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2.1. La littérature ascétique chrétienne antique est-elle une littérature perfectionniste ?

Puisque nous avons décidé de qualifier un pan de la littérature chrétienne antique de « perfectionniste », nous devons, pour préciser notre terminologie, la mettre en regard avec ce qu'on nomme traditionnellement le « perfectionnisme moral »242. Dans « Conditions nobles et ignobles », S. Cavell soutient que le perfectionnisme est une forme de philosophie morale qui pose le problème de savoir comment le sujet peut se transformer afin d'atteindre un stade de réalisation de soi plus parfait que le stade auquel il est parvenu à ce jour et plus parfait que ce qui constitue, dans l'opinion du monde qui l'entoure, la perfection243. Selon lui, il n'y a pas à proprement parler de « tradition perfectionniste » au sens où on peut par exemple parler de « tradition platonicienne », de « tradition kantienne » ou de « tradition utilitariste ». Le perfectionnisme est plus une question d'attitude [mood]244 que de théorie. Il est ainsi difficile d'établir des critères clairs permettant de ranger tel ou tel auteur dans la catégorie « perfectionnisme ». C'est la raison pour laquelle, quand il lui faut définir cet objet, Cavell n'en propose jamais une définition type. Au lieu de cela, il souligne, à la manière de Wittgenstein, certains « airs de famille » typiques du perfectionnisme. Il procède pour cela de deux façons. Tout d'abord, il dresse une liste de textes ou de films faisant figures d’œuvres perfectionnistes245. Comme le suggère Wittgenstein, l'exemplification est un moyen d'approcher, plus précisément que la conceptualisation, la réalité nuancée d'un objet246. L'exemplification est alors une fin en soi et non une simple illustration. Mais cette liste,

242Pour se faire une idée claire de cette tradition de pensée, voir S. Laugier (dir.), La Voix et la vertu.

Variétés du perfectionnisme moral, Paris, PUF, 2010, Première partie : « Qu'est-ce que le

perfectionnisme moral ? » ; S. Cavell, « Conditions nobles et ignobles », trad. C. Fournier et S. Laugier, dans Qu'est-ce que la philosophie américaine ?, Paris, Gallimard, 2009.

243S. Cavell, « Conditions nobles et ignobles », art. cit., p. 208-209.

244S. Laugier, « Présentation. L'autre voie de la philosophie morale », dans La Voix et la vertu, op. cit., p. 1.

245S. Cavell, « Conditions nobles et ignobles », art. cit., p. 213-214. 246Wittgenstein, Cahier bleu, op. cit., p. 126.

tout en parlant d'elle-même, ne suffit pas. Il s'agit encore de l'expliciter. À partir d'une lecture de la République de Platon, Cavell livre ensuite un ensemble de 28 critères permettant de spécifier ce qu'il faut entendre par « perfectionnisme ». Ce sont ces critères qui vont nous être utiles afin d'aborder la littérature ascétique qui, même si elle échappe à Cavell, est fondamentalement une littérature perfectionniste. Cavell écrit ainsi que le discours perfectionniste se fonde sur :

« (1) Un mode de conversation ; (2) entre des amis (un plus âgé et un plus jeune) ; (3) dont l'un dispose d'une autorité intellectuelle parce que ; (4) sa vie est, d'une manière ou d'une autre, représentative ou exemplaire d'une vie qui est une attraction pour l'autre (ou les autres), et (5) le moi se reconnaît enchaîné, immobilisé dans cette attirance et (6) il se sent enlevé à la réalité, sur quoi (7) le moi découvre qu'il peut se retourner (se convertir, se révolutionner), et (8) est entrepris un processus d'éducation qui prend en partie la forme (9) d'une discussion où (10) chaque moi se trouve entraîné dans un voyage ascendant vers (11) un état plus avancé de ce moi, où (12) ce qui détermine le degré supérieur ce n'est pas le talent naturel mais l'effort pour savoir de quoi vous êtes fait et la culture de la chose pour laquelle vous êtes fait ; c'est une transformation du moi qui trouve son expression dans (13) le rêve d'une transformation de la société en (14) quelque chose qui ressemble à une aristocratie, où (15) l'idéal social sert de modèle à, et se modèle sur, l'idéal individuel (du point de vue de l'âme), idéal atteint dans (16) la perspective d'une réalité nouvelle, d'un royaume de l'autre monde, qui est le monde véritable, celui du Bien, qui entretient (17) la cité idéale, l'Utopie. L'exploration de l'âme par (une imitation de, ou une participation à) l'imitation (ou la narration) par Socrate du colloque philosophique (18) produit un modèle imaginaire de la

dévolution de la société, et critique les institutions des sociétés

existantes en ce qui concerne (19) ce qu'elles considèrent comme les nécessités vitales ou économiques, et (20) leur conception de l'utilité du mariage (21) par rapport à la sexualité et à la procréation des enfants, de la génération suivante ; (22) elle critique aussi les satisfactions indifférenciées que trouve la société dans des formes culturelles dégradées et d'abord dans (23) des formes dégradées de philosophie ; elle parvient à la connaissance que (24) la vie philosophique est la vie humaine la plus juste et la plus heureuse, connaissance dont la démonstration dépend de l'idée, qui est l'antithèse de la philosophie universitaire, que (25) la moralité n'est pas le sujet d'une discipline ou d'un champ philosophique à part, distinct d'un rêve de la cité idéale où la moralité s'impose ; (26) l’alternative c'est le moralisme ; si bien que (27) la mission confiée à l'écriture dans le cadre de la composition d'une telle conversation, c'est, peut-on dire, de

parvenir à une expression assez publique pour montrer son mépris de l'état honteux de la société existante et refuser d'y participer entièrement, ou plutôt, pour y participer en montrant à la société sa honte ; et, c'est, en même temps, de parvenir à une promesse d'expression capable d'attirer l'étranger vertueux […]. »247

Cette longue liste de critères, qui est pour Cavell moins le produit d'une étude exhaustive que celui d'un jeu248, permet de spécifier un ensemble de caractéristiques propres au perfectionnisme. Pour la rendre plus claire, il est possible de ranger ces critères selon cinq dimensions. Le perfectionnisme implique : a/ un mode de discursivité spécifique (critères 1, 9, 27) ; b/ un rapport asymétrique entre le « directeur » et les « dirigés » (2, 3, 4, 5) ; c/ un cheminement ascendant qui produit des effets de transformation sur le sujet (6, 7, 8, 10, 11, 12) ; d/ une critique de la société de laquelle sont issus le directeur et les dirigés (13, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 27) et e/ l'élaboration d'un idéal qu'a atteint le directeur ou dont il est proche (ce qui justifie la dimension b/), qui est le but du cheminement des dirigés (dimension c/) et qui manifeste les critères en fonction desquels la société est critiquée (dimension d/) (14, 15, 16, 17, 24, 25, 26). On retrouve ces cinq dimensions dans la littérature ascétique chrétienne antique. Appuyons-nous sur la Vie d'Antoine d'Athanase d'Alexandrie qui constitue le modèle de cette littérature. On y trouve d'abord a/ un art de la conversation entre des personnes dont l'une possède, sinon un savoir particulier, du moins une autorité fondée sur la qualité de son existence. Antoine n'est pas tant un savant qu'un maître d'ascèse. En travaillant sur lui, il a transformé sa subjectivité et a atteint une forme de perfection. Cette transformation légitime son statut de directeur de conscience. Si b/ son existence dispose d'une force d'attirance pour les autres, c'est dans la mesure où il est parvenu à réaliser sa véritable nature : il est alors un modèle pour ceux qui souhaitent suivre ses pas. Face à lui comme face à ses « élèves » s'opposent c/ deux choix de vie : être asservi par le monde ou être libre au service de Dieu. Le premier modèle est séduisant parce qu'il est le modèle le plus communément choisi par les hommes, même si, à proprement parler, ils ne le choisissent pas vraiment en pleine connaissance de cause. Il présente cependant d/ l'inconvénient d'éloigner le sujet de sa nature. L'homme est un être créé par

247S. Cavell, « Conditions nobles et ignobles », art. cit., p. 216-217. 248Ibid., p. 215.

Dieu. En tant que créature, il doit, pour être libre et heureux, e/ épouser l'ordre de la Création. Celui-ci implique qu'il ne se considère pas comme le centre de la Création, qu'il n'interprète pas les choses en fonction de ses intérêts égoïstes. Or, le sujet qui est lié au monde donne sens à celui-ci en fonction des effets qu'il produit sur lui-même, en fonction de la façon dont il satisfait ou non ses intérêts égoïstes. À l'opposé, fuir le monde a le sens de cesser de faire de l'homme en général ou de soi-même en particulier le centre signifiant de la Création. Ce rôle est ontologiquement dévolu à Dieu seul. Par conséquent, réaliser sa nature a, pour l'homme, le sens de se soumettre à Dieu et de le servir. C'est ce à quoi est parvenu Antoine. C'est la raison pour laquelle son existence peut être érigée en modèle et en exemple.

L'exemplarité est une donnée essentielle de la littérature perfectionniste249. Il existe ainsi tout un pan de la littérature chrétienne antique constitué, moins par des théories – théologiques, anthropologiques ou morales –, que par des récits de vie exemplaires. De ce point de vue, la Vie d'Antoine est paradigmatique : elle est le modèle de l'hagiographie chrétienne250, genre littéraire qui consiste à édifier plutôt qu'à instruire. Deux textes importants appartiennent aussi à ce genre : l'Histoire lausiaque et l'Histoire

des moines d’Égypte251 (fin du IVe siècle). Enfin, ce qu'on a coutume d'appeler les

Apophtegmes des Pères252 entrent eux aussi dans cette catégorie. À aucun moment il n'est question dans ces textes de systématiser des connaissances relatives à Dieu, à la nature de l'homme ou à celle du monde. Le seul souci des auteurs de ces textes est l’édification du lecteur au moyen d'exemples ou de contre-exemples253. Dans ces récits, le lecteur est sans cesse convoqué par l'auteur254 afin de montrer, d'une part, que lui aussi

249S. Laugier, « Présentation. L'autre voie de la philosophie morale », art. cit., p. 3 : « Le perfectionnisme suppose l'exemplarité de figures et de situations, et l'attention à leurs différences, plutôt que de principes et de modes de raisonnement moral ».

250Sur ce point, voir L. Brottier, « Antoine l'ermite à travers les sources anciennes : des regards divers sur un modèle unique », Revue des études augustiniennes, 43/1, 1997.

251Histoire des moines d’Égypte, trad. A.-J. Festugière, Les Moines d'Orient, Paris, Éditions du Cerf, t. 4, 1964.

252Les Apophtegmes des Pères, trad. J-C. Guy, Paris, Éditions du Cerf, 3 vol., SC 387, 474, 498, 1993-2005.

253Voir, par exemple, le préambule de l'Histoire lausiaque : « Il a été rapporté dans ce livre la vertueuse ascèse et l'admirable conduite de vie des bienheureux et saints pères, les moines et anachorètes du désert, pour que soient incités à rivaliser avec eux et à les imiter ceux qui veulent mener à bien le genre de vie céleste et qui ont formé le dessein de suivre la route qui mène au royaume des cieux » (1).

doit être soucieux de se perfectionner et, d'autre part, que le perfectionnement individuel n'a de sens qu'associé à un perfectionnement de l'ensemble de la société :

« La participation du lecteur enracine l'idée que cette vision utopique qui participe de la cité de paroles présentée ici255, je la lis déjà, j'y participe – ou je suis invité à y participer. Sous-entendu, je participe déjà à cette transformation de moi-même dont la cité métamorphosée, la cité vertueuse est l'expression. Et c'est là peut-être une caractéristique de toute œuvre perfectionniste, d'établir cette relation avec le monde et son lecteur. »256

Si, formellement, la littérature ascétique chrétienne possède les traits caractéristiques de ce que Cavell nomme « littérature perfectionniste », elle s'en distingue cependant eu égard au traitement de la notion de « perfection ». En se fondant sur le perfectionnisme d'Emerson, Cavell souligne le fait paradoxal que le perfectionnisme moral s'oppose à l'idée de perfection. Celle-ci a en effet tendance à flirter avec le conformisme fustigé par Emerson257. La « perfection » est traditionnellement conçue comme le stade atteint par celui qui a pleinement satisfait les idéaux de sa société. Or, pour Emerson comme pour Cavell, le perfectionnisme implique essentiellement une critique des modèles sociaux d'épanouissement dans la mesure où ils conduisent à gommer les particularités individuelles. Le perfectionnisme ne vise donc pas à ce que le sujet soit « comme tout le monde » ni « comme tout le monde aimerait être ». Il ne vise pas à la réalisation d'un idéal social car celui-ci a toujours comme effet d'asservir l'individu. De ce point de vue, Emerson est en parfaite adéquation avec la littérature ascétique chrétienne qui rejette elle aussi les valeurs communes de la société et qui pense celles-ci comme des liens qui empêchent le sujet de s'unir à Dieu. Mais le perfectionnisme d'Emerson conteste en outre que la perfection soit atteinte par celui qui réaliserait, en lui, la nature humaine. Dans ce cas aussi on pense la perfection sur le modèle d'un idéal universel qui laisse peu de place à

permanent de faire participer le lecteur en « l'invitant à pénétrer dans le débat, à déterminer sa position par rapport à ce qui se dit – assentiment, perplexité, accord sous la contrainte, consentement pour faire avancer la discussion, etc. » (« Conditions nobles et ignobles », art. cit., p. 218).

255Selon l'expression de Platon dans le livre IX de la République (592b-c). 256S. Cavell, « Conditions nobles et ignobles », art. cit., p. 218.

257Emerson, « Confiance en soi (self-reliance) », trad. C. Fourier, dans La Voix et la vertu. Variétés du

l'expression créative de la singularité du sujet. Pour Emerson, le perfectionnisme ne se fonde donc pas sur l'idée d'un moi idéal qui consisterait dans la réalisation de la nature humaine. C'est le point de divergence majeur entre le perfectionnisme d'Emerson et ce que nous nommons le « perfectionnisme chrétien antique ». Le premier est une façon d'être qui vise le perfectionnement, le second une façon d'être qui vise la perfection. Dans l'ascétisme chrétien antique, le sujet qui travaille sur lui a pour objectif d'atteindre un état de pleine réalisation de sa nature. La perfection est pensée comme un statut dont on peut clairement identifier les contours puisqu'elle consiste dans la réalisation d'une nature commune à tous les hommes. L'état de perfection qui doit polariser les efforts du sujet est donc, dans ce cadre, une norme transcendante. Rien n'est plus éloigné du perfectionnisme d'Emerson :

« Voici la pensée par laquelle je puis à présent m'approcher au plus près d'une formulation de cette vérité [relative à la définition de la perfection]. Quand le bien sera près de vous, quand vous aurez la vie en vous, ce n'est par aucune des routes connues ou accoutumées ; vous ne discernerez les traces de pas d'aucun autre ; vous ne verrez pas de visage humain ; vous n'entendrez aucun nom ; la route, la pensée, le bien seront choses absolument inconnues et nouvelles. Elles excluront exemple et expérience […]. Et, vraiment, il faut quelque chose de divin chez celui qui a dépouillé les mobiles ordinaires de l'humanité pour se risquer à se décerner à soi-même la fonction d'ordonnateur. Que son cœur soit élevé, sa volonté fidèle, sa vue lucide afin qu'il puisse, en toute bonne foi, être à lui-même doctrine, société et loi ; afin qu'une simple intention puisse lui être aussi puissante qu'une nécessité de fer pour les autres. »258

La difficulté qui découle de ce texte tient au fait qu'il semble difficile d'associer l'idée de Cavell selon laquelle la littérature perfectionniste se caractérise par une fonction d'exemplarité avec l'idée d'Emerson selon laquelle le perfectionnement est irréductible au fait de suivre les traces d'un modèle. Le perfectionnisme d'Emerson se heurte d'emblée à cette tension. D'un côté, il souligne l'irréductibilité de la singularité. De l'autre, il se fonde sur un ensemble de figures exemplaires. Mais de quoi peut-il y avoir exemple quand le fait même de suivre un exemple peut s'apparenter à du conformisme ? Il semble possible, sinon d'échapper à cet apparent paradoxe, du moins

de le contourner, en considérant que l'exemplarité du récit perfectionniste est d'abord formelle. Un exemple ne vaut pas tant en effet par la description du chemin que le sujet exemplaire a emprunté que par l'effort de rupture sans cesse renouvelé qui caractérise son odyssée. En ce sens, le récit de la vie d'Antoine est d'abord exemplaire en ceci qu'il met en scène un individu qui a su, à force de volonté, se défaire de son passé pour construire, dans le présent, un futur à la mesure de sa nature. Aussi la Vie d'Antoine est-elle d'abord le récit de la vie d'un individu qui présente certes des qualités individuest-elles irréductibles, mais qui présente en outre un ensemble de caractéristiques formelles communes à tous les hommes. Cet ensemble rend ainsi possible l'identification du lecteur à la figure d'Antoine : chaque sujet qui peut lire le récit de sa vie a des préoccupations mondaines qui ont pour effet de l'empêcher de réaliser sa nature de sorte que, s'il veut parvenir à cette réalisation, il doit se délier de ces préoccupations. Cependant, et là est la différence entre le perfectionnisme d'Emerson et le perfectionnisme chrétien, on ne trouve dans le premier aucune prescription de fond alors que, dans le second, la perfection reçoit une définition fondamentale explicite. Pour Emerson, il n'existe pas de perfection. Comme Nietzsche, qui, à bien des égards, doit recevoir une place de choix dans la littérature perfectionniste, Emerson souligne que l'attitude fondamentale du perfectionniste est l'insatisfaction259. Autrement dit, le

259La satisfaction est toujours, pour Nietzsche comme pour Emerson, synonyme de soumission à l'opinion commune. Sur ce point, voir Nietzsche, « Schopenhauer éducateur », dans Considérations

inactuelles (III-IV), trad. H.-A. Baatsch, Paris, Gallimard, 1990, 6 : « “L'humanité doit constamment

travailler à engendrer de grands hommes – c'est là sa tâche et nulle autre” […]. Cela semble une absurdité qu'un homme soit là en fonction d'un autre homme ; “que ce soit de préférence pour tous les autres, ou du moins pour le plus grand nombre possible”. Ô, bonhomme ! Comme s'il était plus raisonnable de laisser trancher le nombre quand il s'agit de valeur et de signification ! Car la question est en effet celle-ci : comment ta vie, qui est vie individuelle, acquiert-elle la plus haute valeur, la plus profonde signification ? Comment est-elle le moins gaspillée ? Ce n'est sûrement que dans la mesure où tu vis au profit de l'exemplaire le plus rare et le plus précieux, et non au profit du plus grand nombre, c'est-à-dire de ceux qui, pris isolément, sont les exemplaires de la moindre valeur. Et l'état d'esprit qu'il faut justement implanter chez un jeune homme c'est qu'il se comprenne somme toute lui-même comme une œuvre manquée de la nature, mais en lui-même temps comme un témoignage des intentions les plus grandes et les plus merveilleuses de cette artiste : elle a échoué, devrait-il se dire, mais je veux honorer sa grande intention en me mettant à son service, afin qu'une autre fois elle réussisse mieux. Avec ce dessein il se place dans la sphère de la culture, car celle-ci est l'enfant de la connaissance de soi et de l'insatisfaction de soi ». Nietzsche exige ainsi du sujet non la réalisation d'une nature commune à tous ou d'idéaux sociaux, mais un perfectionnement irréductiblement singulier de lui-même. Autrement dit, son perfectionnisme implique une critique de la notion de « perfection ». Sur cette question, voir F. Cova, « Cavell contre Rawls contre Nietzsche : quel perfectionnisme dans “Schopenhauer éducateur” ? »,

http://www.academia.edu/1042245/Cavell_contre_Rawls_contre_Nietzsche_quel_perfectionnisme_da ns_Schopenhauer_Educateur_.

perfectionnisme se fonde, de façon paradoxale, sur l'idée que la perfection est une illusion. Pour qu'un sujet puisse prétendre atteindre ce stade, il faudrait disposer d'une définition relativement claire de ce qu'être parfait signifie. Or, il n'y a logiquement de définition possible que si l'objet référent a une dimension publique. Mais le

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