Chapitre 2: les activités oscillatoires et leurs rôles dans le codage des
IV) Activités oscillatoires et traitement des stimulations multisensorielles 70
2) Stimulations multimodales et réinitialisation de phase oscillatoire 73
Plusieurs études ont montré que les phases des différentes activités oscillatoires d’un cortex sensoriel donné pouvaient être réinitialisées par la présence d’une stimulation dans une autre modalité. Ce mécanisme de réinitialisation de phase peut être défini comme le réalignement des phases des oscillations en relation avec un point de référence, ici une stimulation sensorielle d’une autre modalité (Voloh and Womelsdorf, 2016) (Figure II-‐7). La réinitialisation de phase est considérée comme un mécanisme clé sous-‐tendant les augmentations des réponses neuronales au sein d'une région corticale et les augmentations de cohérence entre différentes régions impliquées dans le traitement des stimulations multimodales.
Lakatos et collaborateurs ont mené une étude chez le singe éveillé, dans laquelle ils ont montré une modulation de l'activité oscillatoire du cortex auditif par des entrées somatosensorielles (Lakatos et al., 2007). Plus précisément, les auteurs ont analysé les effets de la stimulation du nerf médian sur les réponses au son du cortex auditif primaire. Ils ont observé des amplitudes de réponse oscillatoire évoquée plus importantes dans les bandes de fréquences delta (1,3 Hz), thêta (7Hz) et gamma (35 Hz) pour les stimulations bimodales (somatosensorielles et auditives) par rapport aux stimulations unimodales. Leur analyse suggère que cet effet était principalement dû à la réinitialisation de phase des oscillations du cortex auditif par les entrées somatosensorielles (Figure II-‐7).
Figure II-‐ 7 : mécanisme de "phase reset" dans les interactions audio-‐tactiles.
La théorie du "phase resetting" préconise qu'une stimulation sensorielle d'une modalité peut réinitialiser les activités oscillatoires présentes dans un cortex d'une autre modalité. Cela provoque un changement de l'excitabilité de la structure et permettrait une meilleure intégration des stimulations sensorielles.
Dans cet exemple, avant le début de la stimulation somatosensorielle, les différentes phases oscillatoires du cortex auditif primaire sont aléatoirement réparties et leur moyenne (ligne rouge) au travers des différents essais (lignes bleues) est nulle. Néanmoins, la stimulation somatosensorielle réinitialise les phases des différentes activités oscillatoires, qui deviennent alignées les unes par rapport aux autres. Ceci permet une distribution des phases oscillatoires constante et homogène au fur et à mesure des essais. Figure modifiée à partir de (Ghazanfar and Chandrasekaran, 2007)
75 En d'autres termes, la stimulation somatosensorielle réinitialisait les phases oscillatoires du cortex auditif et les entrées auditives arrivaient alors dans une phase idéale de haute excitabilité neuronale, générant des réponses plus importantes pour la stimulation bimodale.
Une autre étude chez le singe (Kayser et al., 2008) a apporté des éléments en faveur du mécanisme de réinitialisation de phase pour l'intégration multisensorielle dans les aires primaires. Les auteurs ont utilisé des stimulations visuelles et auditives et enregistré les signaux des régions auditives primaires et secondaires chez le singe éveillé. Ils ont montré que les stimuli visuels modulaient l'activité des cortex auditifs primaires et secondaires, à la fois au niveau du PCL et de l'activité unitaire. Cela se traduisait par des augmentations ou des suppressions des réponses neuronales aux stimulations auditives accompagnées de stimuli visuels. Les réponses étaient plus fortes pour les stimulations bimodales lorsque le stimulus visuel précédait la stimulation auditive de 20 à 80 ms. Les auteurs ont ensuite montré que cette augmentation était corrélée avec le fait que les stimulations visuelles réinitialisaient les phases oscillatoires dans les bandes de fréquences lentes (environ 10 Hz) du cortex auditif. Les stimulations auditives arrivaient alors à un stade de haute excitabilité neuronale, générant des réponses plus importantes pour la stimulation bimodale. L'année suivante, une autre étude de Lakatos et collaborateurs chez le singe (Lakatos et al., 2009) a mis en évidence la réciproque : des stimulations auditive peuvent également réinitialiser les phases oscillatoires du cortex visuel primaire; influençant ainsi le traitement des stimulations.
Notons toutefois que le terme « oscillations » dans les études de Lakatos en 2007, dans son commentaire par Ghazanfar et Chandrasekaran en figure II-‐8, et dans l’étude de Kayser en 2008 est probablement utilisé abusivement : les durées d’activation dans chaque bande de fréquence correspondent à un cycle tout au plus. La réponse est davantage un potentiel dont les variations temporelles correspondent à certaines bandes de fréquence plutôt qu’une véritable oscillation sur plusieurs cycles. Il faut donc comprendre la réinitialisation de phase ici comme une réinitialisation de l’instant du potentiel induit. Les oscillations dans A1 sont en effet extrêmement rares par rapport aux autres systèmes sensoriels.
Ce même mécanisme de réinitialisation de phases pourrait entrer en jeu chez l'Homme pour la compréhension du langage parlé où des stimulations auditives et visuelles sont présentes. Une étude EEG récente (Mercier et al., 2015) va dans ce sens et a mis en évidence un mécanisme de réinitialisation de phases oscillatoires du cortex auditif primaire par des stimulations visuelles. La tâche expérimentale était la suivante: des patients épileptiques doivent répondre le plus rapidement possible à des stimulations unisensorielles (auditives ou visuelles) ou multisensorielles (audiovisuelles) en appuyant sur un bouton. Durant cette tâche de temps de réaction, les auteurs ont enregistré l'activité EEG des régions auditives et motrices des patients. Ils ont pu observer que les stimulations visuelles modifiaient l'activité du cortex auditif en réinitialisant les phases oscillatoires dans les bandes de fréquences basses delta (3-‐4 Hz) et thêta (5-‐8 Hz). De plus, durant la période entre la stimulation et la réponse motrice associée, une synchronisation transitoire entre les régions auditives et motrices apparaissait. Cet alignement de phases oscillatoires
dans les régions sensori-‐motrice était corrélé au comportement : une plus forte synchronisation était associée à des réponses plus rapides pour les stimulations multisensorielles.
Toujours chez l'Homme, (Biau et al., 2015), ont analysé l'activité EEG de participants pendant que ces derniers regardaient un discours pré-‐enregistré. Ils ont observé que la vision des gestes spontanés de l'orateur réinitialisait les phases oscillatoires des oscillations lentes thêta (5-‐10 Hz) au niveau des aires frontales et pariétales des auditeurs, et augmentait ainsi la synchronisation entre ces aires. Des stimuli visuels tels que les gestes de l'interlocuteur pourraient donc réinitialiser les phases du cortex auditif et permettre un meilleur traitement des stimulations auditives, résultant en une meilleure compréhension du discours entendu.
Mais la réinitialisation de phase n'est pas uniquement observée dans les aires auditives et visuelles. Récemment, une étude chez le rongeur a montré l'importance de ce mécanisme pour l'intégration de stimuli visuo-‐tactiles au niveau du cortex somatosensoriel primaire (sieben et al, 2013). Les auteurs ont enregistré le signal de potentiel de champ local dans le cortex somatosensoriel primaire chez des rats anesthésiés. Deux types de stimulations pouvaient être appliquées à l'animal: des stimulations unimodales (correspondant à un flash lumineux ou une déflection de la vibrisse) et des stimulations bimodales (correspondant à la déflection de la vibrisse et au flash présentés simultanément). Ils ont montré que les stimulations bimodales engendraient des réponses oscillatoires plus importantes que les stimulations tactiles seules dans une large bande de fréquence (entre 0 et 100 Hz). Ces effets étaient liés à la réinitialisation des phases oscillatoires dans les bandes de fréquences thêta (4-‐12 Hz), bêta (13-‐30 Hz) et gamma (31-‐100 Hz) par les stimulations visuelles.
En somme, le mécanisme de réinitialisation de phase a surtout été observé entre les cortex sensoriels primaires (Lakatos et al, 2007) et pourrait servir à synchroniser les activités oscillatoires dans un réseau de régions cérébrales distribuées. Une synchronisation plus importante des activités neuronales dans les aires primaires faciliterait alors la transmission et l’intégration des informations multisensorielles dans les aires supérieures, résultant en une meilleure perception et des performances comportementales améliorées. Ces résultats sont en accord avec les données que j’ai présentées dans la première partie de l’introduction : les interactions impliquant différentes modalités sensorielles sont déjà présentes au niveau des cortex primaires. Ce type d'interactions corticales à "bas niveau" illustre l'importance du contexte dans le traitement du contenu sensoriel.
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3) Modulation attentionnelle et sémantique des activités oscillatoires observées en