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Statut historique de la femme antillaise

6. La femme antillaise

6.1 Statut historique de la femme antillaise

Nous avons évoqué, auparavant, le portrait tant physique que psychologique du personnage féminin dans le roman sentimental antillais en comparaison avec l’héroïne du roman Harlequin. Les nombreuses différences recensées nous permettent

de supposer que les caractéristiques spécifiques de la personnalité et de l’existence de l’héroïne des romans sentimentaux antillais tendent vers une signification plus large que la simple originalité romanesque. Nous constatons, de plus, une inégalité quantitative entre les personnages féminins et masculins. La quasi absence des personnages masculins sous-entend implicitement un décalage ou une déresponsabilisation de la gente masculine en ce qui concerne certains aspects du quotidien antillais et délègue, du même coup, devoirs et responsabilités à l’héroïne. « Le personnage féminin est d’autant plus décisif que les personnages masculins sont inconsistants ou sans envergure. »146 La position de la femme dans le récit n’en est que plus déterminante.

L’histoire de la femme aux Antilles est révélatrice des défis constants qui, encore aujourd’hui, font partie de son quotidien, lui faisant craindre sans cesse un retour en arrière. Puisque la femme est l’une des dernières à profiter du progrès aux Antilles, elle se retrouve fréquemment responsable de la transmission des valeurs ancestrales et est accablée par le gouffre qui la sépare de l’ère moderne. Longtemps la femme n’a eu accès qu’à une éducation se limitant à la bonne tenue d’une maison.

Tout ce qui touche à la femme noire est l’objet de controverse. L’Occident s’est horrifié de sa sujétion à l’homme […]. À l’opposé, une école d’Africains n’a cessé de célébrer la place considérable qu’elle occupait dans les sociétés traditionnelles, […] l’introduction de l’école européenne, française comme anglaise, a porté un coup fatal à cette ‘civilisation de femmes’ […]. Comme dans un premier temps, cette école était réservée aux garçons, elle a introduit plus qu’un fossé entre ‘lettrés’ et

146 Ange-Séverin Malanda, Passages II, − Histoire et pouvoir dans la littérature antillano-guyanaise,

‘illettrées’, une division radicale entre les deux sexes. Très vite, les femmes moins instruites ont été considérées comme des freins à la nécessaire ascension sociale tandis que s’imposaient des idéaux auxquels d’abord elles ne pouvaient s’identifier. De façon contradictoire, on lui demande de rester la détentrice des valeurs traditionnelles et de représenter le rempart contre l’angoissante montée du modernisme alors que la société tout entière est engagée dans la course au progrès. Quand elle cède au vertige général, ce qui est fréquent, on l’accable.147

La femme se retrouve alors coincée entre l’arbre et l’écorce, entre le caractère conservateur de son rôle traditionnel et la nécessité de s’engager dans la voie moderne, ce qui lui vaut parfois l’étiquette de traîtresse ou de faible. Cette posture impossible expliquerait peut-être l’intérêt des auteurs à écrire sur la femme et à l’inscrire comme dépositaire d’un passé qu’elle s’efforce de hisser dans la modernité. Cette position inconfortable l’oblige à aller de l’avant, à ruser, à se solidariser, et surtout, à réévaluer les normes et les préconçus. Nous avons mentionné que la majorité de nos héroïnes sont des femmes ayant subi de sévères sévices tant physiques que moraux. Si certaines n’ont pas trouvé l’oasis d’un amour heureux, aucune d’entre elles n’a abandonné, ne s’est laissé aller au désespoir. La femme antillaise est plurielle; elle ploie sous une forte tradition qui freine son allant, doublée d’un infatigable essor intérieur. Un proverbe antillais la célèbre d’ailleurs ainsi : « ‘Fem-n cé chataign, n’hom-n cé fouyapin’, c’est-à-dire ‘La femme, c’est une châtaigne, l’homme c’est un fruit à pain.’ »148 Le châtaignier et l’arbre qui porte le fruit à pain se ressemblent tant par leur feuillage que par l’aspect de leurs fruits. Or, à

maturité, le châtaignier donne des fruits à l’écorce dure qui se conservent longtemps, tandis que le fruit à pain mûr se répand en une poudre blanche et fétide. Ce proverbe de la tradition populaire souligne ainsi la capacité de résistance de la femme, son aptitude à rebondir face au malheur, à survivre, mieux qu’un homme, aux épreuves de la vie.

Les protagonistes des romans à l’étude sont, en quelque sorte, des châtaignes, des combattantes, voire des survivantes. Elles détiennent, par ailleurs, cette énergie vitale héritée de leurs ancêtres. Il existe en effet, dans l’histoire antillaise, l’exemple de quelques héroïnes dont on tait trop souvent le nom et l’influence. Pensons notamment à la Mulâtresse-Solitude, qui s’est fait connaître en Guadeloupe, ou à la marronne jamaïcaine Nanny of the Maroons. Ces deux femmes ont joué un rôle déterminant dans la lutte pour l’abolition de l’esclavage. Elles ont rallié les troupes, encouragé les leurs à non seulement exiger la liberté et le respect de leur nature humaine, mais à l’imposer. Ces femmes que les récits légendaires ont transformées en personnages mythiques courageux ont une descendance. De leurs voix, l’écho se fait encore entendre aujourd’hui par le biais des récits, tant oraux qu’écrits. Et leur élan se répercute dans la fougue et l’impulsion des héroïnes des récits à l’étude, leur conférant à la fois le rôle de leader mais aussi celui de dépositaire des traditions. De ce fait, elles participent non seulement à leur propre quête identitaire mais aussi à la construction identitaire sociale. Voilà pourquoi leur trajectoire individuelle rejoint celle de la collectivité en s’inscrivant dans un discours didactique ciblant les passions

du cœur. Les femmes ne sont plus uniquement des matrices, elles sont des modèles dont on s’inspire.