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Chapitre IV Pratiques de recherche en neuromarketing

4.2 Neuromarketing : un mot tabou

4.2.3 Stratégies de publication

Afin de contourner les obstacles à la publication dans les revues neuroscientifiques et dans les revues prestigieuses du domaine, et de publier suffisamment d’articles pour que les financements continuent d’affluer, les chercheurs interviewés ont développé trois stratégies. La première consiste à limiter la complexité des apports théoriques des neurosciences dans leurs recherches. Cette stratégie de simplification permet de réduire les difficultés théoriques et méthodologiques dans le processus de production de la recherche, ce qui représente un gain en temps non négligeable. Typiquement, une recherche en neuromarketing s’effectue en moins d’un an entre le moment de l’idée originale et la publication. Cette stratégie de simplification permet d’être publié dans des revues où les comités d’évaluation et le lectorat ne sont que peu ou pas du tout familiers avec les neurosciences. Mathieu résume ce point ainsi :

« [...] C'est rare que les projets qui sont initiés [au laboratoire] veuillent aller très loin dans cette direction-là [les neurosciences]. [...] La plupart du temps, les projets initiés […] sont simples théoriquement. »

La seconde stratégie consiste, comme nous l’avons vu plus haut, à privilégier les publications dans des revues qui ont un faible FI. Cette stratégie d’intensification est une manière de satisfaire aux exigences de publications qui se retrouve dans d’autres écoles de commerce77 et qui présente un double intérêt. Elle permet d’une part de multiplier le nombre

de publications en échappant aux critères d’évaluation plus élevés des revues à FI élevé, et d’autre part, de viser des revues qui sont plus susceptibles de publier des recherches hétérodoxes afin de se distinguer des revues à FI élevé et d’attirer une autre partie du lectorat du domaine.

77 Le cas le plus éloquent est probablement celui de l’école de commerce française l’IPAG qui en quelques

années seulement s’est hissée à la tête des écoles de commerce françaises en ciblant des revues à bas ou moyen FI. Voir par exemple l’article de la revue en ligne L’étudiant.fr, disponible à :

http ://www.letudiant.fr/educpros/enquetes/ipag-les-secrets-d-une-progression-fulgurante-en-recherche.html. Consulté le 20 juillet 2016.

La troisième stratégie vise à accéder à des revues plus prestigieuses et à des revues neuroscientifiques. Cette stratégie de partenariat s’inscrit dans le long terme et exige de s’associer à des chercheurs dont le capital scientifique est élevé et à établir des collaborations par leur intermédiaire avec des laboratoires ayant une légitimité académique. Le LCNA a, dans cette perspective, établi plusieurs partenariats avec des chercheurs d’autres universités, reconnus dans le champ académique. L’exemple le plus significatif est la co-signature d’une demande de financement d’un projet de recherche auprès d’un organisme de financement fédéral canadien avec le directeur d’un laboratoire de neuropsychologie dans une université canadienne. L’intérêt intellectuel et scientifique que génère cette collaboration est bien réel pour les chercheurs impliqués. Ce partenariat n’est cependant pas désintéressé. La collaboration entre le laboratoire de neuropsychologie et le LCNA peut en effet être comprise comme un échange de capital scientifique et de capital économique entre des chercheurs occupant des positions différentes au sein du champ académique et pourvus de capital complémentaire. À l’image du Fonds d’excellence en recherche Apogée Canada78 lancé par le

gouvernement Harper en 2014, les fonds de recherche sont en effet de plus en plus dirigés vers des recherches appliquées telles que celles réalisées en neuromarketing du fait de leur potentiel économique tangible à court ou moyen terme et des possibilités de partenariats avec l’industrie qu’elles font naitre. De l’avis même du chargé de projet à la FCI que nous avons interviewé, l’innovation est désormais synonyme d’ « utilité », de « retombées pour les Canadiens » et les projets s’inscrivant dans une perspective de recherche exclusivement fondamentale sont de moins en moins financés.

4.3 Conclusion

Le neuromarketing a une image ambigüe tant au sein de l’espace public que du champ académique. Il est associé à la manipulation du cerveau des consommateurs d’une part, et dénigré et présenté comme manquant de scientificité d’autre part. Les chercheurs dominants le sous-champ du marketing cherchent à éviter que cette approche méthodologique concurrente ne remette en question la hiérarchie intradisciplinaire alors que les neuroscientifiques gardent

les recherches des neuromarketeurs à distance à la fois afin de préserver une légitimité scientifique fragilisée et de conserver leur prérogative sur la lucrative recherche sur le consommateur.

Cette mise à distance à des effets structurants sur le discours et sur les pratiques de publication des chercheurs. Elle les contraint à adopter des stratégies discursives de distanciation face à l’étiquette neuromarketing et les oblige à adopter diverses stratégies de publication afin d’accéder aux financements nécessaires à une utilisation rentable des technologies neuroscientifiques, qui s’avèrent beaucoup plus couteuses que les méthodes traditionnelles utilisées dans le champ des sciences de la gestion. Cette contrainte économique pousse les chercheurs à adopter trois formes de stratégies : une première de simplification, qui consiste à limiter les apports théoriques des neurosciences; une deuxième d’intensification de la recherche qui vise à publier le plus d’articles possibles dans des revues à FI faible à moyen; une troisième enfin de partenariat qui s’exprime dans la création de liens économiques et scientifiques avec des chercheurs possédant un fort capital scientifique.

Les logiques du champ scientifique et la lutte qui oppose les chercheurs pour l’autorité scientifique permettent de rendre compte des effets contraignants de la combinaison des neurosciences et du marketing sur le discours et sur les pratiques de publication des chercheurs du domaine. L’effet de ces dynamiques ne s’arrête cependant pas là puisque cette interdisciplinarité agit également sur les pratiques de recherche des neuromarketeurs. Le chapitre suivant décrit les enjeux qui relèvent de l’interdisciplinarité entre deux champs aux logiques différentes, celui des sciences biomédicales et celui des sciences de la gestion.

Chapitre V Les défis de l’interdisciplinarité entre