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Le statut taxonomique de populations de ravageurs et d'agents de lutte biologique. 32

2. La gestion des introductions d'agents de lutte biologique (classique)

2.1. Le statut taxonomique de populations de ravageurs et d'agents de lutte biologique. 32

L'identification taxonomique des ravageurs et des agents de lutte potentiels constitue le premier pas dans la mise en marche d'un programme de lutte biologique classique. Des erreurs d'identification des espèces d'agents de lutte biologique ont conduit à des échecs lors des introductions. A titre d'exemple, des parasitoïdes s'attaquant au genre Chrysomphalus spp. (Hemiptera : Diaspididae) ont été introduits en Amérique du Nord pour contrôler Aonidiella

aurantii (Maskell) (Hemiptera : Diaspididae), qui était considérée comme appartenant au

même genre. L'opération a échoué car les parasitoïdes ne s’attaquaient pas à l'espèce cible. Des recherches ultérieures ont montré une erreur d'identification des espèces hôte à partir de laquelle ils avaient été découverts. De la même manière, une mauvaise identification de

Planococcus kenyae (LePelley) (Hemiptera : Pseudococcidae), au Kenya, a conduit à une

recherche infructueuse d'ennemis naturels, jusqu'à ce que l'on réalise que l'espèce cible était nouvelle et n'avait jamais été décrite. De même, la confusion entre Pseudococcus citriculus

Green (Hemiptera : Pseudococcidae), ravageur des agrumes en Israël, et une espèce proche,

Pseudococcus comstocki (Kuwana) (Hemiptera : Pseudococcidae) a conduit à la recherche

d'ennemis naturels en dehors du Japon, la zone d'origine du ravageur2.

La taxonomie traditionnelle basée sur l'identification de caractères morphologiques clés présente certains inconvénients de type pratique : le coût des identifications est élevé et la formation de spécialistes prend du temps et se raréfie. De plus, la taxonomie traditionnelle ne permet pas toujours d'accéder à certaines informations importantes en la lutte biologique tels que :

x L'isolement reproductif au sein des espèces utilisées en lutte biologique

Le concept biologique d'espèce (CBE) (Dobzhansky 1937, Mayr 1942) intègre la notion de barrières au flux de gènes entre les entités taxonomiques comme critère de spéciation. Ainsi, il définit les espèces comme des systèmes de populations dont l'échange de gènes est réduit ou évité en sympatrie, par des mécanismes biologiques. Des espèces cryptiques ou jumelles qui sont similaires, voire identiques, morphologiquement mais incompatibles pour la reproduction, peuvent exister au sein des espèces utilisées en lutte biologique. On peut citer, par exemple, le complexe Trichogramma minutum Riley (Hymenoptera : Trichogrammatidae) (Stouthamer et al. 2000, Pinto et al. 2003), des populations de Bracon hebetor Say (Hymenoptera : Braconidae) (Heimpel et al. 1997), des populations de Encarsia sophia (Girault & Dodd) (Hymenoptera : Aphelinidae) (Giorgini & Baldanza 2004), le complexe

Aphelinus varipes (Hymenoptera : Aphelinidae) (Chen et al. 2001) ainsi que de nombreux

autres exemples (Wu et al. 2004, Vickerman et al. 2004). Or, une étude théorique a montré que le lâcher d'une population incompatible reproductivement dans l'habitat d'une autre peut induire une dépression durable du taux d'accroissement de la population locale (Stouthamer et al. 2000). D'autres facteurs d'isolement reproductif tels que l'infection par Wolbachia, peuvent avoir en théorie un effet temporaire sur le taux de croissance des populations (Mochiah et al. 2002).

x La différenciation écologique au sein des espèces utilisées en lutte biologique Pour traiter des questions d’isolement reproductif et de spéciation, Templeton (1989) a introduit le concept d’espèce cohésive. Pour appartenir à la même espèce, des individus

doivent partager plusieurs types de caractères de nature différente, liés à la niche écologique, au pool génétique et/ou à la compatibilité. Des critères biologiques et écologiques tels que l'habitat, la spécificité, la réponse à des facteurs climatiques peuvent aussi être utilisés pour distinguer des statuts d’espèces, de sous-espèces ou de populations (revu par Templeton 1998 et Bock 2004). La nature des catégories taxonomiques définies en fonction de concepts écologiques (i.e. des espèces cryptiques, des biotypes, des races d'hôte et des populations) est l'objet d'un long débat que nous ne discuterons pas ici. Néanmoins, des différences écologiques au sein des espèces d'agents de lutte biologique et des ravageurs, pouvant influencer le succès des opérations, ont été reportées. Mochiah et al. (2001) ont montré des différences entre populations de Cotesia sesamiae (Cameron) (Hymenoptera : Braconidae) pour leur capacité à se développer sur plusieurs hôtes présents en sympatrie. Fumanal et al. (2004) ont montré des différences pour l'acceptation de la plante hôte, entre populations de

Ceutorhynchus assimilis (Paykull) (Coleoptera : Curculionidae), agent de lutte biologique

contre la plante adventice Lepidium draba (Brassicacées). En ce qui concerne les ravageurs, à titre d'exemple, Hufbauer & Via (1999) ont montré des différences entre populations du puceron Acyrthosiphon pisum Harris (Hemiptera : Aphididae) pour leur résistance vis-à-vis du parasitoïde Aphidius ervi Haliday (Hymenoptera : Braconidae).

2.2. La spécificité des agents de lutte biologique

La spécificité est souvent citée comme un des critères de sélection d'agents de lutte biologique (Hoy 1994). Les agents de lutte biologique spécifiques sont considérés comme plus sûrs pour une introduction car engendrant des effets non intentionnels moindres sur d’autres espèces de la communauté. Ils sont considérés comme plus efficaces car, du fait de leur coevolution avec l'hôte, ils sont supposés être plus performants pour rechercher et tuer leur hôte ainsi que pour profiter des ressources fournies par l’hôte en termes de croissance et de reproduction (Ebert 1994 et 1998, Hufbauer & Roderick 2005, mais voir Kniskern & Rausher 2001). La conclusion de la plupart des études renforce l'hypothèse qu'un agent de lutte biologique efficace et sûr doit être spécifique (revu par Louda et al. 2003). Cependant, une grande partie des succès en lutte biologique a été réalisée à l'aide d'organismes dits généralistes comme c’est le cas des parasitoïdes du genre Trichogramma ssp. (Smith 1996). Stiling & Cornelissen (2005) ont réalisé une méta-analyse sur 94 agents de lutte biologique étudiés durant les 10 dernières années, dont 39 % spécialistes (la plupart des parasitoïdes n’appartenant pas au genre Trichogramma ssp.) et 61% généralistes (la plupart des prédateurs et des nématodes). Leur étude montre que les agents de lutte généralistes tendent à être plus

efficaces que les spécialistes.

Cependant, la classification des espèces pour leur spectre d'hôte (i.e. spécialistes, généralistes et oligophages, entre les deux) est souvent ambigüe. Il existe souvent des différences entre le spectre d’hôte potentiel et réalisé, c'est-à-dire entre les espèces qui pourraient éventuellement être attaquées et celles qui le sont réellement. De nombreuses sources d’erreur peuvent confondre les spectres d'hôte, c'est le cas entre autres, des variations des conditions environnementales, de la synchronie phénologique entre l'agent de lutte et le ravageur, des capacités de dispersion et de la préférence d'habitat, (Louda et al. 2003). La mauvaise identification des espèces non cibles dans la zone d’introduction peut aussi être source d’erreurs dans l’évaluation des effets indirects. Plusieurs auteurs s'accordent en effet sur l'importance de définir les spécificités des agents de lutte biologique vis-à-vis de taxons apparentés à l’espèce de ravageur cible (Futuyma et al. 1995, Kopf et al. 1998, Briese 2003). Le spectre d'hôte d'un agent de lutte biologique reste souvent limité à un ou quelques genres au sein d'une famille d'hôtes. Des espèces natives très proches taxonomiquement de l'espèce cible seront probablement les plus affectées (Louda et al. 2003). Dans l'avenir, l'outil moléculaire, qui devient de plus en plus accessible, aidera certainement à améliorer ces aspects taxonomiques.

Le rôle de la spécificité des agents en lutte biologique a été l’objet d’une longue discussion au sein des communautés de scientifiques et pratiquants de la lutte biologique. Chang et Kareiva (1999) ont revisité ce débat et concluent que les agents de lutte biologique généralistes indigènes représentent une alternative complémentaire aux spécialistes exotiques pour la prévention contre l'explosion démographique des populations de ravageurs. En effet, les agents de lutte biologique généralistes peuvent profiter d’autres sources de nourriture que le ravageur, et ainsi se maintenir dans des périodes où les densités de ravageur sont faibles voire nulles. Des hôtes autres que le ravageur leur permettent de se maintenir dans le milieu sauvage, notamment hors saison de culture (Khan et al. 1997, Polaszek 1998). De ce fait, leur action peut être plus précoce que celle des agents spécialistes. Dans ce sens, l'action des agents de lutte généralistes et spécifiques pourraient être complémentaires, et contribuer toutes deux au contrôle des ravageurs. Les généralistes seraient utilisés en prévention et les spécialistes, en "traitement d’urgence" (Chang et Kareiva 1999). Au cours du siècle dernier, les pratiques n’ont pas favorisé ces stratégies de prévention à l’aide de généralistes locaux pouvant contrôler l’espèce invasive. Les introductions d’agents de lutte spécialistes ont

constitué la pratique de lutte biologique la plus courante (depuis 1888, plus de 5000 introductions ont été reportées, Louda et al. 2003) peut-être au détriment des autres formes de lutte biologique (conservation et augmentation). Cette situation pourrait évoluer avec la prise de conscience des risques liés aux introductions biologiques (Simberloff & Stiling 1996, Vitousek et al. 1996, Wajnberg et al. 2000, Louda et al. 2003). Les introductions d'espèces exotiques, pouvant devenir des espèces invasives et affecter la biodiversité native, seront de plus en plus limitées. Des études sur l'importance de la conservation et l'augmentation d'ennemis naturels indigènes pour la gestion de ravageurs seront certainement favorisées dans l'avenir.