Partie 2: enregistrements d'activité de PCL multisites dans une tâche
VI) Conclusion et perspectives: les perceptions sensorielles comme reflet d'une mémoire
Le cerveau a évolué pour apprendre et fonctionner dans un environnement où le comportement est souvent guidé par les informations en provenance de plusieurs sens. Les résultats que nous avons obtenus font écho à ce que nous avons vu dans le chapitre d'introduction : les interactions entre nos sens sont présentes dès les premiers niveaux de traitement de l'information et sont façonnées par l'apprentissage des liens entre les différentes modalités. Cette plasticité est primordiale pour calibrer les différents systèmes sensoriels pendant la période post-‐natale, mais elle reste présente à l'âge adulte pour s'adapter aux différentes relations entre modalités sensorielles présentes dans l'environnement (Stein et al., 2014).
Une perception sensorielle, qu'elle soit uni ou multimodale, est associée avec de nombreux processus cognitifs. Plusieurs études ont ainsi montré que l'activité des cortex sensoriels était modulée par la valence (Headley and Weinberger, 2013; Kay and Laurent, 1999) ou la prise de décision (Gire et al., 2013b; Haegens et al., 2011) liée à une stimulation. Mais les perceptions sensorielles mettent également en jeu des mécanismes de mémoires associatives liées aux différentes représentations des stimuli. Plusieurs études chez l'Homme (Gottfried et al., 2004b; Karunanayaka et al., 2015; Nyberg et al., 2000; Wheeler et al., 2000) et l'animal (Headley and Weinberger, 2015) ont montré que ces représentations sensorielles sont stockées dans les régions impliquées pendant leur encodage. Ces régions concernent à la fois les aires primaires et associatives. Cependant, les apprentissages uni et multisensoriels pourraient mettre en jeu des réseaux neuronaux différents (Shams and Seitz, 2008). Par exemple, la présentation d'un stimulus visuel déjà rencontré entrainerait une activation plus forte des seules structures visuelles concernées. En comparaison, un apprentissage multisensoriel audio-‐visuel impliquerait un réseau plus large de structures cérébrales, concernant les deux modalités. Le rappel d'un seul des composants de la paire multimodale serait alors suffisant pour entrainer une activation de l'ensemble du réseau. C'est ce que nous avons obtenu dans notre étude : la seule présence du son est suffisante pour activer l'ensemble du réseau BO-‐CP et Prh. Un tel résultat a été également observé chez l'Homme au cours d'un apprentissage de stimuli audio-‐visuel (Tanabe et al., 2005).
Les auteurs ont observé une augmentation de l'activité du cortex auditif après présentation de la stimulation visuelle, et réciproquement, une augmentation de l'activité des aires visuelles après présentation de la stimulation auditive. De plus, il est probable que les réponses cérébrales à différentes stimulations sensorielles varient au sein d'une aire corticale, suivant que ces stimulations fassent partie d'une mémoire uni ou multisensorielle. Une étude d'imagerie chez l'Homme a confirmé cette hypothèse. Les auteurs ont montré que des expériences audio-‐visuelles augmentaient la perception et facilitaient le rappel en mémoire même lorsque seule l'information visuelle est présente (Murray et al., 2005b). Et, les régions au sein du cortex occipital latéral, typiquement associées avec les processus de reconnaissance d'objets visuels, étaient plus activées pour les stimulations visuelles avec un passé multisensoriel.
Les oscillations, en particulier dans les bandes de fréquences basses comme le bêta, pourraient être primordiales pour organiser temporellement ces différents réseaux neuronaux et permettre une intégration optimale des différentes informations sensorielles. Ces rythmes sont également supposés favoriser des mécanismes de mémoire et permettraient le rappel rapide et efficace de l'ensemble des événements associés à une stimulation. D'après cette hypothèse, un réseau fonctionnel comprenant des régions distantes serait formé grâce à une activité oscillatoire commune initiée par le traitement d’un stimulus. Il se modifierait lors des présentations successives de ce même stimulus suivant les conditions d’apprentissage uni ou multisensoriel. Ce mécanisme serait particulièrement important au sein du système olfactif, qui organise son activité au travers de plusieurs rythmes oscillatoires, mais apparait moins important au niveau de A1, pour lequel la présence d’oscillations et leur fonction sont encore controversées chez l’animal. Toutefois, nos données ne permettent pas d’établir un lien causal entre la mise en place d'une oscillation de type bêta et la reconnaissance d'un "objet multimodal" comme dans le cas d'une association entre une odeur et un son. En d’autres termes, si l’on perturbe cette oscillation, peut-‐on altérer la représentation de l’objet audio-‐olfactif mémorisé ? La seule étude ayant montré une altération du comportement suite à l’abolition de l’oscillation a été réalisée chez l’insecte (Stopfer et al, 1998). Chez le mammifère, une telle expérience est difficile à mettre en œuvre. L’utilisation de souris transgéniques a permis d'étudier l'impact d'une modification des oscillations gamma sur le comportement (Nusser et al., 2001). Mais les mécanismes cellulaires de génération des oscillations bêta sont moins bien connus, et semblent plutôt nécessiter un réseau CP-‐BO intact (Martin et al., 2006). Il reste difficile d'imaginer un modèle de souris transgénique présentant une altération des oscillations spécifiquement dans la bande de fréquence bêta et au sein d'une structure, sans modification de la connexion entre ces structures, qui pourrait altérer le codage de l'odeur. Des outils tels que l'optogénétique pourraient permettre de disséquer davantage le rôle des oscillations. Cette technique innovante combine génétique et optique. Il est possible de faire exprimer une protéine sensible à la lumière, la channelrhodopsine, par un seul type cellulaire que l’on choisit. Nous pourrions cibler les cellules mitrales du BO et les cellules pyramidales du CP. Leur illumination à une longueur d’onde précise, par une fibre optique implantée, provoquera de façon très spécifique l’activation de la cellule qui les porte.
199 L’avantage de cette technique est non seulement de cibler les cellules stimulées, mais également de définir très précisément la séquence et la durée d’activation souhaitée. Grâce à cette technique, nous pourrions créer un lien son-‐odeur factice en activant les cellules du BO ou du CP pendant la présentation d’un son. Il devrait également être possible de modifier le rythme oscillatoire bêta au sein des aires olfactives lors de la perception de l’association son-‐odeur, comme cela a été réalisé dans le cortex somatosensoriel pour le rythme gamma (Cardin et al., 2009).
Les résultats de cette thèse montrent qu'il existe certainement des différences dans la manière d'intégrer les informations entre les sens physiques comme l'audition et les sens chimiques comme l'olfaction. Si les cortex olfactifs apprennent à répondre à un son, le cortex auditif primaire ne répond pas à l'odeur. Il serait intéressant de comparer nos résultats avec les mécanismes d'interaction multisensorielle impliquant un autre sens chimique: le cortex gustatif primaire. Ce cortex correspond à la partie antérieure du cortex insulaire. C'est un cortex multisensoriel, capable d'intégrer des informations visuelles, olfactives, auditives, tactiles et gustatives provenant des aliments mis en bouche en un percept unique: la flaveur. Les liens entre les cortex olfactif et gustatif sont indéniables. Les travaux de Joost Maier chez le rat ont montré que le CP répond à des stimulations gustatives (Maier et al., 2012). Et l'inhibition du cortex gustatif altère la réponse aux odeurs du CP, rendant les animaux incapables de reconnaitre des odeurs (Maier et al., 2015). De plus, si certains travaux ont étudié le PCL au sein du cortex gustatif, en lien avec la présentation de différents stimuli (Pavão et al., 2014), l'évolution de cette activité n'a pas été mesurée au cours d'un apprentissage. Nous pourrions imaginer un projet scientifique dans lequel nous mesurerions l'activité de PCL chez des rats durant une tâche de discrimination impliquant des odeurs et des stimulations gustatives. Ce projet nous permettrait de répondre à différentes questions : est-‐ce qu'une activité oscillatoire de type bêta peut être mise en évidence au cours de l'apprentissage d'une combinaison odeur-‐goût au sein du cortex insulaire et du CP? Cette combinaison odeur-‐goût implique-‐t-‐elle des réponses intégratives (supra ou sub-‐additive) au niveau neuronal? Le codage est-‐il modifié suivant le mode de présentation ortho ou rétronasal de l'odeur ? Ce projet ambitieux apporterait de nouveaux éléments dans la compréhension des processus multimodaux impliquant l'olfaction, notamment dans la construction de la flaveur des aliments.