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La structure des opportunités et des contraintes des migrations

Chapitre 1. La problématique théorique: le concept de «carrière

3. Deuxième partie: reconstruction du concept de carrière pour le champ des

3.3. L’analyse multi-niveaux des carrières migratoires

3.3.2. La structure des opportunités et des contraintes des migrations

Selon Dassetto (2001: 40), «les explications du phénomène migratoire peuvent être structurelles, [tandis que] d’autres font appel aux indivi- dus, à leurs projets, à leurs calculs». Waters et Jiménez (2005) réaffir- ment la nécessité de prendre en compte le niveau d’analyse macro si l’on veut saisir la logique actuelle de l’installation des migrants dans leurs sociétés d’accueil. Les facteurs structurels peuvent expliquer le choix résidentiel des migrants (Massey et al., 2002) et la nature de leurs activités transnationales (Guarnizo et al., 2003),

Pour Richmond (1988: 15), «la relation entre les contraintes structurel- les et le choix individuel est un problème central de la théorie sociologi- que (....)». Il récuse la pertinence de la distinction entre migrations volontaires et involontaires, et, comme Giddens, il propose de rendre compatible la reconnaissance des contraintes structurelles avec une vision volontariste de l’action humaine8. Pourtant Silverstein (2005) démontre que la définition dominante des migrations, celle des Nations Unies de 1953, pose qu’il s’agit d’un mouvement non contraint de per- sonnes à travers des frontières internationales. Cette définition est à l’origine de la distinction juridique opérée aujourd’hui entre les migrants économiques et les réfugiés politiques, justifiant l’institution par les Etats accueillants de régimes juridiques distincts pour les deux catégories. Richmond (1988:17) souligne utilement que tout comporte- ment humain est contraint par un processus de structuration. Aussi, au lieu d’opposer structure (migration involontaire) et choix individuel (migration volontaire), il est plus approprié de considérer que toute action humaine est porteuse à la fois d’un certain degré de contrainte et d’un certain degré de liberté. Il est nécessaire de se détacher d’une vision du migrant comme totalement contraint ou, au contraire, totale-

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Voir point 3.2.4.

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Cette vision se réfère à la libre capacité de l’acteur à faire des choix malgré la contrainte, à l’autonomie de l’individu malgré les limitations des conditions matérielles et idéologiques.

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ment libre dans ses choix. Le constat établi dans la Première partie, selon lequel le structurel est à la fois contraignant et habilitant (Giddens, 2005: 75) est valable pour le champ des migrations (Richmond, 1988). Autrement dit, «dans la décision [de migrer] se dissimulent à la fois la liberté et la contrainte» (Begag, 1988: 200).

Concrètement, que peut-on considérer comme constitutif du niveau structurel? Sewell (1992: 16-17) défend l’idée d’une véritable multiplici- té des structures: différents types de structures existent à différents niveaux, opérant selon différentes modalités. Toutes ne sont pas homo- gènes, elles varient selon différentes sphères institutionnelles (par exemple la famille, la religion, l’esthétique, l’éducation, etc.) avec leurs logiques et leurs dynamiques propres. Cette multiplicité s’observe dans le champ migratoire puisque «dans le monde moderne (...) la majorité des mouvements de population sont une réponse complexe à la réalité d’une société globale dans laquelle les déterminants ethniques, reli- gieux, sociaux, économiques et politiques sont inextricablement liés ensemble» (Richmond, 1988: 20). Dans le même ordre d’idée, Sayad (1991: 15) décrit l’immigration comme un «fait social total», qui exige de parler de la société dans son ensemble.

Ainsi, au niveau économique il y a une relation entre le processus actuel de restructuration économique globale («mondialisation») et la dynamique migratoire internationale contemporaine (Hamilton et Stoltz-Chinchilla, 1996). Le besoin de travailleurs dans les économies des pays de réception est depuis des décennies un facteur régulant les flux migratoires. Si ce facteur se conjugue aujourd’hui à l’émergence d’autres facteurs, notamment issus de la transformation politique et socio-économique des pays d’origine, il influe toujours, par exemple sur les destinations finales des migrants (Geets et al., 2006: 20). L’oppo- sition, dans les pays d’immigration, entre marché du travail qualifié et marché du travail sous-qualifié détermine partiellement le processus migratoire contemporain (Sayad, 1991: 111). Le contexte politique est également un élément important de la structure d’opportunité. Il faut, par exemple, mentionner l’européanisation des politiques migratoires comme l’une des évolutions principales du cadre politique des migra- tions contemporaines vers l’Europe (Rodier, 2002; Delouvin, 2003; Delouvin et al., 2002; Chemillier-Gendreau, 2002; Martiniello, 2001 et 2006).

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3.3.3. La structure des opportunités et des contraintes des migrations en Belgique

La recherche portant sur les nouvelles migrations en Belgique, elle s’est focalisée sur la structure des opportunités spécifique au contexte belge, et ce bien que sur divers aspects la dimension européenne soit prépon- dérante. Pécoud (2004) fournit un découpage utile au débroussaille- ment de la structure d’opportunité belge: d’une part, «l’environnement politico-légal» (cadres juridiques et institutionnels) et, d’autre part, «l’environnement économico-institutionnel» (régulations institution- nelles des activités économiques par l’Etat et les partenaires sociaux). Dans le premier volet politico-légal, l’Etat est un acteur clé puisqu’il structure le contexte de réception des migrants, il agit comme média- teur des forces globales entraînant les courants migratoires internatio- naux et crée les différentes catégories de migrants ainsi que les différen- tes formes de citoyenneté sociale qui en découlent (Hein, 1993). En d’autres termes, une «émigration est toujours plus ou moins possible selon les cadres politiques institutionnels dans lesquels elle se réalise» (Dassetto, 2001: 48). Pour ce qui concerne la question de la politique d’immigration, certains dispositifs légaux dépendent également à pré- sent de directives européennes (regroupement familial, ressortissants des pays tiers résidents de longue durée). La politique nationale de l’asile constitue un autre élément de la structure des opportunités des migrations. Enfin, les politiques d’intégration des diverses Régions compétentes en la matière offrent «des politiques différentes d’intégra- tion des populations d’origine immigrée», et ce, en raison «de la conception politiquement prédominante de la nation dans chacune des deux grandes régions du pays» (Martiniello, 1995: 24). La disparité régionale s’est accentuée ces dernières années, notamment en Flandre avec l’instauration de l’inburgering qui constitue un cadre institutionnel spécifique (Geets et al., 2006: 56-64). La Région wallonne et la Région de Bruxelles-Capitale présentent des cadres institutionnels particuliers (Martiniello et al., 2007). Cette hétérogénéité des dispositifs d’intégra- tion a son importance pour la carrière de migrant puisque «la question n’est pas de savoir si le candidat possède un trait spécifique (...) mais si ces traits peuvent être assimilés par les institutions spécifiques» (Hall, 1948: 332). En effet, ces institutions sont «en partie des formes dans les- quelles les actions et comportements collectifs se perpétuent. Au cours d’une carrière, la personne trouve sa place à l’intérieur de ces formes,

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elle poursuit sa vie active en référence aux autres, et interprète le sens de sa vie» (Hughes, 1937: 413).

Le second volet économico-institutionnel concerne prioritairement le marché du travail belge. La politique belge d’immigration est influen- cée par les exigences du système économique mondial. Alors que sa politique d’accès au territoire et de séjour est restrictive, la Belgique adopte une certaine tolérance vis-à-vis des sans-papiers au travail en raison des exigences que la concurrence internationale impose (Adam

et al., 2002). Ce qui permet d’expliquer en partie un certain délaisse-

ment du secteur formel au profit du secteur informel (Geets et al., 2006: 20-21), et ce même dans le chef des migrants ayant un accès légal au travail. Le maintien des nouveaux migrants dans un statut de séjour irrégulier ou précaire constitue une composante de la politique belge d’immigration malgré des volontés d’instaurer de nouvelles régula- tions de main-d’œuvre (Rea, 2006).

Si les migrants continuent d’occuper les emplois et les statuts socio-pro- fessionnels que les nationaux délaissent (Geets et al., 2006: 17), la situa- tion a bien changé par rapport à l’époque des migrations ordonnées. Les interprétations des migrations du travail de l’époque fordiste (1947- 1974) fondé sur la théorie de la segmentation du marché de l’emploi ne sont plus opérationnelles. Piore (1979) relevait l’existence d’un double marché de l’emploi: le secteur primaire propose des postes de travail qualifiés, bien rémunérés et relativement stables alors que le secteur secondaire emploie surtout des personnes peu qualifiées, mal payés, flexibles. L’existence de ce double marché du travail explique pourquoi il y a des appels de main-d’œuvre immigrée même en période de chô- mage. En cette période post-fordiste, le marché de l’emploi immigré est confronté à un double mouvement: celui de la balkanisation du marché du travail (Kerr, 1977) qui résulte des règles institutionnelles qui le compartimente et celui de la multiplication des segments des 3-D Jobs (Dirty, Demanding and Dangerous) pour lesquels on fait appel à l’immi- gration (Castles, 2002). La combinaison de ces deux mouvements confi- gure la structure des opportunités actuelles de l’immigration de travail. La forme du travail immigré se diversifie très largement par rapport à l’idéal-type du Gästarbeiter. La balkanisation du travail immigré se véri- fie par la multiplicité des formes qu’il prend: permis de travail, travail saisonnier, sous-traitance, détachement de main-d’œuvre, faux indé- pendants, travail illégal, etc. Si l’immigration de travail ne se résume

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pas à l’embauche de travailleurs en situation irrégulière, cette forme devient l’archétype extrême de la dérégulation du marché de l’emploi. Le travail irrégulier ou précaire des migrants participe des stratégies entrepreneuriales fondées sur l’externalisation des coûts salariaux, la réduction salariale et la flexibilité du travail (Marie, 1995). Il s’agit tou- jours d’une tentative de réduction du coût du travail qui s’accompagne de tentatives de démantèlement du droit du travail, d’une déréglemen- tation des activités économiques, et parfois du droit commercial et de réduction des résistances des travailleurs. C’est ainsi qu’il faut aujourd’hui ajouter dans l’analyse du travail immigré: la libre circula- tion des services et les prestations transnationales de service, dont le cadre législatif est fixé par les institutions européennes. De même, la multiplication du recours au détachement de personnel ou aux presta- tions transnationales conduit à l’accroissement des intermédiaires actifs dans la migration tels que les agences intérim. Ces déplacements de tra- vailleurs s’apparentent à une immigration sans travailleur immigré (Rea, 2006).

Le travail immigré concerne plus que jamais les dirty works, même si une partie du travail des migrants concerne également des hauts niveaux de qualification (brain drain). Trois éléments caractérisent le contexte économique mondialisé des migrations internationales: tertia- risation, flexibilité et travail informel. L’occupation de la main-d’œuvre étrangère connaît un déplacement des secteurs d’activités: de l’indus- trie vers les services. L’agriculture, l’horticulture, la construction, l’hôtellerie, la restauration, la confection et les services représentent des secteurs d’activités à haute intensité de travailleurs immigrés où les besoins de flexibilité et de réduction des coûts du travail sont élevés. Cependant, la combinaison de la balkanisation du marché de l’emploi et l’affectation des immigrés au dirty work, peuvent conduire à voir sur un même chantier de travail des personnes effectuant des tâches pro- ches mais ayant des conditions de travail et salariales très différentes. L’usage de la main-d’œuvre immigrée irrégulière ou/et précaire est parfois structurel (agriculture et construction). Il s’agit d’un facteur favorisant l’emploi légal et conforme aux conventions collectives de nationaux ou d’étrangers réguliers. Ces nouveaux besoins de main- d’œuvre flexible apparaissent alors que les taux de chômage restent éle- vés et que les discriminations raciales à l’embauche à l’encontre des descendants des immigrés se perpétuent (Martens et Verhoeven, 2006),

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attestant une fois encore de la forte fragmentation du marché de l’emploi. Cette dernière offre également la possibilité de constitution de «niches ethniques» (Waldinger, 1994), à savoir des activités spécifiques dans des secteurs particuliers dévolues prioritairement aux travailleurs immigrés. Certains segments du marché de l’emploi sont occupés par des groupes de travailleurs de même origine nationale sans plus aucun contact avec des travaux nationaux ou d’autres origines ethniques. Les intermédiaires eux-mêmes, agissant comme des gangmasters sont sou- vent de la même origine également. Pour les hommes, certaines activi- tés (démolition, pose de gyproc, peinture, etc.) du travail de la construc- tion en sont un exemple. Les femmes qui constituent une part grandis- sante des immigrées sont aussi soumises à cette spécialisation de l’emploi. En Belgique, comme ailleurs, les femmes immigrées se concentrent sur deux marchés spécifiques: la domesticité et le care. Leurs carrières s’inscrivent dans la global care chain, concept proposé (Ehrenreich et Hochschild, 2003) pour saisir les migrations féminines de la mondialisation en insistant sur le caractère transnational des familles concernées. La division ethnique du travail se vérifie égale- ment dans certaines activités économiques et commerciales. Si des immigrés sont impliqués dans des commerces de proximité, d’autres s’inscrivent dans des échanges commerciaux internationaux où la mobilisation des réseaux sociaux est forte.

Au lieu de procéder à une description exhaustive des institutions, dis- positifs et règles opérants dans ces deux volets constitutifs de la struc- ture d’opportunités de la carrière de migrant en Belgique, cette recher- che propose plutôt d’interroger les perceptions et les usages qu’ont et font les migrants de ces éléments structurels. En effet, considérant la dimension subjective de la carrière, l’intérêt doit être accordé en priori- té aux rapports qu’entretiennent les migrants avec la structure d’oppor- tunité (Rosenfeld, 1992: 56). Autrement dit, ce qui importe, outre la composition objective de la structure d’opportunité, c’est la perception, vraie ou fausse, qu’ont les acteurs de leur chance de succès (Mc Adam, 1982). Il est important de savoir si les migrants ont accès, ou ont le sen- timent d’avoir accès aux informations leur permettant une lecture réa- liste de la structure d’opportunité. Pour le premier volet, les percep- tions des migrants interrogées portent sur les institutions auxquelles ils sont confrontés en Belgique, le cadre législatif qui concerne les matières des droits et devoirs des étrangers, leurs stratégies résidentielles les amenant à élire domicile dans tels quartier/villes/Régions plutôt que

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d’autres, leur insertion sociale, l’accès aux soins de santé et à l’éduca- tion, etc. Pour le second volet, les perceptions concernent l’accès au marché belge de l’emploi, les conditions de travail, les salaires, les pers- pectives d’évolution professionnelle, l’accès aux formations qualifian- tes, etc.

3.3.4. La mobilisation des ressources: le réseau social de soutien

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