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La confidente du roman sentimental canonique et l’aïeule du roman antillais sont toutes deux des alliées de l’héroïne et se rejoignent dans leur fonction de conseillère. Dans le roman conventionnel occidental, la confidente aura une présence discrète. Peu importe qu’elle soit une amie d’enfance, une collègue, une compagne de

101 Simone Schwarz-Bart, ibid., p. 147. 102 Simone Schwarz-Bart, ibid., p. 79.

classe ou une colocataire, elle sera toujours prête à aider l’héroïne, disposée à l’écouter, à la rassurer, à lui prodiguer des conseils, à la consoler, etc. Issue d’un milieu modeste, la confidente est généralement une jeune femme qui se distinguera par ses nobles valeurs morales bien plus que par ses qualités physiques. Elle n’apparaît souvent qu’au début du roman, suggérant à l’héroïne de faire confiance au héros ou de se méfier de celui-ci. Dès lors qu’elle lui a fait part de ses intuitions, elle disparaît du récit, laissant l’héroïne gérer ses états d’âme.

Bien que la confidente exerce un rôle similaire dans le roman sentimental antillais, ses attributs de même que certains aspects de sa fonction diffèrent. Tout d’abord, le rôle de la conseillère est généralement incarné par une vieille femme. Il peut s’agir de la grand-mère de l’héroïne, comme c’est le cas pour Sapotille, chez Lacrosil et de Télumée, chez Simone Schwarz-Bart, ou d’une autre figure d’autorité telle la mère supérieure Yvonne dans le roman de Marie-Sainte ou encore une aïeule avec qui l’héroïne se sent en confiance, comme Man Cia, la guérisseuse, par exemple, ou la marraine de Cristalline. Lorsque l’aïeule assume ce rôle, la fonction du personnage dépasse alors celui de simple conseillère. En effet, la vieille femme suggère des pistes à suivre mais elle apporte également à sa protégée un savoir susceptible de l’aider à trouver son chemin. Son rôle « est d’amener l’enfant à prendre conscience de la richesse contenue dans « son corps vivant » et de l’offrir aux autres. »103 Elle se fait la voix de transmission entre le passé et le futur et dévoile à la jeune fille des pans de l’histoire antillaise, lui expliquant parfois ses propres

comportements, les jalousies, les réactions des uns et des autres, les injustices subies, les actes manqués, etc.

Te voilà donc en âge de comprendre ! [… Tes] aïeux, Sapotille…, ils en ont vu d’autres. C’étaient des esclaves. Il est temps que tu saches! C’est à moi de te le dire, comme fit pour moi ma grand-mère Élodie. À ton tour, tu renseigneras, quand tu seras vieille, ton petit-fils. N’oublie pas. Écoute.104

C’est ainsi que la grand-mère révèle à Sapotille son histoire. Dépositaire du passé, elle se fait un devoir de communiquer ses connaissances à sa petite-fille. Il s’agit de plus d’une leçon de courage puisque Sapotille apprend, en effet, les violences infligées à ces ancêtres. La grand-mère suggère à Sapotille d’endurer les sévices des religieuses dans le but de profiter de l’éducation pour mieux s’en sortir, lui transférant par le fait même, la force, la détermination et la volonté ancestrales.

En même temps, la grand-mère ou la Da révèle à l’héroïne un savoir qui s’étiole : les légendes, les contes, le savoir des plantes médicinales, les recettes, les chansons, etc. L’héroïne reçoit ainsi les conseils empathiques d’une femme de sagesse mais également des leçons de vie, des leçons sur sa propre vie et un bagage culturel et social qu’elle pourra transmettre à son tour. « Hélas ! ma chatte, trop de bijoux, garde-manger vide. […] On doit écouter les paroles des personnes les

z’autres-fois, Cristalline, quand on ne veut point voguer au gré des flots… »105. De plus, le personnage de l’aïeule devient, dans plusieurs cas, un prétexte pour évoquer certaines réalités typiquement antillaises : fébrilité des marchés publics, réjouissances

104 Michèle Lacrosil, op. cit., p. 113. 105 Thérèse Herpin, op. cit., p. 157.

des célébrations de mariage, corvées de manioc ou veillées mortuaires. Nous ne croyons pas qu’il s’agisse-là d’un simple relent de la littérature exotique puisqu’il n’a plus de raison d’être, le lectorat étant majoritairement antillais. Puisque l’expression de la culture antillaise est traditionnellement en grande partie orale, nous postulons que cette intégration de faits culturels constitue un effort d’inscription dans la fiction de ces mêmes faits, une sorte de tentative d’assurer la pérennité de la culture orale. L’on note cependant que ce désir de « marquer la parole »106 se manifeste davantage dans les récits enchâssés. Ces récits, sur lesquels nous reviendrons, ponctuent la majorité des romans à l’étude.

Il convient de souligner, par ailleurs, que le rôle de conseillère n’est pas toujours investi par un personnage. Puisque l’héroïne est généralement un être solitaire, volontairement ou non, elle se retrouve fréquemment seule face aux obstacles. Elle effectue donc un travail d’introspection par la réflexion mais également par la transposition, sur papier, de ses angoisses et de ses appréhensions. L’autobiographie, la correspondance, le journal intime et le roman sont quelques-uns des médiums par le biais desquels l’héroïne trouve les conseils recherchés. Elle devient, pour ainsi dire, sa propre confidente, son propre soutien. « – Ton journal ? […] Sapotille, fais-moi voir ? […] – non. Il s’agit de choses dont je n’aime pas parler. Ce sont des choses que tu sais, d’ailleurs : le plus souvent, je rumine mon enfance ; je

m’en débarrasse sur ce papier, […]. »107 Les romans à l’étude attribuent donc à l’écriture une propriété thérapeutique. Elle soulage l’héroïne d’un fardeau qu’elle ne peut porter seule, permettant de se distancier de la réalité, de réfléchir sur ses actions passées et ses choix futurs, comme pour Fanny, l’héroïne de Carbet. « Creuser dans sa conscience. Douloureusement. Comme avec les mains nues dans la terre. Faire face à la vérité. […] Il faut liquider le passé. […] Reprendre son cahier. »108 Cette introspection est également symbolique des capacités intellectuelles de l’héroïne et suggère, par le fait même, que la femme est ce « tambour à deux faces » dont parle la grand-mère de Télumée. La femme possède donc les ressources nécessaires à sa survie et à sa réalisation. C’est ainsi que, à travers ses écrits, Fanny, par exemple, prend conscience de la nécessité de se pardonner pour entrevoir la possibilité d’une relation saine avec Marc, que Sapotille découvre la vérité sur son enfance : le racisme, les injustices, les mensonges, les rivalités et la cruauté des castes, que Marianne, dans le roman de Carbet, entrevoit la naissance d’un nouvel amour, un dépassement de la passion, de même que l’importance de la transmission du savoir aux jeunes générations, la nécessité de conserver un lien vivant entre ces deux mondes, de révéler les actions et les prises de position des ancêtres « comme si, de leurs faiblesses, pouvaient […] venir des forces, et de leurs erreurs, des enseignements. »109 Le rôle de la confidente du roman sentimental antillais s’étend ainsi au-delà de la fiction romanesque. Les conseils distribués, les connaissances

107 Michèle Lacrosil, op. cit., p. 78.

108 Marie-Magdeleine Carbet, Au péril de ta joie, pp. 66-67.

transmises s’adressent autant au lectorat qu’à l’héroïne. Cette fonction, qu’elle soit remplie par la figure de l’aïeule ou une activité d’écriture, a une incidence qui dépasse la sphère littéraire ; elle rejoint le quotidien du lectorat.