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Le statut des résidents noirs en France

Chapitre 3 Durant ce temps-là, en France métropolitaine

3.3 Le statut des résidents noirs en France

Nous avons présenté au chapitre précédent le fonctionnement de l’esclavage dans les colonies de l’empire et la place qu’avaient les Noirs, libres ou métis, dans la société coloniale et comment les chercheurs ont traité ces thèmes. Dans cette section, nous nous concentrerons plutôt sur le cas des Noirs qui se trouvaient dans la métropole au XVIIIe siècle, un sujet qui

commence à susciter l’intérêt des historiens à la fin du XXe siècle.

Dans l’ouvrage que nous avons précédemment présenté (dans les sections sur les Noirs libres et la justice royale, entre autres) de Pierre Pluchon, Nègres et Juifs au XVIIIe siècle. Le

racisme au siècle des Lumières (1984), l’auteur accorde un chapitre entier au statut des Noirs

et des métis en France après avoir présenté le procès du juif Isaac Mandès France dont les

60 Ibid. L’historien Jeremy D. Popkin, dans You Are All Free (Cambridge, 2010), explique que les succès rencontrés par les abolitionnistes en 1793-1794 sont fragiles étant donné que l’abolition n’est pas un sujet populaire en France, contrairement à la Grande-Bretagne où toute la population était concertée grâce aux débats qui durèrent plusieurs années. Par ailleurs, les succès des abolitionnistes sont majoritairement dus à la pression exercée par la révolte d’esclaves de Saint-Domingue. Comme l’explique Popkin, le fait que tout cela se soit déroulé rapidement dans le cas de la France fait en sorte que le soutien qu’avaient les abolitionnistes était fragile (p. 377).

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esclaves, Pampy et Julienne, réclamaient la liberté. À partir de ce procès, Pluchon a décidé d’étudier le statut des Noirs en France, thème qu’il a dû défricher puisqu’il existait alors peu d’études sur le sujet62. Dans cet ouvrage, l’auteur explique dans un premier temps, à travers

l’histoire du procès, le privilège associé à la terre de France qui accordait la liberté à chaque esclave qui y posait le pied. Pluchon, en se basant sur de nombreuses correspondances provenant des colonies, affirme que les planteurs protestèrent souvent contre cette façon de faire qui libérait leurs esclaves63. La France, pour des raisons économiques et sous la pression

des planteurs qui voulaient amener leurs esclaves avec eux, a mis fin à cette politique de libération associée au sol français64.

Pluchon explique, par la suite, les endroits où nous pouvions retrouver des Noirs en France au XVIIIe siècle (généralement autour des ports associés à la traite, mais nous les retrouvons aussi à Paris) et quels types d’emplois ils pouvaient occuper (généralement domestiques, même si certains apprirent des métiers : cuisiniers, charrons, forgerons, charpentiers, nourrices, etc.). L’auteur affirme que les Noirs étaient généralement bien acceptés au sein de la population (il ne relate qu’une seule manifestation de mécontentement concernant les domestiques de Bordeaux qui se plaignaient que les Noirs volent leurs emplois). Ainsi, l’ouvrage de Pluchon reste un bon point de départ pour qui veut étudier l’évolution de la réglementation concernant les Noirs en France ainsi que la mise en place d’une police des Noirs. Par ailleurs, l’étude faite par Pluchon nous permet de mieux comprendre la composition de la population française, mais aussi les rôles occupés par les gens de couleur au sein de cette population. Il a été l’un des premiers historiens à écrire sur les Noirs en France et à s’attaquer au mythe national prétendant qu’il n’y a jamais eu d’esclaves en France.

62 D’ailleurs, quand nous nous référons aux notes de ce chapitre, nous nous apercevons que Pluchon a consulté un seul ouvrage concernant les Noirs en France (Léo Élisabeth, Les problèmes des gens de couleur à

Bordeaux sous l’Ancien Régime (1716-1787). Mémoire de la Faculté des Lettres de Bordeaux, 1955).

63 Pierre Pluchon, Nègres et Juifs au XVIIIe siècle… p. 118.

64 Pluchon présente entre autres les édits de 1716 et de 1738 qui étaient très contraignants pour les esclaves (Ibid., p. 121-124).

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En 1996 paraissait l’ouvrage de Sue Peabody, "There Are No Slaves in France": The

Political Culture of Race and Slavery in the Ancien Régime65 dans lequel elle s’intéresse au

statut l’égal qu’avaient les Noirs qui vivaient en France avant 1789. Ainsi, elle reprend les interrogations de Pierre Pluchon pour les pousser plus loin, non seulement à partir de nouvelles sources, mais en interrogeant un des mythes fondateurs de la France. Cette idéologie rattachée à la terre de France se situe à une époque, le XVIIIe siècle, où la France est, dans ses colonies,

fortement engagée dans l’institution de l’esclavage et où, en métropole, de nouveaux discours politiques se basant sur la liberté, l’égalité et la citoyenneté voient le jour66. Elle recherche

aussi les origines, les manifestations et les conséquences de l’idée que chaque esclave qui pose le pied sur le sol métropolitain devient libre. Autrement dit, le mythe de la terre de France comme étant une terre de liberté était, encore récemment, un élément important de l’idéologie nationale française67.

Peabody base son étude sur un vaste ensemble de sources qui comprend des édits royaux, de la réglementation administrative, des déclarations, des cas judiciaires et de la correspondance pour expliquer comment et pourquoi évolue, tout au long du XVIIIe siècle, la

législation française entourant les gens de couleur qui vivaient dans l’hexagone. Pourtant, la population noire, libre ou esclave, n’a jamais été très élevée en France, n’atteignant que 5 000 individus environ68. Alors, comment expliquer que la réglementation se fait de plus en plus

sévère à mesure que le XVIIIe siècle avance et que les administrateurs, dans les années 1760,

commencent à voir la population de Noirs comme étant un problème social majeur? L’ouvrage mentionne aussi les conflits qu’il pouvait y avoir entre les différents organes juridiques concernant la question des Noirs en France69.

65 Sue Peabody, "There Are No Slaves in France": The Political Culture of Race and Slavery in the Ancien

Régime, New York, Oxford University Press, 1996, 210 pages.

66 Ibid., p. 3.

67 Peabody relate, dans son introduction, une anecdote concernant l’un de ses séjours de recherche à Paris. Une logeuse à qui elle a expliqué son sujet de recherche (le cas des esclaves noirs en France), lui a affirmé qu’elle devait se tromper parce qu’il n’y a jamais eu d’esclavage en France.

68 Peabody, "There Are No Slaves in France"…, p. 4.

69 Ce sujet est aussi abordé par Pierre H. Boulle dans Race et esclavage dans la France de l’Ancien Régime (2007). Durant cette période, le parlement de Paris continuait d’affranchir les esclaves qui demandaient leur liberté tandis que l’Amirauté de France mettait en place un nouveau code qui mettait fin à la manumission et aux mariages interraciaux et demandait l’enregistrement de tous les gens de couleur en France

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En présentant le cas de Jean Boucaux70 (esclave ayant gagné sa liberté et 4 200 livres

en dédommagement), Peabody explique que le principe de liberté attribué à la terre de France a permis à la plupart des esclaves qui demandaient leur liberté d’être affranchis. Toutefois, les édits royaux de 1716 et de 1738 eurent pour effet d’entraver ce processus. Ces réglementations répondaient aux demandes des planteurs désireux de se rendre en France avec leurs esclaves sans voir ceux-ci gagner leur liberté aussitôt débarqués du navire. Avec le premier édit, les maîtres devaient inscrire leurs esclaves à leur arrivée sans quoi ils regagnaient leur liberté. Le second édit était déjà plus limitatif et limitait la durée de séjour des esclaves à trois ans et s’ils n’étaient pas enregistrés, ils ne retrouvaient pas leur liberté et étaient renvoyés dans les colonies. Toutefois, cela se radicalise dans les années 1760 avec l’intégration de la question de la race dans la législation. On craignait la contamination de la population française en raison de « l’augmentation » du nombre de Noirs en France71. Selon Peabody, l’évolution des

attitudes et de la législation72 est due à deux facteurs : le développement d’un racisme

scientifique au sein de l’élite et la pression des planteurs qui se plaignaient que les esclaves vivant en France revenaient avec des idées d’égalité et de liberté73.

L’ouvrage de Peabody qui présente de nombreuses législations et plusieurs cas judiciaires dans lesquels ces lois furent appliquées est un travail remarquable en ce qui a trait à l’histoire législative française sur le statut des Noirs résidants en France. Par ailleurs, cet ouvrage nous permet de mieux comprendre la culture politique du XVIIIe siècle : une culture

où l’élite de la société prédomine74. Grâce à la présentation que fait Peabody de l’évolution de

la législation, nous pouvons mieux comprendre comment le racisme s’est fusionné à cette législation au fil du XVIIIe siècle.

Pierre H. Boulle, dans Race et esclavage dans la France de l’Ancien Régime (Perrin, 2007), consacre deux parties de son livre, qui est une collection de ses articles, à ses dernières

70 Peabody, "There Are No Slaves in France"…, p. 23-56.

71 Ibid., p. 73-74. Comme il l’a déjà été mentionné, la population noire ne dépassait pas 5 000 individus. 72 Le décret royal de 1777, par exemple, avait pour objectif de freiner l’arrivée de Noirs en France et d’encourager

l’intégration de la population noire qui restait en France.

73 Boulle, comme nous l’expliquerons plus loin, présentera les mêmes arguments pour expliquer le durcissement des lois concernant les gens de couleurs.

74 Par ailleurs, comme nous l’avons expliqué dans le premier chapitre, le racisme, au XVIIIe siècle, était concentré au sein de l’élite. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’il commencera à s’insinuer au sein d’autres couches de la société.

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recherches qui avaient pour étude le cas des non-Blancs et des esclaves en France75. Il a permis,

tout comme ceux qui se sont concentrés sur les liens entre la France et l’esclavage, de démentir le mythe voulant qu’il n’y ait pas eu d’esclaves en France. Dans un premier temps, l’auteur présente, à partir d’un article publié en 2006, la position de la législation française à l’égard des gens de couleur en France qui mena au décret royal du 9 août 1777. Dans un second temps, Boulle présente la place des non-Blancs en France à la fin du XVIIIe siècle. Dans cette partie,

Boulle dénombre les gens de couleur demeurant à Paris et les occupations qu’ils avaient. Ainsi, il présente la diversité ethnique (il y avait des non-Blancs qui provenaient de l’océan Indien) de la France à la fin du XVIIIe siècle.

Boulle s’est également intéressé aux tensions qu’il y avait entre les différents organes du pouvoir en présentant différents cas où des demandes de liberté furent présentées par des esclaves à la Lieutenance générale de police de Paris dont les décisions de cette instance ont été contestées par l’Amirauté de France76. Ces tensions menèrent à une réforme de la

législation à la fin de la décennie. Boulle rejoint Pluchon et Peabody en affirmant que par la suite c’est la pression des planteurs voulant amener leurs esclaves avec eux en France sans les perdre qui transforma, peu à peu, la législation française. Toutefois, c’est la pression des planteurs qui voulaient amener leurs esclaves avec eux en France sans qu’ils les perdent parce qu’ils regagneraient leur liberté qui transforma, peu à peu, la législation française77. Dès 1738,

les métropolitains craignaient qu’une communauté noire semi-permanente se développe et un nouvel édit royal limitant celui de 1716 fut donc émis78.

75 Pierre H. Boulle, Race et esclavage dans la France de l’Ancien Régime, Paris, Perrin, 2007, p. 12.

76 Pierre H. Boulle, « La législation sur les résidents noirs ». Traduit et révisé de « Racial Purity or Legal Clarity? The Status of Black Residents in Eighteenth-Century France », The Journal of the Historical Society, t. 6, no 1, mars 2006, p. 19-46. Dans Boulle, Race et esclavage…, p. 85-88.

77 Ibid., p. 88-89. Boulle présente le mémoire du maire de Nantes (port français le plus impliqué dans l’esclavage), Gérard Mellier, qui, suite aux pressions des planteurs, affirme que les esclaves devraient pouvoir venir dans la métropole pour être instruit. Toutefois, les esclaves devaient être déclarés par leurs maîtres et devaient rester en France pour une période déterminée. Les esclaves pouvaient se marier, avec le consentement de leur maître, et les enfants étaient déclarés libres. Ainsi, cela menait à une nouvelle forme de manumission. Ces recommandations de Mellier seront mises en application dès l’édit du roi d’octobre 1716.

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Dans un texte datant de 2005, Boulle s’intéresse aux non-Blancs en France suite au recensement de 177779. Comme le rappel Boulle, la déclaration royale de 1777 interdisait

l’entrée de Noirs, esclave ou non, en France. Ceux qui vivaient déjà en France devaient s’enregistrer sous peine d’être renvoyés aux colonies et cette législation prévoyait la création de « dépôts des Noirs » dans les ports pour placer les Noirs qui arrivaient des colonies avant de les renvoyer80. Selon les données utilisables que Boulle put consulter dans les archives, il

estime que la population de gens de couleur en France suite au recensement de 1777 se chiffrait à 2 053 individus auxquels pourraient s’ajouter 189 autres dont le statut de résidence est incertain81. Même si les gens, à l’époque, estimaient la population noire à 4 000 ou 5 000

individus, cela représentait une faible proportion d’individus par rapport à la population blanche et cela amène Boulle à affirmer que ce n’est pas la crainte de l’augmentation du nombre de Noirs qui mena au décret de 1777 qui interdisait entre autres l’entrée, en France, de nouveaux Noirs, mais le fait que les attitudes coloniales ont été transférées dans la métropole82.