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Stratégie de retour d’un énergéticien, Electrabel-Suez

CHAPITRE II. LE SYSTEME ELECTRIQUE FRANÇAIS FACE A L’OUVERTURE DES MARCHES DE LA FOURNITURE

3) Stratégie de retour d’un énergéticien, Electrabel-Suez

On ne saurait traiter des mutations du paysage énergétique, dans une approche géopolitique interne, sans apporter un éclairage, même succinct, sur la stratégie du principal industriel concurrent d’EDF, le groupe Suez-Electrabel.

Parmi les grandes entreprises françaises, les fontainiers jouissent de représentations contradictoires. L’une est positive : c’est celle de deux fleurons nationaux, qui se classent parmi les toutes premières entreprises mondiales, distribuant de l’eau et de l’assainissement sur tous les continents de la planète, de la Chine à l’Amérique du Sud. L’autre représentation est négative, suspicieuse même, tant

1 Discours de Jean SYROTA, président de la Commission de Régulation de l’Energie, lors de la journée de réflexion du jeudi 12 juin 2003 sur « L’ouverture du marché de l’électricité » organisée par le Syndicat Départemental d’Energie Electrique de la Gironde (SDEEG). Le SDEEG est présidé par le sénateur UMP Xavier Pintat devenu en mai 2004 président de la FNCCR.

2 Nous approfondissons cette analyse dans la troisième partie.

l’image des deux entreprises historiques que sont la Lyonnaise des eaux et la Compagnie générale des eaux a été entaché par les scandales politico-financiers des années 1980 et 1990, liés aux conditions de passation des marchés locaux d’assainissement et d’alimentation en eau.

Janus multiformes et multi-activités, les fontainiers ont aussi longtemps été l’objet de craintes - et/ou d’espoirs - de la part des acteurs historiques du monde de l’électricité en France. Il ne s’agit pas ici pour nous de présenter en détail ces acteurs éminemment géopolitiques, mais la stratégie que déploie le groupe Suez dans le cadre de l’ouverture des marchés vis-à-vis des collectivités et, le cas échéant, de leurs ELD nous invite cependant à en observer les enjeux et les conséquences potentielles.

(a) La Compagnie Nationale du Rhône

La Compagnie Nationale du Rhône est née en 1933 avec la triple mission d’aménager le Rhône pour la navigation, de produire de l’électricité hydroélectrique et d’irriguer les terres agricoles de la vallée du Rhône.

La CNR se présente volontiers comme un contre-modèle régional d’EDF en matière de politique d’aménagement du territoire réalisées avec le soutien d’élus locaux. Alexandre Giandou a consacré un doctorat d’histoire1 à cette société d’économie mixte avant l’heure. L’universitaire raconte que la CNR n’échappa à l’intégration à l’EDF à l’occasion de la nationalisation qu’à la faveur de l’intervention politique des élus locaux et en particulier de celle du maire de Lyon, Edouard Herriot.

La CNR n’est devenue productrice d’électricité qu’en 1948, grâce à la mise en service du barrage de Génissiat. La CNR avait alors l’obligation de vendre la totalité de son électricité à EDF qui, par ailleurs, exploitait ses centrales. Toute l’histoire de la CNR est ponctuée de négociations tarifaires avec EDF, seule possibilité pour l’entreprise de dégager des marges susceptibles de financer ses activités et ses

1 GIANDOU Alexandre, Histoire d’un partenaire régional de l’Etat : la compagnie nationale du Rhône (1933-1974), thèse d’histoire de l’Université Lyon II, soutenue le 29 octobre 1997. Mention très honorable avec félicitations unanimes du jury. Cette thèse a, par la suite, été publiée. GIANDOU Alexandre, La compagnie nationale du Rhône (1933-1998). Histoire d’un partenaire régional de l’Etat, collection Histoire industrielle, Saint-Martin-d’Hères, Presses Universitaires de Grenoble, 1999, 328 p.

investissements. Dans un rapport de force déséquilibré, la CNR a su mobiliser tous ses appuis locaux et nationaux à l’instar d’élus comme Edouard Herriot ou le sénateur de l’Isère, Léon Perrier, premier Président de la Compagnie.

Au cours des années 1960 à 1980, la CNR a su se protéger d’une administration a priori hostile à cet « appendice » d’EDF qui aurait pu être intégré à l’entreprise publique issue de la nationalisation.

Jusqu’en 1997, la CNR avait la responsabilité du projet de canal Rhin-Rhône dont une loi avait décidé le principe en 1980. Abandonné par la gouvernement de Lionel Jospin sous la pression d’un accord électoral avec les écologistes la CNR s’est trouvée dans une situation inédite dans son histoire : amputée d’un projet qu’elle avait porté.

L’ouverture du marché de l’électricité a permis à la CNR de retrouver une dynamique.

Elle est devenue producteur indépendant d’électricité en 2001, ce qui lui permet de commercialiser son énergie dont la caractéristique est d’être entièrement hydraulique, donc d’origine renouvelable. Cette caractéristique lui offre un avantage concurrentiel en termes d’image dans le cadre de la certification d’énergie verte sous le label TÜV EE-02.

Les équipements hydroélectriques de la Compagnie Nationale du Rhône s’étendent du lac Léman aux bouches du Rhône - comme indiqué sur la carte ci-dessous - et atteignent une capacité de puissance d’un peu moins de 3000 MW.

Carte 10 : Installations hydrauliques de la CNR. Source CNR Internet

Confrontée à l’abandon du canal Rhin-Rhône et à l’achèvement de l’aménagement du Rhône par des barrages hydroélectriques, la CNR a saisi l’opportunité de l’ouverture des marchés de l’énergie pour se repositionner comme un acteur dans le jeu de la concurrence.

C’est à partir de la loi de février 2000 que la CNR a entamé une mutation, ponctuée de mouvements sociaux (décembre 2000), de protocoles puis d’actes législatifs (loi MURCEF1). Parallèlement au changement de statut de la CNR, celle-ci

1 Loi du 11 décembre 2001, dite loi MURCEF (Mesures Urgentes de Réforme à Caractère Economique et Financier).

a créée avec le groupe belge Electrabel, en août 2001, une filiale commune de commercialisation de leur électricité auprès des clients éligibles1.

Les modifications progressives de l’actionnariat de la CNR ou le retrait des collectivités territoriales

En juin 2003 ont été publiés par décret les nouveaux statuts de la CNR qui autorisent une ouverture de son capital au privé, en l’occurrence à Electrabel Suez. Le groupe franco-belge est ainsi entré au capital de la CNR à hauteur de 17.86 % en juin 2003.

De son côté, le Conseil général du Rhône en achetant leurs parts à la région Alsace, au port de Mulhouse, aux chambres de commerce et d’industrie du Sud Alsace et de Lyon puis en les vendant à Electrabel a réalisé une plus-value de 764%. En décembre 2003, Electrabel acquiert les titres de la CNR détenus par EDF et par la chambre de commerce et d’industrie de Villefranche-sur-Saône et du Beaujolais, atteignant ainsi 47,88% du capital.

Force est de constater que la montée en puissance de l’actionnaire principal Suez dans la CNR a été réalisée avec un assentiment quasi-unanime des élus, droite et gauche confondus. Les enjeux stratégiques en termes d’aménagement du territoire et financiers en matière de dividendes n’ont pas été réellement débattus, à l’exception notoire du Président UMP du Conseil général de Saône-et-Loire qui, non seulement a refusé de vendre les actions de son département, mais a fait procéder à l’achat de celles de Chalon-sur-Saône afin « d’obtenir de la CNR qu’elle s'implique dans l'aménagement du tronçon de la liaison grand gabarit entre Lyon et Verdun-sur-le-Doubs (Saône-et-Loire) actuellement géré par Voies Navigables de France (VNF). »2

La vente des participations des collectivités territoriales a été dénoncée par les organisations syndicales, les élus du PC et du Mouvement des Citoyens et, parfois de l’opposition UMP, mais ce mouvement n’a pas fait l’objet d’une attitude différenciée selon que la majorité politique de ces collectivités locales étaient socialiste ou UMP.

1 Nous consacrons un développement à cette filiale Energie du Rhône plus bas dans le texte.

2 Dépêche AFP du 17 juin 2003.

Le débat n’a pas pris d’ampleur et n’a pas mobilisé les opinions publiques locales ou régionales. Au-delà de ces opportunités en terme de gestion du patrimoine, il y avait pourtant des enjeux qui auraient pu relever des collectivités locales si celles-ci avaient étés un peu plus stratèges. A l’heure de la libéralisation du marché de l’énergie et de sa décentralisation vers des politiques énergétiques locales, certains ont pu voir dans ces cessions d’actions une occasion manquée de maintenir un pouvoir local dans la conduite des politiques énergétiques.

Cet épisode nous amène à relativiser une fois de plus le rôle des collectivités locales en matière de politique énergétique. Le décalage entre le discours volontariste des élus d’une minorité de collectivités locales et la pratique de l’ensemble des collectivités, qui semblent étrangères à ces enjeux stratégiques, illustre le caractère encore marginal des politiques énergétiques locales.

Actionnariat de la CNR

Actionnariat de la CNR avril 2004

49,95%

29,43%

14,04%

5,85% 0,73%

Electrabel

Caisse des dépôts et Consignations

Vallée du Rhône (dont dpts : 10,74 % ; régions :1,89%, CCI et ports : 1,10%, communes et divers : 0,3%)

Hauts-de-Seine, Seine-St-Denis

Saône-Rhin

Les modifications de l’actionnariat de la CNR n’ont pas atteint l’identité et

l’image de la compagnie auprès des habitants rhônalpins en général et de leurs élus en particulier. Cette image régionale est une ressource très positive qui est offerte à son actionnaire principal, Electrabel-Suez.

La filiale Energie du Rhône

C’était sans doute pour mettre en avant la dimension locale de l’énergéticien que la CNR et Electrabel ont baptisé leur filiale commune Energie du Rhône en août 2001.

Cette société, dont le siège est à Lyon, est détenue à 51% par la CNR, 44% par Suez-Electrabel et à 5% par la Caisse des dépôts et Consignations. Energie du Rhône opère comme un commerçant de l’énergie produite par ses deux actionnaires.

« Son rôle est celui d’un apporteur d’affaires et se traduit par de la prospection pour le compte de la CNR et de Suez-Electrabel : EDR s’informe sur le client, le rencontre et lui fait en accord avec la Compagnie une proposition de contrat compétitive en essayant de répondre à ses attentes. Ce contrat sera ensuite validé par la Compagnie ou Electrabel. Afin de prospecter sur tout l’hexagone,

Energie du Rhône crée progressivement des antennes et ouvre des bureaux à Nantes, Lille, Nancy et Paris. »1

Le premier succès commercial d’Energie du Rhône en janvier 2002, l’obtention du marché de fourniture de l’aéroport de Lyon Saint-Exupéry, est hautement symbolique. Un an plus tard, la CNR signait un contrat en Suisse pour l’approvisionnement de la ville de Genève en électricité certifiée d’origine renouvelable.

Que s’est-il passé entre 2003 et 2004 pour que l’appellation générique Energie du Rhône disparaisse entièrement de la communication commerciale des deux actionnaires au profit d’Electrabel-Suez ?

Là où les esprits chagrins ont vu Electrabel phagocyter la CNR, les dirigeants que nous avons rencontrés ont évoqué la clarification de l’image, l’adossement à un grand groupe de réputation internationale comme Suez et l’expérience d’Electrabel en matière d’énergie2.

(b) Suez-Lyonnaise des Eaux

La prise de participation dans la CNR est un axe important de la stratégie du groupe de multiservices Suez dans l’énergie. Avec d’autres participations dans le groupe SHEM3, issu de la SNCF, et un droit de tirage d’électricité auprès des centrales nucléaires de Tricastin et Chooz, l’énergéticien dispose d’un panel de sources de production d’énergie complémentaire pour faire face aux consommations de ses clients.

1 Extrait du livre anniversaire de la CNR, Danielle Blanc-Latham, La compagnie Nationale du Rhône au fil de l’eau, au fil du temps, Lyon, Compagnie Nationale du Rhône, 141 p. 2004.

2 Il ne nous appartient pas de commenter ce changement d’appellation qui correspond pourtant sans doute à une décision d’ordre stratégique : simplifier une communication qui privilégie la puissance du groupe Electrabel-Suez au détriment de l’attache régionale, qui semblait pourtant être appréciée par les élus locaux - cœur de cible de la clientèle éligible. Si l’origine de la clientèle de cette filiale ne se résume pas au bassin rhodanien, Electrabel-Suez, à travers son offre commerciale AlpEnergie, a tout de même voulu très nettement signifier le caractère hydroélectrique et quasi « naturel » de l’électricité fournie.

3 La SHEM, Société Hydroélectrique du Midi est une filiale de production d’énergie du Groupe SNCF disposant de 49 centrales électriques et d’une puissance installée de 800 mégawatts, particulièrement adaptée à l’énergie de pointe.

Figure 5 : Extrait du dossier de presse du groupe Suez. : « Ouverture du marché de l’Energie en France (J-50) », le 12 mai 2004.

Suez est une entreprise qui résulte de la fusion, intervenue en 1997, de la Compagnie de Suez et de la Lyonnaise des Eaux. La Compagnie de Suez, qui avait construit puis exploité le canal de Suez jusqu’à sa nationalisation par le gouvernement égyptien de Nasser en 1956, était une holding qui possédait des participations en France et en Belgique dans les secteurs de l’énergie et de la finance. La Lyonnaise des Eaux, quant à elle, était un des deux fontainiers bien connu des Français dont l’activité principale, le traitement de l’eau et des déchets, avait été étendue, entre autres, à la communication.

La Compagnie Lyonnaise des Eaux et de l’Eclairage est née en 1880. A l’époque, l’idée des fondateurs de l’entreprise et de son actionnaire principal, le Crédit Lyonnais, était que le développement de ces deux biens fondamentaux allait de pair :

« les affaires d’eau et les affaires d’éclairage se marient bien ensemble.

On traite les unes et les autres avec les municipalités et les travaux offrent de l’analogie puisque, dans les deux cas, il s’agit de canalisations souterraines »1.

1 Citation non référencée de la plaquette de présentation de Suez, Suez le progrès a une histoire 2004, p.10.

La nationalisation de 1946 met un terme à l’activité de la Lyonnaise dans le domaine de la distribution d’électricité, celle-ci s’engageant alors, à partir des années 1960 dans des sociétés de service énergétiques, de réseaux de chaleur et de conditionnement d’air. En 1974-1976, la Lyonnaise fédère toutes ses participations dans ce secteur au sein de la COFRETH qui deviendra ELYO.

Interdite de production et de distribution d’électricité par la loi de 1946, la Lyonnaise des eaux n’est, en revanche, pas soumise au principe de spécialité qui s’applique à EDF1. En effet, EDF, établissement public à caractère industriel et commercial et, de ce fait, personne morale de droit public, est contrainte, à ce titre, au principe dit de « spécialité » qui limite ses compétences à celles qui sont prévues par les lois et les règlements. Jusqu’au récent changement de statut de l’entreprise d’EPIC en SA, celle-ci ne pouvait s’engager dans des activités en plein essor comme celles des services énergétiques et industriels qui se développent sur le modèle de la concession ou de l’affermage et dans lequel les deux groupes Suez et Véolia se sont très présents.

Le retour de Suez sur le marché de l’énergie peut-il être considéré comme un retour aux sources pour l’ancienne Lyonnaise des eaux et de l’éclairage ? Au-delà de l’affichage, nous n’avons pas pu mesurer la profondeur de la mémoire d’entreprise du groupe Suez-Lyonnaise des eaux pour apprécier un supposé esprit de revanche que La Lyonnaise aurait pu développer vis-à-vis d’EDF. Soixante ans après la nationalisation et la création d’EDF, que reste-t-il dans la mémoire des entreprises dont une partie de l’activité avait été nationalisée ?

(c) Accords et partenariats entre les ELD et Electrabel-Suez

Le « premier accord de partenariat dans le domaine de l’électricité entre une Entreprise Locale de Distribution et deux opérateurs énergétiques indépendants »2 a

1.

2 Formulation exacte du communiqué de presse signé par les trois entités, Régie, CNR et Energie du Rhône. Le choix des termes n’est jamais anodin pour les entreprises. Dans un premier temps, la filiale commune de l’énergéticien Electrabel et de la CNR s’appelait Energie du Rhône. Ce choix

été conclu entre la régie du syndicat intercommunal d’Electricité et de Services de Seyssel (Haute-Savoie), la Compagnie Nationale du Rhône et Energie du Rhône le 28 novembre 2003.

Cet accord prévoit d’une part que la CNR assure la fourniture de l’énergie nécessaire à l’approvisionnement de l’ensemble des consommateurs desservis par la Régie d’électricité de Seyssel « à partir d’une production hydraulique à caractère régional ». D’autre part, Energie du Rhône, filiale commune de la CNR et d’Electrabel sur le marché français, apporte ses compétences de commercialisation vers la clientèle finale en perspective de l’ouverture des marchés au 1er juillet 2004.

Depuis novembre 2003, plusieurs ELD ont choisi de nouer d’autres contrats ou partenariats avec Electrabel.

Type de partenariat ELD

Fourniture d’électricité à

l’ELD

Coopération commerciale

Partenariat, création de SEM

Vienne

Colmar

Seyssel

Elbeuf

SICAE Oise

SICAE Somme

Cambrai Est

Synd. Interco. des Deux Sèvres

Création de la SEM Ouest Energie Tableau 10 : Partenariats commerciaux entre Electrabel et les ELD.

correspondait sans doute à l’affichage délibéré d’une dimension locale de l’activité de production de la Compagnie Nationale du Rhône et de son ancrage territorial.

CHAPITRE III. LES IMPACTS DE LA MONTEE EN PUISSANCE DE LA