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Chapitre III Neuromarketing : émergence et institutionnalisation

3.4 Critiques adressées aux neuromarketeurs

À la différence de la neuroéconomie, le neuromarketing provoque depuis ses débuts un grand nombre de critiques émanant à la fois des médias, du public et du champ scientifique. Dans l’espace public, le terme « neuromarketing » est associé négativement à la manipulation du cerveau des consommateurs depuis l’émergence du domaine de recherche en 2004. De fait, les articles de journaux sur le neuromarketing mettent en garde les lecteurs face à l’idée que les neuromarketeurs seront un jour capable d’identifier le « buy button » (bouton d’achat) dans le cerveau des consommateurs et de les manipuler pour leur faire acheter n’importe quel produit. Une brève énumération de quelques titres de ces articles journalistiques permet de comprendre que le neuromarketing fasse l'objet de nombreux fantasmes dans l'imaginaire collectif :

• Le Monde diplomatique de novembre 2007: « Scanner les cerveaux pour mieux vendre »45.

• Le magazine Sciences humaines de juillet 2009 : « Le neuromarketing lit-il dans nos pensées? »46.

45 Disponible à: https://www.monde-diplomatique.fr/2007/11/BENILDE/15319. Consulté le 27 janvier 2016. 46 Disponible à: http://www.scienceshumaines.com/le-neuromarketing-lit-il-dans-nos-pensees_fr_22768.html.

• Le New York Times du 14 novembre 2010: « Making ads that whisper to the brain »47.

• Le magazine Les Affaires du 15 janvier 2014: « Ces Montréalais veulent livrer votre cerveau aux annonceurs »48.

Aux États-Unis, qui regroupent à eux seuls 25% des recherches du domaine49,

plusieurs mouvements citoyens se sont opposés au neuromarketing. Par exemple, dès 2003, l’organisation de protection des consommateurs sans but lucratif Commercial Alert a adressé une requête auprès du Comité sénatorial américain sur le commerce, la science et le transport afin que celui-ci enquête sur le neuromarketing (http://www.commercialalert.org).

Au Québec, la commission de l'éthique, de la science et de la technologie (CEST) a produit un rapport en décembre 2006 intitulé « Le neuromarketing ou les neurosciences à des

fins de marketing et les jeunes50 » (Rapport CEST 2006). Les objectifs du rapport étaient

« d'attirer l'attention du milieu de l'éducation et des jeunes sur le neuromarketing » et de servir de base « pour aider les enseignants à intégrer une réflexion sur les enjeux éthiques du neuromarketing dans le cadre de leur cours d'éthique » face à des moyens technologiques de faire de la publicité qui selon le rapport « frisent la science-fiction » (Rapport CEST 2006). Le constat alarmiste posé par la CEST symbolise assez bien la méfiance du public face au neuromarketing.

Les tenants les plus radicaux de l'approche neuroscientifique du marketing contribuent également à alimenter l'idée qu'il serait aujourd'hui possible de lire dans le cerveau des consommateurs. Comme le souligne Martin Lindstrom51, l'autoproclamé « gourou du

marketing », dans son article web sur le neuromarketing Buyology : we know what you want

and when you will buy it (2009).

47 Disponible à: http://www.nytimes.com/2010/11/14/business/14stream.html. Consulté le 27 janvier 2016. 48 Disponible à: https://www.lesaffaires.com/blogues/julien-brault/ces-montrealais-veulent-livrer-votre-cerveau-

aux-annonceurs/565261. Consulté le 27 janvier 2016.

49 Recherche effectuée le 6 avril 2016 à partir de la base de données du Web of Science de Thomson-Reuters. 50 Disponible à : http://www.ethique.gouv.qc.ca/fr/assets/documents/CEST-Jeunesse/CEST-J-2007-

neuromarketing/Neuromarketing_synthese.pdf. Consulté le 27 janvier 2016.

51 Martin Lindstrom a été consacré par Time magazine comme l’une des personnalités les plus influentes au

« It finally happened. Neuroscience technology can now reliably read our minds. It’s an accepted fact that is no longer in dispute. » (www.fastcompany.com)

Lindstrom est l’un des chefs de file du neuromarketing opérationnel pratiqué par de nombreux cabinets privés. L’objectif de ces cabinets est de commercialiser les savoirs issus des recherches en neuromarketing et contribue à renforcer le malaise que ressentent de nombreux neuroscientifiques face à la commercialisation du « neuromarketing concept » aux entreprises.

Alors que le fantasme de pouvoir manipuler les consommateurs a certainement contribué à l'engouement des clients pour ces méthodes de recherche, dans le monde académique les chercheurs tendent à se dissocier de cette image qu’ils estiment peu flatteuse. Parmi les critiques adressées au neuromarketing, celles qui proviennent du champ scientifique sont en effet nombreuses. En 2004 déjà, la revue Nature Neuroscience publiait un éditorial au titre éloquent Brain Scam, en réaction à l'annonce des résultats de l'étude conduite par Montague et son équipe sur les différences d’activation cérébrale entre le Pepsi et le Coca-cola (Nature Neuroscience 2004). Les critiques provenant par le sous-champ des neurosciences sur le recours à l'imagerie cérébrale à des fins de marketing relèvent de trois ordres. Premièrement, les neurosciences ne permettraient ni d'expliquer ni de prédire les comportements comme le font croire les neuromarketeurs, puisqu'elles n’établissent que des

liens de corrélation entre activité cérébrale et comportements, et non des liens de causalité.

Deuxièmement, l’aspect séduisant des images produites par l'imagerie cérébrale ferait parfois oublier le traitement informatique conséquent auquel elles sont soumises. Troisièmement, la traduction des résultats obtenus en laboratoire en données utilisables dans des environnements sociaux complexes serait fragile, voire fallacieuse.

Les inquiétudes des neuroscientifiques à l’égard du neuromarketing dépassent cependant le cadre strictement épistémologique. En effet, la question du respect des protocoles de recherche très exigeants utilisés par les neuroscientifiques est un argument central et suscite deux types de craintes (Chancellor et Chatterjee 2011, 18). D'une part, le brouillage des frontières entre le champ académique et l'industrie serait selon eux de nature à affecter les standards scientifiques. L'influence de l'industrie sur le travail des chercheurs et sur les résultats de la recherche constitue ainsi une préoccupation majeure. Cette méfiance ne repose pas uniquement sur une appréhension à l'égard des partenariats public-privé, mais aussi sur des

études scientifiques démontrant par exemple l'influence négative de l'industrie pharmaceutique sur la recherche sur le système nerveux (voir par exemple Wazana 2000; Harris 2009). Les neuroscientifiques sont ainsi bien conscients que les mésusages de leurs résultats de recherche peuvent porter préjudice à leur légitimité scientifique. Cette méfiance repose également sur le regard que portent de nombreux chercheurs dans le champ académique sur le monde de l'industrie et sur l' « entrepreneurial scientist » qui est perçu comme ayant moins de scrupules à mettre ses compétences au service du monde de l'entreprise, même si cela implique parfois de tourner les coins ronds.

D'autre part, les neuroscientifiques s'inquiètent du fait que leurs résultats de recherche pourraient être utilisés de façon prématurée ou erronée pour vendre des produits (Chancellor et Chatterjee 2011, 18). La récupération des résultats neuroscientifiques donne en effet lieu à de nombreuses dérives dès lors qu'il s'agit de développer des produits commerciaux. Ces produits sont souvent présentés comme s'ils s'appuyaient sur des études neuroscientifiques valides. Ainsi les résultats souvent prudents et nuancés des neuroscientifiques sont utilisés par certains marketeurs pour vendre des produits dont l'efficacité n'est pourtant pas démontrée. C'est par exemple le cas des logiciels de gymnastique cérébrale, des services de détection de mensonges par IRMf ou encore de certains ouvrages de développement personnel. En outre, lorsque des entreprises investissent dans des études scientifiques afin de démontrer l'efficacité de leur produit, les résultats sont presque systématiquement inaccessibles et donc infalsifiables. Cette crainte des neuroscientifiques se justifie particulièrement dans le cas des solutions miracles qui sont proposées à des personnes souffrant de troubles neurologiques52 et psychiatriques

(Chancellor et Chatterjee 2011, 22).

3.5 Conclusion

Le domaine de recherche en neuromarketing est un espace de luttes entre différents acteurs, et la définition même de ce qui constitue le neuromarketing fait encore l'objet de

52 La compagnie Amen Clinics, Inc. a par exemple avancé qu'il était possible de prévenir le développement de la

maladie d'Alzheimer en s'appuyant sur ses propres études d'imagerie cérébrale sans jamais fournir la moindre preuve scientifique (Chancellor et Chatterjee 2011, 22).

débats. Au cœur de ces tensions, deux domaines de recherche s'opposent. D’un côté, les neuroscientifiques semblent tiraillés entre leur devoir de conserver une légitimité scientifique difficilement acquise au cours de leur processus d'institutionnalisation et leur volonté de prolonger la récente – et lucrative - tradition de recherche sur les dimensions sociales de l'individu. De l’autre, le marketing semble avoir trouvé un nouvel argument de vente de sa propre science en introduisant dans son cadre théorique des concepts et des technologies dotés d’un fort pouvoir de persuasion et d’une légitimité scientifique croissante.

Cette explication n’est cependant pas suffisante puisqu’elle ne rend pas compte des tensions qui apparaissent autour de la dénomination « neuromarketing » entre les différents agents qui gravitent autour de ce domaine de recherche. Les analyses bibliométriques que nous avons réalisées font en effet apparaitre qu’un point de tension semble exister autour de cette étiquette, puisque les articles portant sur le sujet qui sont publiés dans les revues de neurosciences ne font aucune référence à cette dénomination alors que la filiation est explicite dans les articles publiés dans les revues de marketing. Pour corroborer ces résultats, nous avons mené une série d’entretiens avec des acteurs de la recherche en neuromarketing. Dans le chapitre IV, nous allons voir que les critiques qui leur sont adressées dans l’espace public et dans le champ scientifique ont un effet structurant sur les pratiques effectives des chercheurs de ce domaine.