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Chapitre II Origines sociohistorique des neurodisciplines

2.3 Des neurosciences sociales aux neurodisciplines

Les années 1990 marquent un moment important dans le développement des neurosciences cognitives. C’est en effet à cette période que se développe réellement « la surdétermination de l’objet culturel cerveau » (Feuerhahn Mandressi 2011, 7). Ce dernier occupe une place croissante au sein de l'espace public, notamment dans les grands quotidiens, les magasines spécialisés et à travers la publication de nombreux ouvrages visant à populariser les avancées des neurosciences en appliquant leurs « découvertes » à des thématiques populaires (santé cérébrale, différenciation sexuelle des cerveaux, traits de personnalité,

19 Selon Rose: « Psychology has also come to infuse contemporary "technologies of the self" with its promises to

restore persons to freedom and autonomy » (Rose 1992, 351).

20 Comme l'écrit Peter Conrad: « Medicalization has occured for both deviant behaviour and "natural" life

processes » (Conrad 1992, 212-13).

21 Conrad définit la médicalisation comme « un processus par lequel des problèmes non médicaux en viennent à

être définis et traités comme étant des problèmes médicaux, habituellement définis en terme de maladies ou de désordres » (Conrad 1992, 209).

mémoire et performance cognitive...) (Lemerle 2011, 42). Le cerveau change alors de statut et acquiert, en plus de sa dimension médicale, une valeur sociale (Ehrenberg 2008, 80).

Plusieurs éléments semblent avoir eu une influence de premier plan dans la croissance rapide des neurosciences cognitives dans les années 1990. La puissance exponentielle des ordinateurs permet tout d'abord de faire face à l'accumulation d'une quantité gigantesque d'informations sur le système nerveux et à la disparité des pratiques neuroscientifiques à travers le monde (Beaulieu 2001, 640). L'invention de l’Imagerie par Résonnance Magnétique fonctionnelle (IRMf) en 1992 permet de produire les premières images du « cerveau en fonctionnement ». Bien que ces images ne soient qu'une modélisation informatique reposant sur des algorithmes complexes (Beaulieu 2001), elles donnent le sentiment qu'il est désormais possible de visualiser le « cerveau en action ». Enfin, le 17 juillet 1990, le président des États- Unis Georges H. W. Bush déclare que les années 1990 seront la « décennie du cerveau » (Decade of the brain). La conséquence tangible de cette annonce est une augmentation considérable des investissements dans le domaine des neurosciences et une sensibilisation accrue du public aux possibles bénéfices de la recherche sur le cerveau22.

Forts de l’engouement politique et des subventions qui en découlent, les chercheurs en neurosciences cognitives accroissent l’étendue de leur domaine de recherche. Après la cognition, c’est aux émotions, à la conscience et à l’empathie qu’ils s’attaquent dans les années 1990 (Chamak 2011, 26). Cette extension des préoccupations scientifiques des neuroscientifiques va contribuer à faire sortir les neurosciences des laboratoires et des hôpitaux. Peu à peu, les neurosciences sociales sont présentées et perçues comme une expertise valide pour comprendre les comportements humains et agir sur les conduites(Abi- Rached et Rose 2013, 30-31).

Depuis la fin des années 1990, un nombre sans cesse croissant d'études sont publiées dans des domaines de recherche au sein desquels des chercheurs tentent d'appliquer les

22 La communauté européenne emboite rapidement le pas en 1992. AU Canada, un projet de loi sur la décennie

du cerveau (C-239) a été déposé en 1994 devant la Chambre des communes mais a été renvoyé après deuxième lecture devant le comité permanent de la santé. Le Canada s'est cependant doté dès 1990 de la fondation Brain

Canada, dans le cadre de son programme national Les Réseaux de centres d'excellence, qui reçoit alors 25.5

millions de dollars sur cinq ans pour financer la recherche sur la régénération neurale et le rétablissement fonctionnel du cerveau. Disponible à http://braincanada.ca/fr/Historique. Consulté le 23 juillet 2016.

avancées théoriques, conceptuelles et méthodologiques des neurosciences sociales aux objets de recherche de leur propre discipline. Les années 2000 ont ainsi vu naitre de nombreux domaines de recherche facilement reconnaissables puisqu'ils ont tous en commun d'attacher le préfixe « neuro » au nom de la discipline d'origine. La neuroéconomie, la neurophilosophie, le neurodroit ou encore la neuroéducation ne sont que quelques exemples de la très grande variété de ces nouveaux domaines de recherche. Les chercheurs qui développent ces neurodisciplines s'appuient sur le pouvoir explicatif des neurosciences pour proposer de nouveaux « insights » aux questions de leur spécialité (Jordynn 2010, 405).

Le neurodroit propose par exemple de contribuer de deux façons au renouvèlement du traitement judiciaire des actes délictueux, d’une part en ayant recours à « l'imagerie cérébrale comme preuve dans un procès » et d’autre part en utilisant les neurosciences pour améliorer « la compréhension des mécanismes délibératifs des acteurs du procès » (Oullier et coll. 2012, 5). Certains chercheurs en neurodroit spéculent sur le caractère révolutionnaire de leurs recherches. C'est par exemple le cas du neuroscientifique américain David Eagleman pour qui le neurodroit permettra dans un avenir proche d'établir « un système plus rentable, plus efficace d'un point de vue légal, plus humain, et plus adaptatif que celui que nous avons aujourd'hui. » (Eagleman dans Oullier et coll. 2012, 37)

Autre exemple, la neuroéconomie peut être définie comme « une science qui étudie les prises de décisions et les actions économiques à l’aide de méthodes expérimentales permettant d’observer directement les activités cérébrales. » (Monneau et Lebaron 2011, 205) Elle s'attache à déterminer les mécanismes cérébraux23 qui sous-tendent la prise de décisions

économiques et englobe un large spectre d'activités de recherche allant de l'étude de l'activité neuronale à proprement parler à celle des comportements des acteurs sur les marchés financiers (Levallois et coll. 2012, 1). Elle permettrait, selon ses partisans, de mieux comprendre les mécanismes de la rationalité et de la prise de décision économiques24

(Monneau et Lebaron 2011, 205). Son développement, bien qu’il soit récent, s’est fait

23 Les recherches en neuroéconomie s'appuient principalement sur des théories issues de la neurobiologie, des

modèles computationnalistes et de l'économie comportementale.

24 Le domaine est encore de petite taille (environ 200 articles publiés entre 1991 et 2010), mais près de la moitié

rapidement et laisse entrevoir l’importance du rôle qu’elle pourrait être amenée à jouer dans les années à venir dans les sciences économiques et même au-delà25 (Monneau Lebaron 2011,

205).