même à intégrer ses scènes d’action au sein d’une continuité réaliste de l’espace et du temps : le récit se déroule en une journée à New

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York, dont la topographie est respectée jusque dans la durée des trajets et les difficultés de circulation entre chaque lieu. Cela concourt à donner une impression de temps réel, plus peut- être que dans la série 24 Heures chrono qui se déroule explicitement en temps réel mais où les déplacements des personnages sont souvent éludés par les coupures publicitaires142 (chaque épisode dure 45 minutes mais couvre une durée d’une heure en incluant la publicité).

Figure 77 - Une journée en enfer

Dans Une journée en enfer, John McClane et Zeus Carver (Samuel L. Jackson), persuadés qu’une bombe va exploser en pleine rue (explosion qui cette fois-ci n’aura pas lieu), tentent d’avertir les passants du danger mais se heurtent à leur incompréhension : les deux héros sont pris au mieux pour des acteurs en pleine performance, au pire pour des vagabonds grisés par l’alcool ; un passant daigne leur lancer de la menue monnaie. Au-delà du désamorçage humoristique d’une situation potentiellement tragique, la scène sert à McTiernan à montrer que, contrairement aux rues désertées de Bullitt, son film s’inscrit dans un quotidien grouillant de vie qui n’est pas préparé à l’irruption de la scène d’action et en nie la réalité par le rire. La foule dans Une journée en enfer, comme celle de French Connection, n’est pas traitée comme une masse indifférenciée aux déplacements chorégraphiés, mais comme une entité vivante et indépendante qui interagit de façon imprévisible avec le cours du récit. Tout au long du film, les héros doivent composer avec cette foule de badauds ou d’automobilistes qui gênent leur progression à l’intérieur d’une rame de métro ou sur un axe routier.

A l’adaptation quasi-immédiate de McClane aux exigences de l’action dans Piège de cristal, Une journée en enfer répond par la désorganisation et la désorientation constante des personnages. La mise en scène s’inspire de la forme et des techniques du documentaire : usage de la caméra portée, brusquerie des raccords, photographie en lumière naturelle... Une journée en enfer travaille à abolir la frontière entre récit et action en faisant de celle-ci non plus un moment privilégié au sein d’une continuité linéaire mais bien une modalité du récit

142 Bien que reposant sur une narration linéaire en temps réel et à points de vue multiples, 24 Heures chrono

ressemble aussi parfois à une juxtaposition d’épisodes centrés sur une action unique à accomplir en une durée limitée, avant la fin de l’épisode : une scène d’action est alors circonscrite à un cadre spatio-temporel calibré

(presque) comme les autres. Une fois posée cette indifférenciation de l’action et du récit, les exploits de John McClane peuvent surpasser en improbabilité ceux des opus précédents (il se maintient en équilibre sur le toit d’un camion submergé par une gigantesque vague), ils n’en restent pas moins perçus comme réalistes puisque se déroulant au même niveau axiologique que les images du quotidien qui ouvrent le film. Le renouvellement stylistique de la scène d’action proposé par McTiernan sur Une journée en enfer fait école, par exemple chez Paul Greengrass qui, dans les deux épisodes de la série des Jason Bourne réalisés par ses soins, ne cesse de plonger son héros au cœur d’une foule compacte et indépendante qui interagit de façon arbitraire avec les déplacements spectaculaires du héros : les usagers de la gare de Waterloo ou les habitants de Tanger dans La Vengeance dans la peau.

Figure 78 - Une journée en enfer Figure 79 - La Vengeance dans la peau

Lorsqu’il choisit de filmer la première scène d’action de La Guerre des mondes (2005) en un long plan mobile qui suit la course de Ray Ferrier (Tom Cruise) au milieu d’une foule paniquée, soufflée par le rayon désintégrateur des tripodes extraterrestres, Steven Spielberg affirme lui aussi sa volonté de traiter l’action de façon linéaire, organiquement liée aux scènes d’exposition qui ont précédé. La fuite des humains poursuivis par les machines est filmée au ras du sol en un travelling truqué (la caméra tourne autour des fuyards, passe à travers le mur d’un magasin dans lequel s’engouffre Ray,…) qui met en relation, au sein même du plan et sans recours au montage, l’ordinaire et l’extraordinaire, les humains et leurs gigantesques poursuivants. Il n’y a plus d’alternance entre l’intime et le spectaculaire, le récit et l’action, mais leur coexistence dynamique au cœur de la même image en mouvement.

Figure 80 - La Guerre des mondes

La dynamique de ce long plan prolonge le travail du Steadicam dans les poursuites à pied de Point Break ou Matrix pour transmettre le mouvement et le rythme de la course des fuyards : l’action n’est plus simplement l’objet du plan, son contenu, mais bel et bien son sujet, un principe de mise en scène.

Avec ces longs plans numériques, la scène d’action ne se pense plus sur le mode de la rupture mais du lien, dans la continuité de la situation d’origine : l’image s’enroule ou se déploie autour de l’action, en épouse tous les détails. Le déplacement de la caméra devient un équivalent de la linéarité de l’axe temporel sur lequel l’action prend place à la suite de la narration qui l’encadre. Le paradoxe n’est pas nouveau : le trucage offre un gain de réalisme, du moins de sensation de réalité. Lorsque, dans la voiture de Ray Ferrier fuyant la catastrophe, sa petite fille est prise d’une crise d’hystérie, Spielberg utilise une seconde fois un plan-séquence truqué qui lui permet de rendre la scène dramatique dans son intégralité et son urgence, comme en direct, tout en la dynamisant par d’incessant effets de va-et-vient entre l’intérieur et l’extérieur de la voiture : la caméra est un personnage à part entière, un point de vue parfaitement libre qui tourne autour du véhicule, en traverse les parois pour approcher au plus près les personnages, avant de s’en éloigner à nouveau. L’esthétique du cinéma d’action et ses enjeux formels (liberté et fluidité du mouvement, expérimentation technologique…) sont appliqués à une scène dramatique. Le récit n’est plus seulement juxtaposé à un cadre spectaculaire (l’exode de la population américaine suite à l’attaque extraterrestre) mais lié organiquement à lui.

On retrouve dans Hellboy de Guillermo Del Toro (2004), une semblable recherche de fluidité permettant à la scène d’action de fusionner avec le récit, de devenir du récit. Ainsi lors de la première confrontation entre Hellboy et le démon Samael. La scène, ou plutôt l’assemblage de séquences, se construit sur une poursuite, un trajet dans l’espace de la salle du musée dans lequel Samael apparaît aux couloirs du métro où Hellboy le poursuit, en passant par les rues de la ville qui relient ces deux espaces. Chaque segment est relié au précédent par le motif de la chute. Au musée, Hellboy est projeté dans le vide par Samael (la caméra accompagne le personnage dans sa chute en un mouvement impossible réalisé par ordinateur : ce plan-séquence devient l’image même de la liaison entre les fragments). Pour accéder aux tunnels du métro dans lesquels se cache Samael, Hellboy doit encore sauter dans le vide, passer de la rue au sous-sol, d’une strate spatiale à une autre. A l’image de la poursuite de Point Break ou de la fin de Matrix, cette poursuite établit une continuité entre des espaces hétérogènes et la progression spatiale propre à la scène d’action se double d’une progression dans le récit. Nous n’assistons plus à une succession de scènes d’action

« statiques », cantonnées à un lieu et un espace-temps unique (le musée, la rue, le métro) mais devant la somme de tous ces lieux fondus dans un seul espace-temps au présent. Tout se déroule sur la même ligne, tant narrative que visuelle, en un même souffle.

Déjà, en 1979, Walter Hill structurait ses Guerriers de la nuit autour d’une unique poursuite. Le récit se fond dans la course, est pris en charge par une longue scène d’action, elle-même entrecoupée de scènes d’actions plus ponctuelles et « fixes ». Les affrontements entre les Warriors et les autres gangs ou la police, au coin d’une rue ou dans les toilettes du métro, sont autant de « niveaux » ou de « plateaux » (pour reprendre la terminologie du jeu vidéo) inscrits dans un ensemble plus large. Comme plus tard dans Une journée en enfer, La Vengeance dans la peau, Matrix ou Hellboy, traverser au pas de course tout ou une partie de la ville devient le moteur narratif qui fait se fondre le récit et l’action.

La caméra est comme reliée de façon organique au personnage dont elle retranscrit la fluidité des mouvements et l’interaction avec le monde qui l’entoure : le héros d’action est intégré dans le temps présent, un espace-temps réaliste et spectaculaire à la fois. Plus précisément, le héros plonge par sa seule présence l’espace-temps quotidien, référentiel et romanesque dans le régime du spectaculaire. Lorsqu’elle est libérée de l’obligation de suivre un personnage précis, la caméra évolue librement dans l’espace et le temps, dessinant des trajectoires spectaculaires qui réunissent plusieurs fragments narratifs. « Dans beaucoup de

films d’action des années 90, comme Armageddon (Michael Bay, 1998), nombreux sont les moments où les élévations de caméra à la dolly se succèdent et s’enchaînent, mêlant différents personnages dans différents lieux, voire différents temps, en un même mouvement. Par exemple, un travelling vertical dans une salle de contrôle s’enchaîne par coupe franche sur un travelling de direction semblable ou opposée à l’intérieur du vaisseau spatial où Bruce Willis est en route vers la comète. Ces enchaînements permanents de mouvements entre les scènes sur terre et les scènes dans l’espace servent à montrer l’élan de solidarité et de communication qui unit les humains, et en même temps à supprimer toute impression de gouffre, de disparité entre intérieur et extérieur, scènes avec maquettes et scènes et décor. Enfin, la caméra de James Cameron, dans Titanic, ne cesse de tourner autour de sa maquette géante, réelle ou virtuelle, comme pour réunir en un seul mouvement tous les personnages et toutes les petites histoires dans la grande histoire. C’est la forme moderne du montage unanimiste des années 20. »143 Les déplacements de la caméra sont par eux-mêmes une action spectaculaire liée organiquement au récit du film qu’elle nous fait découvrir. L’image

143 Michel Chion, Technique et création au cinéma. Le livre des images et des sons, Paris, ESEC Éditions,

spectaculaire n’est plus opposée au récit puisqu’elle prend en charge la narration en réunissant des espaces (et parfois des temporalités, comme on va le voir avec Speed Racer) hétérogènes. Les deux modes du récit, le romanesque et le spectaculaire, fusionnent. La mise en scène spectaculaire devient un moteur narratif, organise l’enchaînement des situations et la succession des espaces grâce à des motifs visuels comme les transitions truquées (effets de volet, split screen et autres transitions dessinées) de Star Wars, Speed Racer, Spider-Man (Sam Raimi, 2002) ou Hulk. La narration repose alors moins sur des connexions verbales que sur une succession d’images dynamiques et synthétiques qui, dans Speed Racer, relient de manière organique le passé et le présent, la réalité et le fantasme, dans la trajectoire de voitures ultra-rapides : c’est grâce à l’action spectaculaire, au travers d’elle, que le récit se découvre.

Figure 81 - Speed Racer

Le film des frères Wachowski s’organise autour d’une succession de courses automobiles comptant toutes pour le même championnat : la discontinuité des épreuves est compensée par leur enjeu dramatique commun (la quête de Speed [Emile Hirsch]), par une expansion progressive de l’univers (du « petit » circuit sur lequel débute le film au rallye dans le désert, puis au grand stade de la séquence finale), ainsi que par une accentuation des possibles plastiques des courses (de plus en plus rapides et picturalement abstraites). La discontinuité du spectaculaire est inscrite dans un mouvement continu. C’est ce qu’expose la première séquence du film qui, longue de quinze minutes, se compose à la fois, du point de

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