• Aucun résultat trouvé

Caractérisation des stratégies de

croissance des arbres et structuration de

la variabilité observée

55

2.1. Introduction

Ce chapitre a pour objectif de présenter les résultats et conclusions majeures concernant la variabilité des stratégies de croissance des espèces d’arbres à Uppangala. L’analyse des variations de la croissance a permis de mettre en évidence plusieurs résultats intéressants et nous a conduits à remettre en question certaines hypothèses classiques de l’écologie à travers un article accepté dans la revue PLoS One.

2.2. Résultats principaux et discussion

Dans ce chapitre (Le Bec et al. accepted in PLoS One), nous avons montré qu’il est possible de structurer une grande partie de la variabilité des valeurs mesurées de la croissance grâce à des facteurs biotiques et abiotiques simples et des effets aléatoires individuels et temporels (jusqu’à 80% pour les espèces à forte croissance). Les approches classiques, même quand elles prennent en compte des effets individuels, se limitent (à l’exception des travaux de Clark et al. 2007) à expliquer une part de la variabilité observée par des facteurs environnementaux (Fox et al. 2001), comme nous l’avons fait dans un premier temps, mais la structure de la variabilité non expliquée par ces facteurs n’est jamais discutée. Dans un second temps, nous avons montré que la variabilité de la croissance telle qu’elle est structurée par le modèle mixte permet de comparer les espèces d’un point de vue qualitatif, c.-à-d. en s’affranchissant de ce que nous avons appelé

l’effet d’échelle induit par les différences de croissance inhérente à chaque espèce (en

l’occurrence, la croissance maximale de l'espèce sur le dispositif).

Notre approche a permis de quantifier la part relative de variabilité qui est expliquée par des facteurs environnementaux observés (compétition, taille de l’arbre, pente et exposition du terrain) et celle qui est structurée par les effets aléatoires individuels et temporels (appelés RITEs pour Random Individual and Temporal Effects selon Clark et al. 2007). Pour la première fois en FTH, nous avons ainsi structuré la variabilité de la croissance due à de l’hétérogénéité observée et latente des conditions de croissance pour un grand nombre d’espèces (les 102 présentes sur le dispositif). En moyenne, un tiers de la variabilité capturée par le modèle a été expliquée par les covariables, tandis que deux tiers ont été attribuées à l’hétérogénéité latente des conditions de croissance.

Le Bec, J. Courbaud, B., Le Moguédec G., Pélissier R., Characterizing tropical tree growth strategies: learning from inter-individual variability and scale invariance. accepted in Plos One

Chapitre II : Stratégies de croissance

56

Ces facteurs latents, potentiellement nombreux selon certains auteurs (Clark et al. 2010), peuvent inclure des facteurs environnementaux non mesurés (p. e. profondeur locale du sol) ou non mesurables (p. e. dynamique des communautés mycorhiziennes) ainsi que des différences génétiques ou d'histoire de vie entre individus d’une même espèce. Nous avons montré en annexe de Le Bec et al. (accepted in PLoS One) que l’effet aléatoire individuel était structuré dans l’espace (les arbres proches dans l’espace ont en moyenne un effet individuel plus similaire que les arbres éloignés), soulignant ainsi le fait que des facteurs environnementaux eux aussi structurés dans l’espace sont probablement à l’origine d’une partie de ces effets individuels. De même nous avons identifié qu’une part de la variabilité temporelle capturée par l’effet aléatoire date était liée à des variables climatiques. En particulier, une augmentation de la température atmosphérique semble fortement associée à une baisse de croissance synchrone entre les individus d’une même population (aussi documentée dans d’autres études, voir Le Bec et al.

accepted in PLoS One, File S2). Ainsi, au vue de la tendance forte à l’augmentation de la température atmosphérique sur le dispositif depuis les années 70 (Figure 1.17 B) et des prédictions de hausse généralisée de cette température dans le futur (IPCC 2013), il est vraisemblable que les évolutions récentes du climat aient un impact à long terme sur les forêts d’Uppangala.

L’importance de cette variabilité non expliquée fait que les réponses des espèces aux quelques facteurs observés et mesurés se superposent très largement (Figure 2.1) et peuvent conduire à la conclusion que les espèces ne sont pas différenciées (comme postulé dans la théorie neutre de la biodiversité de Hubbell 2001). Une vision alternative consiste à dire que, bien qu’une espèce soit

Figure 2.1 : Superposition des réponses à la compétition (A) et au cours de l’ontogénie (B) pour les six espèces dominantes du peuplement à Uppangala. Les lignes décrivent les réponses moyennes des espèces dans des conditions standards et les enveloppes représentent la distribution des effets individuels autours de ces réponses moyennes (extrait de Le Bec et al. accepted in PLoS One).

57

plus performante qu’une autre dans certaines conditions observées, des facteurs latents au niveau individuel font que des arbres de l’espèce la moins performante seront plus performants que certains arbres de l’espèce la plus performante et vice-versa. Cette conception suggère que des opportunités de réussite (relative) existent et qu’elles sont beaucoup plus fréquentes que ce qui est généralement évoqué, même pour les espèces qui paraissent en moyenne systématiquement moins performantes. La fréquence de ces opportunités de réussite relative favoriserait ainsi la coexistence des espèces (Clark et al. 2007).

Le fait de structurer la variabilité observée nous a finalement permis de mieux identifier les stratégies de croissance des espèces. Nous avons montré que la croissance inhérente d’une espèce apparaît indépendante d’autres axes définissant la stratégie des espèces (comme la réponse à la compétition ou la variabilité ontogénique). Habituellement, la croissance inhérente d’une espèce, qui résulte d’un ensemble de valeurs de traits fonctionnels propres à cette espèce (Poorter et al.

1990, Atkin et al. 1998, Westbeek 1999), est utilisée comme proxy pour sa stratégie de croissance (Alder et al. 2002 fig. 2). Ainsi, les espèces à forte croissance sont souvent vues comme les espèces les plus héliophiles et pionnières tandis que les espèces à faible croissance sont vues comme les espèces les plus tolérantes à l’ombre (Swaine and Whitmore 1988). Cette affirmation est sans doute vraie pour quelques espèces au comportement extrême, c.-à-d. aux extrémités du gradient de tolérance à l’ombre. Néanmoins, la prise en compte de la croissance inhérente des espèces comme facteur d’échelle nous a permis de montrer ici que toute la gamme de réponses à la compétition et de variabilité ontogénique se retrouve quelle que soit la croissance inhérente des espèces. C’est le cas notamment pour les espèces intermédiaires en termes de croissance inhérente, qui représentent la plus grande part de la communauté. La Figure 2.2 montre que, d’une part, si l’effet d’échelle n’est pas pris en compte (“Sensitivity”), la croissance maximale de l’espèce semble bien prédire une part de sa sensibilité à la compétition et que, d’autre part, quand l’effet d’échelle est pris en compte (“Relative sensitivity”), cette affirmation devient fausse. Il est donc fort probable que l’hypothèse classique liant croissance inhérente et stratégie de tolérance à l’ombre vienne aussi en partie de la confusion entre la réponse des espèces à la compétition et leur croissance inhérente.

De manière générale, la notion de variabilité devrait toujours être considérée de manière relative à ce que nous avons appelé l’échelle du processus (Le Bec et al. accepted in PLoS One) afin de bien séparer les aspects quantitatifs et qualitatifs en jeu (Valladares et al. 2006).

Chapitre II : Stratégies de croissance

58

Figure 2.2 : Réponses des espèces à la compétition (A) et à la taille des arbres (B) en termes de croissance. La ligne du haut (“Sensitivity”) représente le changement absolu de croissance quand la variable compétition ou taille de l’arbre augmente. La ligne du bas (“Relative sensitivity”) représente ce changement en proportion de la croissance maximale de l’espèce (extrait de Le Bec et al. accepted in PLoS One).

59